La liberté de marcher / Henri David Thoreau

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

En cette fin de journée toute bleue, je glissais au fond de mon sac à dos ma gourde, trois pains au chocolat et  rejoignais avec impatience mon ami le Séquoia. Direction  la cale de Beautour, puis le port de Vertou. Les barrières étaient rangées sur le côté. Les rubans jaunes avaient disparu. Je respirais. Enfin, nous étions libres de marcher au gré de nos envies. Pour la deuxième fois, après ce mardi 12 mai 2020 inoubliable,  je marchais sur le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle qui se situait à 1500 kilomètres de la cale de Beautour. Une heure trente de marche, aller-retour. De nouveau, je croisais de nombreux cyclistes, des joggeuses et joggeurs, des marcheuses et marcheurs, des enfants avec leur papa ou avec leur maman, ou avec les deux, chaque être itinérant allant au rythme et avec le moyen de locomotion de son choix, les pieds, le vélo, la poussette… Les parties de pétanque avaient repris sur la cale de Beautour. Les joueurs étaient moins nombreux et plus espacés ce vendredi soir. Chaque joueur avait son terrain et jouait contre lui-même avec ses boules et son cochonnet. C’est alors que je découvrais cette nouvelle pancarte suspendue à un piquet : « Tout rassemblement au-delà de dix personnes est interdit sous peine de sanction ». La prudence était de mise. La joie des retrouvailles serait pourtant difficile à contenir ce week-end estival annoncé.

J’aimais ce nouveau chemin que j’avais découvert il y a quatre jours. Ce chemin était bordé de bois et de prairies humides où vivaient, heureux, les vaches, les chèvres, les oiseaux, et sans doute, bien d’autres animaux. Une vaste étendue sauvage longeant la Sèvre inaccessible à toute construction. En contre-haut, sur les terrains habitables, de jolies demeures y avaient trouvé place, en harmonie avec l’environnement, donnant à ce pays discret un air de Provence et de vacances. Je retrouvais, en arrivant au port de Vertou, le fleuve sauvage de la Sèvre, serpentant, tantôt avec douceur, tantôt avec vigueur,  au rythme des marées.

Je songeais à Henry David Thoreau. J’avais fait sa connaissance durant la guerre, en lisant son livre « Marcher ».

« Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société ». (1)

Un « habitant ou une partie intégrante de la nature ». Cette idée de me sentir appartenir à la nature plutôt qu’à la société, me plaisait bien, et me permettait de considérer la vie d’un autre point de vue fort intéressant. Je faisais partie du monde des vaches, des chèvres, des oiseaux et de bien d’autres animaux, comme je faisais partie du monde des prairies, des bois, des rivières, de toute cette richesse et cette diversité de faune et de flore. Il me restait à découvrir mes semblables, leurs langages, leurs coutumes.

« Le jour d’avant ne serait pas comme le jour d’après ». Sur BFMTV, on ne parlait que de la reprise de la vie économique, produire et consommer. La Presse, elle, faisait grève. Plus aucun journal, ni au Tabac-Presse de Beautour, ni au Tabac-Presse de Sèvre.  J’étais à l’avant-dernière étape de mon bilan de compétence : « Les enquêtes Métiers ». Et, à l’aube d’un nouveau monde, j’avais découvert ce merveilleux chemin. Je m’entrainais dès lors à savourer l’instant présent.

« Durant mes promenades, j’aimerais bien retrouver l’usage de mes sens. A quoi bon être dans les bois si je pense à ce qui se passe à l’extérieur ? » (1).

Thierry Rousse, Nantes, vendredi 15 mai 2020.

Les chroniques de « Et après ? »

  • Henry David Thoreau, « Marcher », édition Le mot et le reste

 

Et après? Le goût de la simplicité

Chroniques "Et après?" de Thierry Rousse

 

Premier jour de déconfinement, ce lundi 11 mai 2020. Il pleuvait. J’avais décidé de me rendre aux Sables d’Olonne. Equipé du masque blanc offert par Johanna, je montais dans le Busway en direction du Château. De l’arrêt « Duchesse Anne », je rejoignais à pied la gare. Des marques au sol indiquaient où je devais me placer pour attendre mon tour afin de prendre mon billet. Le personnel SNCF épaulé d’un service de sécurité renforcé avait préparé notre gentil accueil. Presque deux mois que je n’avais pas pris le train. De nombreux trains étaient supprimés. La rentrée s’organisait doucement, avec prudence et bienveillance. Joie des retrouvailles de mes amis sablais. Séance cinéma « at home » : « Le cirque » de Chaplin, « Rock’n Roll » de Guillaume Canet, « Patients » de Grand Corps Malade. Je recevais en cadeaux de merveilleux masques, des sachets de lavande et une sacoche, fabriqués maison, en tissus de toutes les couleurs, ainsi qu’une belle étagère en bois pour ranger mes livres. Le lendemain, mardi 12  mai 2020, deuxième jour du déconfinement, le soleil, brillait, de nouveau, généreusement. De retour à Nantes, je partageais avec une amie un repas fort plaisant dans le jardin de ma propriétaire. Enfin, pour clore cette deuxième journée, je marchais jusqu’à ma destination promise, « La Chaussée aux Moines », sur la Route de Compostelle. Je découvrais ce chemin de toute beauté, entre prés et bois, où se nichaient de charmantes villas, menant au port de Vertou.

Tels furent mes deux premiers jours de déconfinement, deux jours qui donnaient sens à cet « après ». Un « après » où il nous serait essentiel de prendre le temps de vivre, savourer ces instants simples de bonheur : revoir nos amis, échanger, regarder un film, cuisiner, partager un repas, marcher dans la nature…

Thierry Rousse,  Chroniques « Et après ? »

Nantes, mercredi 13 mai 2020

La Quille d’un confiNez

Journal de confinement, ConfiNez, de Thierry Rousse

 

Dimanche 10 mai 2020, Nantes, J-1.

J moins un. J’étais parvenu à ce jour tant attendu. Le « Un » serait soustrait cette nuit à l’aube, ne resterait que le « J ». Le « J » d’une « Joie ». Sans doute. Une joie de marcher au-delà des mille pas, une joie de retrouver le « Séquoia et l’Oiseau qui chante », une joie, peut-être, de revoir La Dame âgée, peut-être… Une joie de découvrir la « Chaussée aux Moines », une joie d’embrasser les jardins fleuris de Nantes. La joie d’être vivant. Ces joies étaient comme le temps. Les joies n’effaçaient point les larmes. On vivait avec, on s’en accommodait. La chaleur était pesante en cette fin de journée, presque étouffante.  Les nuages se noircissaient. L’alerte rouge était annoncée un peu plus bas, au-dessus de l’Aquitaine. De fortes pluies et des inondations traverseraient l’Hexagone durant mon sommeil. Une bataille était finie, une autre commençait. 26 310 morts au fond des tranchées. « 84 morts seulement aujourd’hui » annonçait à midi la voix sensuelle de BFMTV. Ce qui nous apparaissait gigantesque, au début de cette guerre, devenait, après deux mois de combats acharnés, dérisoires, minuscules. Tout était relatif. Mesurions-nous l’importance d’une vie ? Neuf millions de personnes mourraient chaque année de faim dans le monde, dont trois millions d’enfants. Six cent milles personnes mourraient chaque année en France dont cent cinquante milles du cancer. Et si le nombre de ces êtres disparus nous était annoncé quotidiennement, comme l’avait été le nombre des victimes de cette guerre contre le Covid-19 ? Qu’est-ce que ces chiffres provoqueraient en nos cœurs et consciences ? Une onde de choc planétaire ? Une prise de conscience de la valeur de chaque vie ? De quoi remettre nos pendules à l’heure, revoir ce qui nous était essentiel, le but de notre vie. Pourquoi nous étions ici ? Pour qui ? Pour vivre quoi ? Pour y faire quoi ? Peut-être ces chiffres susciteraient en nos cœurs et consciences une invincible envie d’agir sur tous les fronts ? Je demanderais à la sulfureuse Pétula d’écrire un nouveau discours pour notre Grand Chef. Un discours pragmatique sur notre raison de vivre.

Certes, le Grand Chef avait pris le soin de nous rassurer sur demain, le jour où la grande porte s’ouvrirait. L’inconnu était là qui nous attendait avec ses masques, ses distributeurs de savons de Marseille, ses mètres de la distanciation. Ferions-nous des bulles par les yeux ? Il y avait de la joie, de la merveille dans l’air, impatientes, mélangées à des effluves d’inquiétude, sensation naturelle à toute nouvelle rencontre. Comment serait le nouveau monde ? « Puisses-tu vivre… Puisses-tu aimer… Qui tu es… »  Chantait Jean-Louis Aubert pour nos cœurs, fidèle aux rendez-vous du soir. A nous de jouer, maintenant, à nous les dernières lignes de pousser la grande porte et vaincre nos peurs ! Nous protéger pour protéger les autres. « Vous êtes prêt, Adjudant ? ».

Les quilles étaient disposées à la sortie du tunnel. La boule au ventre. « – Lancez, Adjudant ! – Quoi, Grand Chef ? – Votre boule ! ». Quelles quilles resteraient debout ? Il y avait la quille traditionnelle, celle qu’on offrait au rescapé. « Votre masque, Adjudant ! ». « C’est pas trop tôt » Songeait au fond de lui-même l’Adjudant en éternuant. Trois quilles déjà tombées. On rejouerait la partie. « – C’est combien ? – Je vous l’offre, Adjudant ! ». Le Grand Chef était bon. Les petits masques blancs flottaient sur les rivières d’Aquitaine. Et si j’ouvrais ma fenêtre ? « Non ». Ma fenêtre retenait l’océan. Je transpirais. « De la fièvre, Adjudant ? Je connais un hôtel sur les bords de mer». Adjudant, j’aurais pu être Adjudant. J’ajouterais à ma liste des  métiers favoris ce nom : « Adjudant ». Je songeais aux vaches. Savaient-elles nager, les vaches ? L’Ecosse n’était pas à sa première pluie. Nantes, non plus. Les vaches affronteraient l’alerte. Les dernières lignes partiraient au front pour remplacer les premières lignes. Je voyais le monde dans l’état que j’étais. Ma peur ne pouvait engendrer que la peur. La peur pouvait m’être utile pour m’alerter d’un danger. La peur pouvait aussi me faire perdre des cheveux. Un peu de peur, juste ce qu’il fallait, mais pas trop. La peur s’apprivoisait. Je finissais par ne plus avoir peur de ma peur. Je poussais la grande porte avec cette envie de vivre. Un soleil m’aveuglait. Ballot, c’est moi qui le regardais. Les couleurs verdoyantes de ces prés étaient douces. Les terres bitumées empêchaient à la pluie de s’infiltrer. L’eau se répandait comme un nouveau virus. A la tombée de la nuit, je mangerais un œuf à la coque parce que j’aimais les œufs à la coque. Mes mots sortaient et je ne pouvais plus les contrôler. Ils en avaient leur dose d’être confinés, mes mots, dans la boite de mon crâne. Je m’étais remis à écrire grâce à la guerre. J’étais un reporter de guerre des dernières lignes. Je remerciais mon frère et ma belle-sœur qui me lisaient avec fidélité, je remerciais les amis qui me suivaient par intermittence. L’un d’eux, Jean-Luc, avait même lu sur la télé du Grand Frère Facebook, « De l’utilité des vaches et des dernières lignes » en trois épisodes. Je me sentais comblé, comblé d’offrir, comblé de recevoir, comblé de partager ce que les cousins du Grand Frère partageaient sur la toile de l’humanité. Je grossissais à vue d’œil. Il était temps que la guerre des tranchées s’arrête. L’occupation serait plus aérée. J’imaginais le Jour d’Après au fil d’une plume voyageuse. Je reprendrais le théâtre. Je serais le métier que le Pôle d’Orientation de la Nation ferait de moi. Je hisserais l’étendard du bonheur. Je me lèverais plus tôt. Je me coucherais plus tard. J’attendrais, en guettant les colibris, la réouverture des théâtres. Je penserais aux gens tout rouges. Je penserais aux verts qui viendraient les sauver. « -Je suis de quelle couleur? – Rouge, Adjudant. – Et vous, Grand Chef ? – Vert – Mais nous sommes dans la même zone, Grand Chef ! – Je vous expliquerai, Adjudant… ». L’Adjudant n’avait pas tout compris. Je le rassurais : « Moi, non plus ».  L’œuf-coq m’attendait. Je descendrais de ma mezzanine. Je cognerais à sa coquille. L’œuf se briserait. Son soleil me sourirait. Je le regarderais longtemps, longtemps son soleil. « Un œuf-coq, Adjudant ? ». La vie reprenait…

Quille (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Morceau de bois long et rond, posé sur le sol verticalement, et que l’on doit abattre avec une boule. 2 ARG Fin du service militaire.  3- Partie inférieure de la coque d’un navire, sur laquelle repose toute la charpente.

Quille (Le Petit Rousse de Poche) : qui m’attendait.

Ce matin, deux troncs s’étaient enlacés, formant un cœur invisible.

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 10 mai 2020.

32ème récit, J- 1 de ConfiNez

 

Le solo du masque démasqué, Cyrano de Bergerac

Journal de confinement "ConfiNez" de Thierry Rousse

 

Samedi 9 mai 2020, Nantes, J-2.

J moins deux. Deux, nous n’étions plus que deux, « je » et mon masque. Il était de ces jours où ce que j’avais prévu ne se déroulait point comme je l’avais prévu. Un réveil tardif, le temps d’épousseter les poussières, il était presque midi et ma promenade quotidienne, impatiente, m’attendait. Une heure de marche le long des prés. Un soleil généreux. Chaud, trop chaud peut-être. Plus que deux jours et je pourrais retrouver les berges de la Sèvre. Certains joggeurs avaient pris de l’avance sur l’horloge réglementaire. Risquer  l’amende de 135 euros si près du but aurait été ballot. Treize heures déjà ! Le temps de rentrer et de dîner. Paëlla, Délice de Bourgogne et deux tranches de pastèque, accompagnés d’une eau de source transparente et pure du robinet. J’avais prévu de reprendre en ce samedi ma recherche d’emplois. Une petite voix semblait paresseuse à l’idée de devoir ouvrir de nouveau mon ordinateur. La petite voix avait envie d’ouvrir un livre et de remettre à lundi cette besogne vitale. Qui sortirait vainqueur, la grosse voix du devoir ou la petite voix de l’envie ? La petite voix se montrait plus agile, séduisant la grosse voix de sa malice : « Samedi, je fais ce que ça me dit ! ». J’ouvrais ce livre posé depuis des nuits sur ma table de chevet, ce livre qui n’attendait que cet instant pour se sentir exister : « Edmond » d’Alexis Michalik. « Edmond » nous racontait, avec panache, comment son héros, Edmond Rostand, ruiné et endetté, avait trouvé la gloire en écrivant « Cyrano de Bergerac ». Il me fallait bien cette lecture pour me remettre de « La vie sociale des plantes » que je laissais pour un temps au repos. Les dernières nouvelles rapportées par Jean-Marie Pelt étaient fort peu réjouissantes : « Sans revêtir un caractère toujours aussi spectaculaire, les invasions végétales sont des phénomènes bien connues et souvent fort difficiles à expliquer en raison de leur caractère épisodique et épidémique, avec progression et régression dues à des régulations dont les mécanismes nous échappent encore » (1). Le message reçu, à mon réveil, sur Messenger était encore plus angoissant. Il parlait d’une manipulation planétaire visant à nous tester pour nous administrer un vaccin qui réduirait nos défenses immunitaires naturelles et nous fragiliserait à tout jamais. Une façon sournoise de régler le problème de la surpopulation qui se produirait d’un jour à l’autre en raison du réchauffement climatique. J’aurais espéré meilleur présent à mon réveil comme un plateau servi sur mon lit, composé d’un délicieux café avec sa crème à la surface, son duo de croissants, sa tartine beurrée à la confiture de groseilles, son jus d’orange bio d’Orange et son sourire de tendresse. Non, c’est une glaciale mise en garde, fausse ou véritable, qui me demandait de me lever. De quoi rester sous ma couette. « Je refuse de me faire vacciner ! Mon corps est suffisamment fort ! ». Le corps savait ce qui était bon pour sa vie. Nul ne pouvait l’acheter. Le corps, poussière d’étoiles, enfant de l’univers, connaissait les plantes, vivait en osmose avec elles, elles et les rivières, elles et les grains de sable. Quelle intelligence artificielle, envieuse, désirait l’assujettir ? J’éteignais l’écran de mon Smartphone et j’ouvrais les  yeux de mon cœur. Aux balcons de mon quartier, les inconnus faisaient connaissance : « – Vous avez planté des tomates ? – Oui – Moi aussi, ça fait beau les tomates ». Oui, ça faisait beau, les tomates aux balcons de mon quartier. Un jour, je grimperais aux balcons de mon quartier et cueillerais la joie d’une rencontre. Un jour. Pendant ce temps, à Genève, Le Chef chinois Xu, ambassadeur auprès de l’O.N. U., refusait l’enquête de l’Organisation Mondiale de la Santé à Wuhan sur les traces de l’origine du Coronavirus. « La priorité absolue est de se concentrer sur la lutte contre la pandémie jusqu’à la victoire finale ». La victoire finale était peut-être ailleurs, remédier à la cause qui avait engendré tous ces malheurs ? Pouvait-on sortir indemne de ces deux mois d’emprisonnement ? Comment vivrait-on notre libération ? Quelles seraient nos séquelles ? Nos deuils ? Nos ruptures ? Qui consolerait les cœurs brisés ? Qui en parlait à l’Assemblée ? Je faisais cet effort, rallumer l’écran de mon Smartphone pour m’informer. « Nos meubles pensent aussi très fort à demain ». Nous étions sauvés : nos meubles pensaient très fort aussi à demain. Depuis le confinement, le chat de ma propriétaire avait pris l’habitude de sauter à ma fenêtre pour venir ronronner. Je lui servais son petit-déjeuner quotidien. Je me sentais utile à ce chat. Je savais pourquoi je me levais chaque matin.

Jean-Louis Aubert donnait à l’heure habituelle son avant-dernier concert à la maison. « … Il me manque, toi, mon amie… ». Admirable alter-ego ! Un jus d’orange, en ce soir d’été précoce, m’accompagnait. Le rhum était resté sur son île et je n’avais point de voilier. Tout ce que j’avais prévu était imprévu, le solo du masque avait peine à se jouer, je reculais l’échéance. La directrice du Grand T serait-elle prête à pareille aventure ? Le texte méritait quelque adaptation. La plume du poète m’avait quitté il y a sept ans. J’improvisais alors de simples vers. Commencer simplement était le plus sûr chemin pour commencer.

« Muguet, tu devras te laver à ton réveil

Les mains, bien les frotter au savon de Marseille

Tousser ou éternuer dans un doux mouchoir

Ne point sautiller, je serai ton accoudoir.

Muguet, dans la cour, n’approche pas les enfants

De ces ballons, de ces rires, reste distant

Dis-leur « bonjour » avec les yeux de ton cœur

Dis-toi que ce nouveau jeu compte pour du beurre

Dis-toi qu’après ce mètre nous attend l’été

Le vrai, à découvert, nous gagnerons nos prés ».

 

Le ciel, à l’heure du goûter, s’était déchiré. De son cœur fissuré, les larmes avaient coulé. De doux rayons, à l’heure de l’apéritif, le consolaient. Entre les points, des silences, des regards. Mon solo rêvait d’un duo, mon masque de couleurs, ma cour d’un jardin, mon mètre d’un millimètre.

 

Masque (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Objet dont on se couvre le visage pour le dissimuler ou le protéger : masque de carnaval ; masque à gaz ; masque de plongée. 2- Préparation utilisée en application pour les soins du visage : masque de beauté. 3 – Moulage du visage : masque mortuaire. 4 PAR EXT. Expression, physionomie de quelqu’un : présenter un masque impénétrable. Arracher son masque à quelqu’un : révéler, dévoiler sa duplicité. Lever, tomber le masque : révéler sa vraie nature.

Masque (Le Petit Rousse de Poche) : d’amour démasqué.

«  Jeanne – C’est vrai que vous avez une toute autre voix !

Edmond, avec fièvre – Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège, j’ose enfin être moi-même » (2)

Un masque pour nous révéler…

« Cyrano de Bergerac » serait mon prochain spectacle.

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 9 mai 2020.

31ème récit, J- 2 de ConfiNez

(1) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes » (Poche Marabout

(2) Alexis Michalik, « Edmond » ( Le Livre de Poche )

De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

Journal de Confinement ConfiNez de Thierry Rousse

De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

 

Vendredi 8 mai 2020, Nantes, J-3.

J moins trois.  Toi, Moi  et la Victoire. En ce jour férié, célébrant la Victoire de 1945, je m’étais octroyé un jour de trêve. Pas de recherche d’emplois aujourd’hui. Il m’était nécessaire de souffler pour mieux repartir. Tous les jours n’étaient pas « Jour de Victoire ». Je savourais donc ces instants victorieux. Plus que trois jours à tenir confinés. La barbe du Premier Chef avait blanchi. Le Premier Chef manifestait des signes de fatigue. D’un ton grave, il nous parlait du risque d’écroulement de la Nation. Rien n’était gagné. Nul ne pouvait prédire si le virus rôdait encore dans les parages, étant donné qu’il était l’Homme invisible, le virus. La plus grande prudence était donc de mise. Le Premier Chef risquait sa première place, le Premier Chef, si la deuxième vague déferlait sur les rochers paisibles de Bretagne. Victoire ou défaite ? Natif de la Rome antique, le Premier Chef, sur son estrade, jouait le monologue du Docteur Galien : « Pars vite, loin, et longtemps ! Voici tout ce que je peux te conseiller, mon Ami Marc Aurèle, pour remédier à cette peste ! ». Le remède était bref, simple, efficace, sans appel. Peut-être, rêvait-il de partir vite, loin, et longtemps, le Premier Chef épuisé de Paris ? Peut-être, rêvait-il de retrouver ses vaches de Normandie, son doux havre de paix tout vert, le Premier Chef romain à la barbe blanchie? Le Grand Chef, lui, affichait toute sa vitalité, manches retroussées, avec un beau masque bleu de La République. « Je n’emploie pas ces grands  mots qui font peur, moi ! Soyons calmes, cools, mes copains, pragmatiques et de bonne volonté ! ». Pétula avait corrigé, à coups de « Tipp-Ex Rapid Fort pouvoir couvrant », le solo du Grand Chef. L’été approchait, le discours s’allégeait et prenait des airs de bistrot. Bientôt, je jouerais à la pétanque, sur la Canebière,  avec notre Grand Chef et notre bon vieux pote Raoul, le baba cool de Marseille, aux cheveux longs comme son grand-père. « La deuxième vague ? Pur délire ! Arrêtez de fumer l’herbe à Paris ! ».  Le Grand Chef partait à la chasse au tigre et, de ses deux poings brandis, nous invitait à le suivre. « Nous enfourcherons le tigre pour le domestiquer ». Je n’avais pas tout compris à ce conte. Que venait faire le tigre dans cette histoire ? Y-avait-il des Tigres en France ? N’étaient-ils pas en voie de disparition, les Tigres ? Dans l’enveloppe de Johanna, il n’y avait pas de fourche pour enfourcher le Tigre, qu’un masque, un pauvre masque blanc, bien seul. Je reportais au lendemain la répétition de mon solo écrit par Johanna : « La Mise du masque ». Le texte était compliqué à apprendre et j’étais de congé, en ce jour de Victoire. Je me délectais d’un produit importé en douce de la zone rouge occupée, un « Délice de Bourgogne », un fromage de couleur blanche à la pâte onctueuse qui portait à merveille son nom. Mon solo commençait ainsi : « Un masque pour protéger chaque Nantaise et Nantais ». Le début mettait vite le spectateur en appétit. Il se sentait interpellé, concerné. Je reconnaissais là, tout l’art du théâtre participatif, cher à ma ville. J’appréciais cette délicatesse de Johanna de placer, pour une fois, la femme devant l’homme. Je m’adresserais d’abord aux femmes : « Un masque pour protéger chaque Nantaise ». On verrait ensuite pour les hommes, s’ils méritaient un masque, les hommes. La suite de mon texte était : « Le port du masque est complémentaire des gestes barrière ». Il était question de port, de barrière. J’y voyais en sous-texte le Port de la Morinière, la rivière de la Sèvre et ses prairies inondables, les vaches écossaises et leurs copines nantaises, et les barrières, les barrières, les barrières, les fameuses barrières. Le décor serait grandiose. Il me fallait au-moins la scène du Grand T pour l’installer. J’appellerais demain sa directrice. Pour les « gestes barrière », j’imaginais une pantomime dansée inspirée du théâtre Nô. Je porterais un masque,  mon jeu serait dépouillé, codifié. Mais, aujourd’hui, c’était relâche, je célébrais la Victoire. Ce matin, j’avais remplis mon chariot de clowns au Super U : cent euros soixante dix neuf centimes. L’heure était aux comptes.

Des victoires, j’en avais connues, des défaites aussi. Mars 2018, mon emploi de veilleur de nuit dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui m’assurait une subsistance régulière, venait de s’arrêter. Je me lançais à fond dans le spectacle. J’y croyais. Un projet dans un jardin rassemblant jardiniers, promeneurs, élèves en classes de découverte, enfants, parents, personnes âgées et handicapées, vacanciers, conteurs, musiciens, clowns, comédiens, danseurs, marionnettistes… Un jardin des possibles où se rencontreraient  et s’enrichiraient les uns et les autres, partageant leur être et leur savoir-faire. Je m’étais retroussé les manches, un peu comme le Grand Chef, travaillant corps et âme à ce rêve. Notre théâtre de verdure était né. Nous étions, après quatre mois de chantiers participatifs, enfin, prêts. Il ne manquait plus que le public, un public nombreux aux rendez-vous d’ « Un été au jardin ». Un, deux, trois… trente spectateurs pour nos plus belles soirées estivales. Hélas, cela ne suffisait pas pour vivre de nos arts. La traversée du désert avait commencé. De moins en moins de contrats malgré tous les mails adressés aux mairies, aux bibliothèques, aux théâtres, aux festivals… sans compter les relances téléphoniques. « Rappelez plus tard » répondait un perroquet. De victoires en défaites… Mon travail jusqu’en mars 2018 m’avait ouvert des droits jusqu’en octobre 2020, une « Allocation d’Aide au Retour à l’Emploi ». Avec l’allocation logement, je percevais neuf cents euros par mois. Je déduisais quatre cents euros de loyer mensuel et les charges liées à la vie moderne, assurance, téléphone, internet, transport… Il me restait… Je n’osais pas faire le calcul. Combien me restait-il ? J’avais appris aux temps des rébellions des Gilets Jaunes, ces illustres Gaulois, que d’autres avaient bien moins pour vivre. Comment était-ce possible ? Vivre avec moins ? Mes cachets d’intermittence devenaient de plus en plus rares et mes cachets d’aspirine de plus en plus fréquents. « Des Bigoudis dans l’Aspirine ! ». Jouer au chapeau ne payait point mon loyer, à peine mes déplacements. L’échéance était là devant moi : octobre 2020. Le compte à rebours. Le sablier. J’entendais, une à une, les gouttes de sable tomber. Un jour écoulé. La liste des chiffres était longue pour un réfrigérateur peu rempli : un Délice de Bourgogne, une paëlla de nulle part, des moules de Bouchot, un cidre de Bretagne, un pain de la campagne, une pastèque de Raoul, des haricots verts et des petits pois et jeunes carottes bio bien de chez nous, des œufs bio de Challans, du pur jus d’orange bio d’Orange, des olives vertes piquantes de l’olivier, de la crème fraîche de la crémière, des croissants dorés du boulanger, du beurre salé de Guérande, des pommes rissolées en cubes de Chez Congelé, un vin blanc biologique Grand Milord du Gard «  produit avec soin et rigueur afin qu’il conserve toutes ses qualités naturelles », et… et… au-dessus du réfrigérateur, ma nouvelle bouilloire. La deuxième venait de rendre l’âme, hier. A ce ravitaillement, j’ajoutais la cerise sur le gâteau : « Le Monde », « Libération » et « L’Humanité Dimanche ». J’avais dépassé les cent euros… Cent euros et soixante dix neuf centimes. Je tiendrais combien de jours avec ce trésor ? La « défaite » n’était pas le mot à prononcer. Je croyais en la loi de l’abondance. La victoire appelait la victoire. Je criais sur mon chemin : « Victoire ! ». Il était doux d’expérimenter la sobriété dans une société de surconsommation, de surproduction, de « sur de tout » trop sûre d’elle. « La vie est belle » et tout devenait jeu, sujet d’histoires infinies. Je chantais ma victoire en ce jour de Victoire. Les drapeaux flottaient au vent. Curieusement, alors que je terminais d’écrire ma bafouille, notre Grand Frère Facebook, sur l’écran de mon Smartphone, ravivait à mes souvenirs les photographies de nos chantiers participatifs au cœur de ce merveilleux Jardin des Cultures partagées. Curieuse coïncidence ? Un signe des Anges-Oiseaux-Fleurs-Clochette ?

Victoire (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Issue favorable d’une bataille, d’une guerre. 2- Succès remporté sur autrui : la victoire d’un joueur de tennis. Chanter, crier victoire : se glorifier d’un succès.

Victoire (Le Petit Rousse de Poche) : Ailes déployées d’une troupe d’oiseaux migrateurs.

Notre Grand Chef avait déclaré : « Je fais confiance à tous les intermittents. Et il se trouve que moi j’ai besoin de gens qui savent faire des choses, inventer pour nos jeunes ».

Nous savions jardiner, conter, animer…  Notre Grand Chef soutiendrait-il notre « Jardin des Cultures partagées » ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 8 mai 2020.

30ème récit, J- 3 de ConfiNez

 

 

La grande marée / Et Kiribati ?

Journal de confinement

 

Jeudi 7 mai 2020, Nantes, J-4.

J moins quatre. Le Premier Chef et ses Cinq Chefs, le Chef de la Santé, le Chef de l’Education, le Chef du Transport, la Chef du Travail, le Chef de l’Intérieur,  venaient d’annoncer, à quatre heures de l’après-midi, le plan de déconfinement, sans la présence du Grand Chef. Où était le Grand Chef ? A la mer ? Il n’y avait plus que deux couleurs sur l’Hexagone et ses colonies : rouge et vert. L’orange avait disparu. L’île de France, le Nord, l’Est et Mayotte étaient en rouge, Nantes en vert. Le vert l’avait emporté sur le rouge. L’Ouest et le Sud avaient gagné la bataille. Je songeais à ma famille, mes proches de la zone occupée, de la Franche-Comté et de l’Ile-de-France, eux qui n’auraient pas le droit de sortir dans les jardins le onze mai. Je compatissais à leur chagrin. Etre privé de vert était cruel. A dix-sept heures trente, je dérogeais à ma règle. A l’heure habituelle où je commençais l’écriture de mon journal quotidien, je décidai de prendre l’air. Un soleil estival m’appelait. Je me rendais à la boulangerie, j’achetais une part de pizza et un flanc que je glissais dans mon sac, et, mon pic nique dans le dos, je partais rejoindre mes copines les Highlands. Aujourd’hui c’était différent. Tout était différent. Ce matin, j’avais saisi « La Croix » au Bar-Tabac. Tant d’années que je n’avais pas lu ce journal, peut-être bien vingt cinq ans, l’époque de ma conversion enthousiaste… « La Croix » parlait du Covid-19 naturellement, quel journaliste n’en parlait pas ? Mais, chose étonnante, « La Croix » parlait aussi d’un sujet qui n’avait rien à voir avec ce qui nous préoccupait tous: les « agissements gravement déviants » du Père Georges Finet, le cofondateur des Foyers de la Charité. Le Père Finet conviait les jeunes filles de l’école des Foyers de la Charité, âgées de dix à quatorze ans, le soir, après souper, dans sa chambre-bureau. Il les attendait en soutane, assis ou allongé sur son lit-divan, leur demandait de s’agenouiller devant ses mains ou de s’assoir sur ses genoux. « Alors, tu as péché ma fille ? Qu’as-tu fait de mal ?…Tu peux tout me dire, tu sais, je suis ton Père… Oui… Et encore ?… Encore ? … Libère-toi… Oui… Oui… Dieu t’aime, te pardonne, Dieu aime les pécheresses… Que tes fautes soient lavées, ma fille. Te voici, pure de tout pêché, toute nue devant la Vérité. Tu es l’enfant bien-aimé de Jésus. Ton corps est le Temple de l’Amour, ton corps est sacré, il appartient à ton Père qui t’aime d’un amour inconditionnel, sais-tu ? Tu es la Servante soumise à Dieu. Abandonne-toi à Lui… »,  murmurait sans doute le Père Finet à ces jeunes filles honteuses de leurs fautes, tout en déboutonnant, un à un, leurs vêtements, caressant leurs mains, leurs bras, leurs épaules, leurs cous, leurs seins, leurs fesses, leurs cuisses… le Temple de leur corps sacré… « Que Ta Volonté soit faite ! »…. Dans ce même article, j’apprenais, à ma plus grande déception, que Jean Vanier avait lui aussi abusé d’âmes innocentes tout comme le Père Thomas… Aujourd’hui n’était vraiment pas comme les autres jours…

Arrivé ce soir au pré de mes copines les Highlands, je fus arrêté, dans mon élan, sur le chemin goudronné, menant aux berges. L’eau lentement montait, couvrait le chemin et bientôt le pré à ma gauche. D’où jaillissait cette eau ? Le ciel était bleu. Il n’avait pas plu aujourd’hui, ni hier. Une source était-elle née au cœur  de la nuit ?  La plupart des gens faisaient demi-tour. D’autres, plus aventuriers s’avançaient, les pieds dans l’eau. « C’est la grande marée ! » annonçait un père à son fiston. La grande marée ? La Sèvre était bien éloignée de l’océan, et, pourtant, elle vivait au rythme des marées. La nature n’avait pas fini de m’étonner. Heureusement, les Highlands pouvaient se réfugier sur une butte dans le pré de droite. « Ils vont croire qu’on est à la campagne » disait une mamie à sa petite-fille, photographiant l’une des vaches, robuste et magnifique, qui broutait l’herbe, imperturbable. La force tranquille des Ecossaises. La tondeuse d’un pavillon venait  de rompre cette harmonieuse mélodie du chœur des oiseaux. Je marchais, plus loin, plus loin. Familles, joggeurs, joggeuses étaient de sortie. Un air détendu, bientôt la Libération. Demain, nous fêterions la Victoire de la deuxième guerre mondiale. Et lundi ? La prudence était de rigueur. Les Chefs n’avaient pas encore pu vaincre le virus, ils avaient juste signé l’armistice. Je marchais, je marchais parmi tous ces gens heureux qui respiraient de nouveau. Les rubans jaunes de la Gendarmerie étaient déchirés, les barrières, renversées, les cadenas, éventrés… Il était temps que nous puissions accéder aux berges. Je marchais encore… Le onze mai, le jour de la Libération, j’avais prévu de me rendre tout au bout, sur le Chemin de Compostelle, là où je n’étais jamais encore allé, après Beautour, j’irais à La Chaussée-aux-Moines, un lieu magique, m’avait-on dit. Pour mon Papa, je devais attendre le mardi 19 mai. Les visites étaient planifiées. Le plan pour l’écologie n’avait pas été présenté aujourd’hui par les Chefs. L’urgence était sanitaire. Quand les habitants des cités auraient un jardin obligatoire au pied du béton ? Quand les fermes reviendraient en ville ? Quand les méduses reviendraient danser dans l’eau transparente des canaux de Venise ? Après, après… En attendant, les grenouilles croassaient de secrètes amourettes derrière les roseaux des bords de Sèvre. C’était la fête, et le coq, en décalage horaire, chantait son heure. Je remontais la rue du bonheur, aux airs de Provence nantaise. Je retrouvais mon quartier. Sur un abri de vélo, il y avait cette affiche collée à la va-vite : « En cas de virus, abandonnez-tout sans réfléchir ». C’était la grande marée !

J’avais bien travaillé entre les deux, je m’étais inscrit sur tous les sites pour l’Emploi : L’Education Nationale, L’Aide à domicile, Le Staff Santé… Je me serais bien inscrit sur le Site « Les Rêves sont faits pour être réalisés » comme Comédien, Auteur, Clown, Conteur, mais cela ne m’était pas recommandé par le Pôle d’Orientation Nationale pour l’Emploi. Je gardais mon rêve en secret au fond d’un coquillage.

Aujourd’hui ne serait décidément pas comme tous les jours. Je publierais après mon dictionnaire le début d’une pièce que j’avais commencée d’écrire, il y a bien longtemps, bien avant le confinement… Une bouteille jetée à la mer pour une  metteuse en scène… Kiribati. Qui connaît Kiribati ?…

Marée (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Mouvement périodique des eaux de la mer : marée montante, descendante. 2- Toute espèce de poisson de mer frais destiné à la consommation. 3 FIG. Masse, foule considérable en mouvement : une marée humaine. Marée noire : arrivée sur le rivage de nappes de pétrole provenant d’un navire accidenté.

Marée (Le Petit Rousse de Poche) : berceuse d’une rive à l’autre du monde.

Cadeau du soir : « ET KIRITATI ? »

B : Je suis fatigué, je n’en peux plus de marcher. Depuis combien de temps on marche ?

A : Je ne m’en souviens plus, il y a tellement longtemps que nous marchons…

B : Et toujours de l’eau, de l’eau, encore de l’eau… On peut s’arrêter, ne plus bouger, juste s’arrêter, juste faire un arrêt, rien qu’un arrêt, une pause, oui, rien qu’une pause, une courte pause dans une vie?

A : Si tu veux.

(Un temps, long silence, le temps de souffler puis de réaliser l’ampleur de la catastrophe)

A : (cherchant un sujet de conversation pour briser ce long silence qui devient très pesant) Tu connais Kiribati ?

B : Comment ? Qu’est-ce que tu me dis ?

A : Tu connais Kiribati ?

B : Kiri… quoi ?

A : Kiribati

B : Kiri…Pourquoi je connaitrais Kari… Kiri quoi déjà ?

A : Kiribati. C’est vrai, pourquoi tu connaîtrais Kiribati…

B : Pourquoi tu me poses cette question ?

A : C’est vrai, pourquoi je te pose cette question au fond…

B : On marche dans l’eau depuis des heures, une journée, peut-être deux jours, trois jours, une semaine, un mois, et tu me demandes si je connais kiri, bari, tabi, biti, tati ! Je n’ai vraiment pas le temps de répondre à tes questions, j’ai les pieds dans l’eau, c’est tout ce que je peux te dire.

A : Moi aussi.

B : Quoi, toi aussi ?

A : Moi aussi, j’ai les pieds dans l’eau.

B : Pourquoi ? Mais  pourquoi ?

A : Je ne sais pas. Il ne pleut pas, je ne sais pas d’où vient cette eau. Tu sais, toi ?

B : Je ne sais pas non plus, on pourrait lui demander. Dis-moi, l’eau, d’où tu viens, de la terre ou du ciel ? De la mer, peut-être ? Tu ne parles pas ? Tu es muette ? Tu refuses de nous parler, c’est ça, tu refuses de nous parler, insolente, méprisante, orgueilleuse !

A : Arrête ! Ca ne sert à rien !

B : Quoi, ça ne sert à rien ?

A : Ca ne sert à rien de s’en prendre à l’eau, de lui parler méchamment comme tu fais.

B : Ah bon, je parle « méchamment » à l’eau ? Pardonne-moi l’eau si à cause de toi on marche des heures, une journée, trois journées, une semaine, un mois ! Pardonne-moi si à cause de toi, j’ai les pieds trempés et que je m’enrhume. Pardonne-moi si je pleure… Tu as une autre solution ?

A : On pourrait enlever nos chaussures comme ça…

B : C’est une bonne idée, attends !

A : Retrousser nos pantalons… Alors, qu’est-ce que t’en dis ? On n’est pas bien comme ça ?

B : J’ai toujours les pieds mouillés.

A : Les chaussettes !

B : Quoi, les chaussettes ?

A : Il faut enlever nos chaussettes. C’est à cause de nos chaussettes que nous nous sentons humides, pas bien quoi…

B : Aide-moi !

A : Alors ?

B : Tu as raison, je me sens mieux, nettement mieux maintenant… C’est même agréable, oui, très agréable, relaxant, je dirais, d’avoir les pieds dans l’eau.

A : Je te l’avais dit. On a besoin de l’eau. L’eau c’est bon pour notre bien-être, l’eau c’est notre terre nourricière, on finira par ne plus la quitter, l’eau, tu comprends.

B : Je comprends. Le souci, c’est qu’elle continue à monter l’eau, et qu’on ne sait pas pourquoi elle continue à monter l’eau, ni d’où elle vient l’eau, ni où elle va l’eau, ni…

A : On pourrait récupérer l’eau, l’éponger, il n’y aura plus d’eau, tu verras. J’ai deux bols dans ma valise. C’est bien deux bols pour commencer !

B : Bonne idée ! Quel bol !

(A pose sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort deux bols, ferme sa valise, donne un livre à B. A et B récupèrent de l’eau avec leur bol.)

B : Et qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?

A : On la boit.

B : Quoi, on va boire toute cette eau, je n’y crois pas.

A : Il le faudra bien si tu veux qu’il n’y ait plus d’eau sur Terre.

B : Ce n’est pas la solution. Je n’ai pas envie de gonfler comme une grenouille, moi ! Il faut trouver une autre solution…

A : Quelle autre solution ?

B : Laisse-moi chercher ! (B plonge la tête dans l’eau puis ressort la tête au bout d’un moment) : J’ai trouvé, il faut prendre le problème à sa racine, chercher d’où vient l’eau, oui, chercher d’où vient l’eau.

A : Attends, je crois bien que j’ai un livre qui parle de l’eau dans ma valise… (A Pose de nouveau sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort le livre, ferme sa valise. Il ouvre le livre, le livre est trempé, les pages sont collées, il ne parvient pas à lire ce qui est écrit).

B : La réponse n’est pas dans les livres, mais dans l’action, cherchons !

J’ai trouvé, l’eau remonte par cette grille d’eau, il y a trop d’eau dans les canalisations, forcément l’eau remonte à la surface.

A : Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

B : Prends cette planche, pose-la sur la grille, monte sur la planche, ne bouge plus.

(A s’exécute)

B : Gagné ! L’eau ne remonte plus.

A : Je peux redescendre maintenant ?

B : Non, surtout pas ! L’eau continuerait à monter, ne bouge pas.

A : Et, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

B : Je m’occupe de me chaussettes.

A : A quoi ça sert ? Tu as les pieds dans l’eau.

B : L’eau finira bien par redescendre, je remettrai alors mes chaussettes sèches pour marcher.

A : C’est une bonne idée. Je m’occupe aussi de mes chaussettes !

B : Non, ne bouge pas, je m’en occupe si tu veux. Tiens cette corde, j’accroche dessus nos chaussettes, et je la tiens à l’autre bout.

A : Regarde !

B : Quoi ?

A : L’eau remonte maintenant par cette grille-là ! Prends la planche, pose la planche sur cette grille, monte dessus, ne bouge plus.

(B s’exécute).

A : Gagné, nous sommes forts et nos chaussettes peuvent sécher maintenant.

(Un long temps, A et B sont chacun debout sur leur planche respective à tenir un bout de la corde tendue sur laquelle sont suspendues leurs chaussettes).

B : J’ai mal au bras.

A : C’est ton idée, ne flanche pas, si tu flanches, nos chaussettes ne pourront pas sécher…

(B finit par lâcher la corde).

B : Tant pis pour nos chaussettes, tu me pardonnes ?

A : Je te pardonne… Au fond, c’était ton idée les chaussettes, faire sécher les chaussettes, c’était ton idée de nous arrêter aussi, on aurait pu continuer à marcher.

B : Jusqu’où ?

A : Je ne sais pas. (Il ouvre sa valise, sort un pot, des graines, un arrosoir)

B : Qu’est-ce que tu fais ?

A : Je m’organise. On est ici pour un bon bout de temps, non ? (*)

 

Je ramassais la bouteille, cherchais un tire-bouchon, jetais un œil, un rai de lumière arc-en-ciel. L’invisible était là, aussi…

 

Thierry Rousse, Nantes,  jeudi 7 mai 2020.

29ème récit, J- 4 de ConfiNez

 

 

(*) Début « Et Kiribati ? », texte de Thierry Rousse

Un cube de 2 mètres carré

Un cube de deux mètres carré

 

Mercredi 6 mai 2020, Nantes, J-5.

J moins cinq, une main, il me restait une main, cinq jours, cinq doigts, j’y étais. Ma main gauche, doigt après doigt s’ouvrirait comme une rose qui allait éclore. Une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui avait traversé la guerre à l’abri. Une nouvelle vie bien éloignée de toutes ces vies qui avaient lutté, qui s’étaient battues, qui étaient tombées, qui avaient pleuré et pleureraient encore leurs proches disparus. J’étais une vie ordinaire promue à un soleil renaissant. Je regardais le Grand Chef. J’écoutais le Grand Chef.  Le Grand Chef avait changé. Son arrogance, quand il jugeait le petit peuple de haut de sa montagne, semblait à tout jamais effacée. Le Grand Chef avait descendu le chemin de l’humilité, pris conscience de la grandeur des petits dans la vallée des souffrances. Chemise blanche, manches retroussées, après avoir écouté les représentants de la Culture, de ses mains ouvertes, déterminées, le Grand Chef sauvait du trou noir les artistes. Il leur offrait une année blanche, une année blanche comme sa chemise, une trêve, une paix. Les droits des intermittents seraient reconduits d’office pour un an. Un trampoline pour rebondir. Le Grand Chef reconnaissait tout leur travail qui ne se résumait pas aux quarante deux cachets obtenus dans l’année. Le Grand Chef admirait les efforts au quotidien de ces jardiniers assidus à la tâche pour faire éclore ces quarante deux roses. Je me réjouissais pour tous mes amis artistes intermittents connus et inconnus. J’ignorais quel était le sort des autres, ceux qui n’avaient pas le nombre de cachets suffisant pour bénéficier de ce privilège. J’en faisais partie. Devrais-je renoncer à mes rêves ? Laisser le champ libre à ceux qui avaient réussi ? Accepter la loi de la sélection naturelle ? Chercher un autre emploi ? Marcher à côté de cette fabuleuse famille ? Une famille parfois belle, accueillante, généreuse, animée de l’esprit du partage, des rencontres, des échanges, des collaborations, fidèle à l’essence même des arts vivants, toutes disciplines confondues. Une famille parfois méprisante,  imbue d’elle-même, n’aimant que se regarder, trahissant la raison même de son art pour exister et survivre. Ma direction était choisie. Je retournais vers ce qui m’avait amené  à prendre ce chemin. Le Grand Chef nous appelait à réfléchir à une autre forme de Culture, plus proche des gens sans doute. Une distanciation qui réinventerait la proximité. Le Grand Chef avait envie de soutenir les petits. Que lui arrivait-il ? Le Grand Chef ? Une conversion soudaine sur le chemin de Compostelle ? Le Grand Chef, pour la première fois, m’épatait. Était-il sincère ? Pouvais-je croire en ses paroles ? Entre les deux camps, j’avais toujours choisi celui des petits, un cube de quatre mètres carrés.

Dans ce cube, j’y logeais mon théâtre, j’y accueillais mes compagnons, Pierrot et Amélie. C’était un théâtre miniature pour les enfants, quinze enfants, c’était la jauge maximum. Je le jouais là où on voulait bien de moi, dans la rue, une bibliothèque de village, un restaurant familial, un festival. Les enfants étaient captivés et non captifs, certains grands aussi, d’autres voulaient l’agrandir, d’autres encore, l’ignoraient. J’avais eu le bonheur de le jouer sous un chapiteau, après une semaine de création avec mes amis circassiens, « Les Croqueurs de Pavés », une magnifique école des arts du cirque et de la rue dirigée par Dédé, Christiane et Lili, ma famille artistique de cœur. J’aimais cette simplicité des rencontres, cet art à la fois exigeant et accessible à tous. Des heures de travail qui trouvaient leur récompense auprès d’un public, dans un esprit de fête, de guinguette retrouvée. Il m’était arrivé également de le jouer sur la scène d’un théâtre. J’invitais les spectateurs à monter sur les planches autour de Pierrot et d’Amélie. Dans ce cube, nous étions sur le même bateau. Fabula avait réalisé les belles planches illustrées du spectacle. Bientôt, j’accueillerais deux autres compagnons de route, Christophe, et son accordéon. Bientôt, quand le glas fut sonné. Plus rien. Mon dernier contrat avait été annulé les jours suivant l’annonce du confinement. Ma Valise-Théâtre restait fermée. Quand l’ouvrirais-je ? Certes, j’aurais pu filmer Pierrot et Amélie. Je n’avais pas ce genre de caméra adaptée pour un « chat live ».  Et puis… Jouer devant un objectif n’avait pas la saveur d’un regard, d’un sourire, d’un mot, d’un rire, là, présents. Le Grand Chef comptait sur l’imagination des artistes pour aller dans les écoles réinventer la Culture. Comptait-il sur Pierrot, Amélie et tous me amis artistes ? Peut-être ? La vie reprendrait… Un jour, j’ouvrirais ma valise, je déplacerais les chaises dans l’école, un beau cercle se formerait, le Grand Chef s’éclipserait… « A nous de jouer, les amis, Saltimbanques ! »

Cube (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Parallélépipède à six faces carrées égales ; objet ayant cette forme : jouer avec des cubes. 2 – MATH Produit de trois nombres égaux. Adj. Qui indique la mesure d’un volume : mètre cube.

Cube (Le Petit Rousse de Poche) : un cercle à reformer.

 

La Culture serait ouverte le 11 mai 2020 !

 

Thierry Rousse, Nantes,  mercredi 6 mai 2020.

28ème récit, J- 5 de ConfiNez

Etre libre?

 

Mardi 5 mai 2020, Nantes, J-6.

J moins Six. Mon dernier doigt de la main droite. Il me resterait demain les cinq doigts de la main gauche pour dire « Au revoir mes ConfiNez ! ». Ce mardi 5 mai 2020 était un grand jour. J’avais obtenu l’autorisation de rendre visite à mon Papa à  l’Ehpad « Beauséjour » le mardi 5 mai 2020.  Le rendez-vous était fixé à 16 heures. Première fois que je sortais du périmètre bien au-delà des mille pas quotidiens. Je devais me rendre de l’autre côté de la Loire au nord de Nantes. Qu’allais-je découvrir ? Retrouverais-je ma ville comme je l’avais quittée le 13 mars 2020 ? Les ponts étaient bien là, la Loire et ses deux bras, son île et son Centre Commercial Beaulieu pas beau du tout, Le Lieu Unique et ses p’tits Lus, le Château et sa bien-aimée Duchesse Anne, la Cathédrale et son trésor, l’Erdre et ses airs de jazz, les bateaux immobiles accrochés à une note, le Marché Talensac et ses étals, la Place Viarme et son Tramway, tout était bien là, moins les gens. Les gens, il y en avait un peu plus dans le Tramway, des gens, à Commerce, à Beauséjour, la plupart d’origine africaine, les gens. Sans doute, était-ce dans leurs habitudes de sortir ? De palabrer ? De jouer ? Peut-être souffraient-ils, ces gens d’Afrique, d’être enfermés dans leurs cités ? J’ignorais… De longues queues devant les Tabacs, des cabas bien remplis défilaient sous mes yeux. Peu de gens masqués, peu de distances respectées. L’arrogance d’affirmer notre liberté ? La nonchalance ? L’insouciance ? L’égoïsme ? « Cela n’arrivera qu’aux autres, je suis invincible ! ». Ou bien, l’ignorance ? Ou bien, tout simplement : « Insupportable à porter ce masque ! De quoi ai-je l’air ? Comment parler ? Comment respirer avec tout ça ? Comment plaire à une femme ? ». Je découvrais enfin le vrai monde, ce monde que je voyais depuis bientôt deux mois derrière l’écran de mon Smarphone. Quelques commerces commençaient à ouvrir. Le gérant s’activait à nettoyer le bien de toute sa vie. Les cafés, eux, étaient fermés, des grilles pour les uns, des rideaux noirs flottant au vent pour les autres, ces cafés qui gardaient la porte ouverte, sans doute pour laisser rentrer l’air… Les commerces de première nécessité, naturellement, étaient ouverts : un caviste, une quincaillerie, une supérette de produits congelés…  Après mon voyage en Busway, je m’autorisais une marche depuis la place Foch. Je traversais l’esplanade déserte du Maréchal, j’enjambais l’Erdre tendre à mon coeur, je longeais le Marché Talensac jusqu’à la Place Viarme, rejoignant le Tramway. Une enfant ne voulait plus rentrer, s’amusant à sauter d’une estrade. « Viens, allons voir ce qu’il y a plus loin, ma Chérie » lui disait son papa. La petite fille ne semblait guère convaincue. On ne pouvait pas mentir aux enfants. Plus loin, c’était pareil qu’ici, que du bitume. Tous les jeux de plein air, tous les jardins, toutes les promenades, des bords de l’Erdre aux bords de Sèvre, étaient interdits. Interdits tous ces lieux où on pouvait respirer et s’évader. Tout était conçu pour nous ramener à cette tragique réalité : la plus vaste prison que l’Homme n’ait jamais inventée. Je ne retrouvais plus ce Nantes foisonnant de vie, de jeunesse aux terrasses des brasseries, ce Nantes de la culture, de la fête à tous les coins de rues. Qu’importe, en ce jour, je rendais visite à mon Papa. J’attendais sagement l’heure devant l’établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes « Beauséjour ». A 16 heures précises, le personnel hospitalier m’accueillait avec beaucoup de délicatesse, de gentillesse. Je me sentais attendu. Non, je ne rentrerais pas par l’entrée principale habituelle. Un jeune agent hospitalier masqué, fort aimable, m’accompagnait au sous-sol de l’établissement. Une salle était aménagée avec toutes les précautions requises. Lavage des mains, prise de la température, port du masque, signature du registre des visites. Une jeune agente hospitalière masquée, elle aussi, aux yeux ravissants, conduisait mon Papa. Mon Papa était également masqué. Une palissade vitrée nous séparait. Curieuse situation. La première fois de ma vie que je me retrouvais dans un tel contexte ressemblant à un parloir de prison. Je savais que c’était pour le bien de mon Papa, je savais que les agents hospitaliers n’y étaient pour rien, ils subissaient, eux-aussi, cet isolement.  Je pense que nous étions tous émus, tous bouleversés, tous embarrassés par ce qu’il nous arrivait, cette drôle de guerre pas vraiment drôle, ni au début, ni à la fin. La durée de la visite était limitée à trente minutes. L’agente hospitalière devait restée dans la salle. Elle se faisait discrète, attentionnée. Que se passait-il, là haut, dans les chambres ? Y-avait-il des résidents atteints du Covid-19 ? « Aucun pour le moment » me répondait l’agent hospitalier. « Quand pourrais-je organiser une sortie avec mon Papa dans ma maison ? – Nous ne savons pas. Il fait partie des personnes fragiles ». Je sentais des larmes contenues dans les yeux de cette jeune agente hospitalière étudiante. Des larmes de fatigue ? Des larmes d’émotion ? Des larmes d’amour ? La fatigue gagnait mon Papa. Je ne pouvais pas l’embrasser, que lui dire : « A ce soir, je t’appellerai ! ». Je n’avais pas le droit de photographier mon Papa. Le protocole était strict, orchestré par les Chefs de la Nation et leurs experts. Ce qui se vivait à l’intérieur de ces murs hospitalers demeurait secret. On n’en savait que ce que les personnes autorisées à parler pouvaient nous en dire. Je quittais mon Papa, espérant très vite le revoir en dehors de ce parloir.

La liberté nous avait été ôtée, pour combien de temps ?

Le Chef du Service des Urgences de l’Hôpital George Pompidou expliquait sur BFMTV que cette privation de liberté avait dû être décrétée suite au manque de tests, de masques… « Les tests ! Les masques ! Adjudant ! ». L’Adjudant avait bon dos, l’Adjudant. L’Adjudant, épuisé de courir, faisait ce qu’il pouvait l’Adjudant  pour sauver des vies. « Vous toussez, Adjudant ? ». Le Grand Chef, aujourd’hui, était à l’école. Une maîtresse masquée. Six élèves bien sages isolés à leur table. « Qui est-ce, madame ? ». Les élèves n’avaient pas reconnu le Grand Chef. Il prit son masque, le baissa : « Coucou, c’est moi, Zorro ! ». Le Grand Chef était là au milieu de la classe et l’école était sauvée. Tous au travail le onze mai ! « Je suis le bon sens » chantait le Grand Chef.  « Suivez-moi, à la queue leu-leu, un mètre l’un derrière l’autre, et tout le monde se marre ! ». Le Grand Chef était un bon animateur. Il aurait pu être la maîtresse de l’école, le Grand Chef. Le Grand Chef quittait son masque autoritaire pour un visage de bon père de famille. Un père rassurant qui posait le cadre. De l’ordre, de l’organisation, rien de tel pour nous détendre. Tout irait bien, Madame la Marquise ! Le Grand Chef avait juste commis une erreur : ôter son masque par le bas en le touchant. Cet acte était formellement interdit par la loi. Le masque se retirait par les élastiques. Le Grand Chef venait de recevoir un zéro pointé de la maîtresse. Il était puni, au coin, le Grand Chef ! Les Grands devaient montrer l’exemple aux Petits, c’était écrit sur le fronton de la République. Mon masque en tissu blanc, je venais de le recevoir, ce matin, dans ma boite aux lettres. C’était un cadeau de Johanna. Johanna était pour nous, habitants de Nantes, une bonne maman, ou, une grande sœur prévenante. Demain, je lirais le mode d’emploi, je répéterais mon rôle de Zorro, je ne voulais pas me retrouver avec un zéro pointé, puni au coin comme le Grand Chef qui venait de perdre son rôle.

Etre libre ? Je n’avais pas répondu à la question du jour. J’échafaudais quelques pirouettes. Toute liberté était relative. Nous étions plus ou moins libres. Tout dépendait du point de vue. J’étais plus libre qu’un prisonnier dans sa cellule. J’étais moins libre qu’un oiseau dans un ciel sans chasseur. J’étais prisonnier de mon corps si je pensais que mon corps était une prison. Si je considérais mon corps comme un oiseau, mon esprit pouvait s’envoler et se sentir libre, pourvu qu’il n’y eût point de chasseur. Mais, à être trop libre, je n’étais plus libre. Toute contrainte déclenchait ma soif de liberté. Sans son contraire, la liberté n’existait pas.

« La liberté désigne ici l’aptitude à dépasser, généralement à travers une situation de crise, le poids des aliénations qui conditionnent nos automatismes et nos habitudes. Elle brise les cercles vicieux. Elle appelle imagination et créativité. Elle rend brusquement crédibles à nos yeux étonnés de nouveaux modèles de comportements individuels ou collectifs. Elle pousse nos destinées au-delà des frontières que leur assignent les systèmes, et débouche sur un futur ouvert. Elle dépasse les fausses alternatives dans lesquelles les sociétés piétinent et s’emprisonnent. Bref, elle étend à l’infini, dans un mouvement d’intériorité et d’approfondissement, le champ du possible ». (*)

Libre (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Qui peut venir et aller venir à sa guise, qui n’est pas prisonnier : l’accusé est libre. 2- Qui a le pouvoir d’agir, de se déterminer à sa guise : vous êtes libre de refuser. 3- Qui ne subit pas de domination, qui jouit de la liberté politique : pays libre. 4- Qui est sans contrainte, sans souci des règles : on est libre dans cette maison. 5- Qui n’est pas lié par un engagement : je suis libre ce soir. 6- Qui n’est pas occupé, retenu : le taxi est libre ; Qui n’est pas limité par une autorité, une règle : presse libre ; libre de tout préjugé. Ecole libre : qui ne relève pas de l’enseignement public. Temps libre : dont on peut disposer à sa guise.

Libre (Le Petit Rousse de Poche) : épris d’un élan infini.

Des gens, il y avait aussi, assis sur le bitume, des personnes sans domicile. Qui était libre ? Qui ne l’était pas ? Entouré de murs visibles et invisibles ?

Thierry Rousse, Nantes,  mardi 5 mai 2020.

27ème récit, J- 6 de ConfiNez

(*) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes », Poche Marabout.

L’objectif du jour

 

Lundi 4 mai 2020, Nantes, J-7.

Le journaliste de BFMTV était détendu ce soir, il  plaisantait avec sa charmante collègue qui annonçait la météo. « Il a fait chaud dans le sud aujourd’hui » lui faisait-il remarquer en souriant. A quoi pensait-il en disant cette phrase ? A ce que tout le monde pensait ? Sortir, inviter ses copains-copines,  se baigner, prendre un apéritif en terrasse, danser, s’enlacer ? S’embrasser, enfin ! La Libération dans sept jours prenait cet air de fête. Le Grand Chef avait pris le micro cet après-midi. Tout se ferait dans le calme, de manière organisée. « La vie avec le virus » nous accueillait. Cette nouvelle vie avec le virus était un bon remède à la solitude. Vivre avec le virus, apprendre à le connaître, lui parler. « Comment vas-tu, mon virus ? Tu es gentil, promis ? De quoi as-tu envie aujourd’hui ? Que je t’emmène à l’école ? A la boulangerie ? Au restaurant ? Dans un jardin ? Au théâtre ? Non, le théâtre est fermé. C’est bon, pleure pas ! Je vais t’acheter une voiture toute neuve ! ». Il faudrait faire preuve d’imagination pour satisfaire les caprices du virus. « Quel masque veux-tu ? Le blanc ? Le noir ? L’arlequin ? L’arc-en-ciel ? Celui avec des têtes de morts ? ». Je prenais de l’avance. Je m’habituais à ce colocataire qui s’invitait chez moi. « Bien, mon pote le Virus, maintenant que je dois vivre avec toi, ce serait bien que tu participes aux frais : le loyer, la nourriture, l’eau, le gaz… ». Aujourd’hui, j’étais parti chercher pour lui ma nouvelle bouteille de gaz, tout au bout de la large route de Clisson, à la Station Service de l’Hypermarché Auchan. Hélas, il n’y avait que là que je pouvais en trouver une, bouteille de gaz. J’avais dû prendre le bus. Il y a bien longtemps, presque deux mois que je n’avais pas pris le bus. Je redécouvrais ce monde étrange et fabuleux. Nous étions peu nombreux dans le long Busway fabriqué en Suisse. Quatre passagers éloignés les uns des autres et s’observant. Un monde bien sage, taciturne, attentif au moindre rapprochement intempestif. Le conducteur était isolé dans sa cabine et ne craignait rien, hormis son volant. De l’Arrêt à la Station Essence, il me restait un bon mille, tirant mon chariot avec ma bouteille de gaz vide. « Posez-le devant ! » me dit la caissière dans sa cage de verre. « Reculez ! ». Je restais à trois mètres de ma bouteille posée devant la réserve grillagée des bouteilles. La caissière masquée sortit, prit ma bouteille, la fit disparaître et ressortit, victorieuse, avec une nouvelle bouteille qu’elle posait à la place de l’ancienne bouteille. En un éclair, elle regagnait sa cage de verre, dans une solitude infinie. « Uniquement par carte bleue !». Docilement, je me soumettais à ses ordres. Je m’en allais tirant mon chariot avec ma nouvelle bouteille de gaz, fier, un peu plus lourde, certes, ma bouteille. Les mesures de distanciation avaient été respectées et le contact avait été plutôt politiquement correct. Les voitures s’accumulaient sur le parking de l’Hypermarché Auchan. Un Auchan qui n’avait aucunement l’air d’un champ que son nom illusoire. Le bus tardait à venir. Je décidais de marcher le long de cette large route de Clisson, bruyante, laide qui sentait le retour d’une civilisation inconsciente. La chaleur était lourde comme ma bouteille, prête à exploser. Enfin, je retrouvais ma maison et un jardin luxuriant. Un cœur rouge s’affichait sur l’écran de mon Smartphone : « Alerte Santé. 10 000 pas. Vous avez atteint votre objectif du jour ». Il était 14 heures 02, j’étais arrivé chez moi, la bouteille de gaz n’avait pas explosé, et j’avais atteint mon objectif du jour. Je me sentais heureux, comblé de cette bonne nouvelle. Ainsi, la vie se résumait à cet objectif quotidien : 10 000 pas. Il était 14 heures 02. Que pouvais-je faire à présent de ma journée si j’avais déjà atteint mon objectif du jour ? Tout ne pourrait être que banalités, vanités. Je n’avais plus d’objectif, puisque je l’avais atteint, puisqu’une personne que je ne connaissais pas m’avait écrit à 14 heures 02 : « Votre objectif du jour est atteint ». Je grimpais dans ma niche, et, banalement, je postulais pour un emploi : « Aide à domicile ». Le site s’appelait « Cœur » et ce nom me plaisait, « cœur ». Un coup de cœur, peut-être, vain ? Chercher un emploi était un emploi à plein temps. Il ne me restait guère plus de temps pour trouver un emploi. Mon esprit était parfois distrait. Je pensais à Océane que j’avais rencontrée à distance, car toute rencontre, à présent, se faisait à distance. Océane vivait à Hawaï et diffusait de merveilleuses vidéos sur Facebook. Son sourire, son regard, l’océan, le ciel, tout resplendissait et vibrait en elle. Océane promulguait des soins à distances. Pouvoir être si éloignés et si proches, l’un de l’autre, me fascinait. Comment pouvait-on soigner à distance ? Océane me répondait par de jolis cœurs et j’y croyais. Nos pensées, dans le ciel, vibraient à l’unisson. Océane nous rassemblait à des milliers et des milliers de pas à vol d’oiseaux. Quelle idée géniale ! Nous formions une communauté, la communauté d’Hawaï. Hawaï… Où pouvait bien se trouver Hawaï ? De vague mémoire de leçons de géographie, Hawaï était une île au milieu de l’océan Pacifique entre l’Amérique et le Continent asiatique. Je comblais mes lacunes grâce à ma copine Google : «  Hawaï est un archipel volcanique isolé dans le Pacifique central. Ses îles sont réputées pour leurs paysages accidentés composés de falaises, de chutes d’eau, de forêt tropicale et de plages dont le sable arbore des teintes dorées, rouges, noires, voire vertes ». Isolés, nous étions, chaque être, isolé, et grâce aux vibrations, nous étions ensemble. « Où sont les masques, Adjudant ? – Dans les Hypermarchés, Grand Chef ! – Vous auriez dû me le dire le premier jour, Adjudant ! ». Les Hypermarchés avait attendu le jour de La Libération pour vendre les masques dont tout le monde avait besoin pour survivre en temps guerre. Les Hypermarchés aimaient bien jouer des farces au petit peuple. La reprise de la vie économique était rapide et le Chef de l’Intérieur jubilait. Devant cette farce tragique, j’avais besoin des yeux souriant d’Océane pour imaginer un autre monde, plus beau, sans doute. Ses messages vibraient dans le volcan de mon cœur comme les vagues d’un soupir aimant : « Vibrer ton intensité est le plus beau cadeau que tu peux offrir à toi et au monde. With love, Océane ».

A ses paroles, rien, je n’avais envie d’ajouter rien, rien qu’un silence profond, vibrant de toutes les âmes du ciel.

Objectif (Le Petit Larousse de Poche) : 1- But à atteindre. 2- PHOT Système optique permettant de former l’image sur un support sensible.

Objectif (Le Petit Rousse de Poche) : Invisible Amour qui nous relie.

Idir venait de nous quitter et ses chansons vibraient dans le premier soupir de ma nouvelle vie.

« A new life with Love »

 

Thierry Rousse, Nantes,  lundi 4 mai 2020.

26ème récit, J- 7 de ConfiNez

Un dimanche entre Coucou et Rien

 

Dimanche 3 mai 2020, Nantes, J-8.

Huit jours, plus que huit jours. Le décompte sur une main. Je soufflais. Bientôt, je sortirais, au-delà des mille pas, sans autorisation à remplir. Juste un masque à porter pour prendre le bus, le tramway et faire mes courses. Le mètre de distance avec mes semblables qui devenait une habitude. Je n’avais pas vécu le plus dur. Le plus dur de cette guerre revenait aux premières lignes, aux deuxièmes lignes, aux victimes, et à toutes les troisièmes lignes qui vivaient dans d’étroits logements au cœur de cités de béton. C’est ce qui me guettait, l’une de ces tours de béton Habitation à Loyer Modéré. Ma propriétaire envisageait de vendre la jolie maison où je vivais, dont la fenêtre donnait sur un jardin luxuriant. J’étais malade à la pensée de devoir quitter ce Paradis. Le Coucou me réveillait, en ce dimanche matin, de son joli chant à 9 heures précisément: « Coucou ! ». Il m’appelait à le rejoindre. C’était à 18 heures précisément que, de nouveau, je l’entendis chanter : « Coucou ! ». L’oiseau invisible clôturait ma journée, me disant : « Il est l’heure que tu écrives ». J’avais pris cette habitude, depuis le confinement écrire entre 17 heures 30 et 19 heures 30. Aujourd’hui, aucun sujet n’était venu à mon esprit. J’avais fait le choix de ne pas écouter en ce dimanche BFMTV. Le temps m’apparaissait soudain si calme, comme si la guerre n’avait jamais existé. Un temps infini comme ce ciel blanc. Quelques gouttes ce matin à l’heure de ma promenade. Et, puis le silence, savourer l’instant, savourer le rien. Le rien, existait-il ? S’il n’était rien, comment pouvait-il exister ? Et pourtant, on le nommait, le « Rien ». Si on le nommait, c’est qu’il existait le « rien », donc qu’il n’était plus « rien » le « rien » mais bien quelque chose. Cette chose impalpable qui existait sans pouvoir la toucher, l’embrasser, cette chose du « rien ». Mon « rien » commençait par le ménage quotidien. Mon « rien » continuait par un bol de Chicorée accompagné de deux croissants. Mon « rien » se poursuivait par une promenade jusqu’au port de la Morinière. Mon « rien » à midi se résumait à dix-huit pommes de terre Dauphine. Mon « rien » se glissait sous sa couette blanche. Mon « rien » appelait mon Papa. Mon « rien » lisait « L’Humanité Dimanche ». Mon « rien » prenait des notes sur son petit carnet rose : « La crise sanitaire met en évidence l’échec d’un modèle de développement basé sur l’hyper mobilité des personnes et des produits, la mise en concurrence des travailleurs, le pillage des ressources naturelles, la désarticulation des systèmes productifs »(1).  Mon « rien » découvrait que cette course au profit n’était pas rien. Mon « rien » aspirait à retrouver son « rien », un coin de nature. J’ouvrais « La vie sociale des plantes » là où je l’avais laissée, la veille au soir, page 183. Le titre du paragraphe était  « Les plantes et la guerre conventionnelle ». Décidément, la guerre était partout, même chez les plantes : « Les différents types de guerre chimique entre êtres vivants se résument toujours à des phénomènes d’empoisonnement à distance, empoisonnement dû à l’émission par une plante d’une substance toxique » (2) .Cette nouvelle m’attristait, moi qui voyais la nature si paisible. Le Coucou préparait-il une attaque contre mon « rien » ? C’était une araignée que je vis sur le carrelage de ma maison. Doucement, je l’invitais, à prendre l’air. L’araignée semblait craintive, inoffensive, fragile . Était-ce cette araignée qui tissait de jolies toiles dans ma maison, et m’offrait, en cadeaux, ses chefs d’œuvre ? Une artiste intermittente, si douée et discrète. Je ne pouvais que l’imiter. Pourquoi l’avais-je chassée ? Avais-je peur de sa fragilité ? Etais-je jaloux de son talent ? Ce dimanche de « rien » commençait à se peupler de rencontres imprévisibles. Que faisait maintenant l’araignée dehors ? Tissait-elle un hamac entre les hautes herbes ? Et si je lui demandais de me coudre un masque résistant à l’ennui ? J’avais appris lors d’une exposition au Muséum de Nantes consacrée à cette grande Dame noire qu’il n’y avait pas plus résistant qu’une toile d’araignée. J’ouvrais ma fenêtre : « Reviens ! Où es-tu ? ». L’araignée ne me répondit pas. Je me retrouvais seul face à mon « rien ». Je révisais alors mon texte, « La ferme des animaux » de George Orwell, mise en scène par Sébastien Vuillot. La résidence de création prévue en avril 2020 sur la magnifique scène du théâtre « Horizinc » de Bouvron  avait dû être annulée. J’ignorais la date où nous pourrions reprendre le travail. Il paraissait compliqué de jouer masqué des répliques où les travers humains nous étaient dévoilés. Il ne me restait « rien » de ce dimanche que des souvenirs, des souvenirs de « dimanche », des « presque rien »…

Le dimanche était le jour du repos, le jour de la famille. Je visitais, chaque dimanche, mon Papa à l’Ehpad Beauséjour, puis, quand il pleuvait, je visitais les musées. J’organisais mon programme, tantôt au Musée des Beaux-Arts, tantôt au Muséum, tantôt au Musée du Château de notre chère Duchesse Anne. Je voyageais à travers les expositions, du monde des Araignées aux forêts d’Amazonie, des vols du Chamane à la canne de Chaplin, je nourrissais mon esprit. Quand le soleil resplendissait, je marchais, mon catalogue de jardins en main. Dix jardins, dix dimanche ensoleillés, je remplissais mes yeux et fortifiais mes pieds : Jardin des Plantes, Ile de Versailles, Procé, La Gaudinière, Parc floral de la Beaujoire, le Grand Blottereau, l’Ile de Nantes, les Oblates… Il m’en restait deux à découvrir : la Chantrerie et l’Arboretum du cimetière. J’attendrais un peu pour le cimetière. Dans ces jardins, la vie, à tout instant, me faisait « coucou ». J’y croisais des anglaises, un magnolia, un camélia, des érables, des nuages de pins, une carpe, une maison japonaise, une Nymphéa éblouissante, je sautais de rocher en rocher la rejoindre, un tulipier de Virginie, un dahlia, une bruyère, une coulée verte et des âmes qui dansaient, des châtaigniers, des chênes plusieurs fois centenaires, je me faufilais entre les allées jusqu’au torrent d’une montagne retrouvée, je longeais sa cascade, le torrent s’enrichissait de ses affluents, il était maintenant rivière, le torrent, et me menait jusqu’au large fleuve de l’Erdre, où je slalomais entre les joggeuses, les vélos et les chiens. La vie était belle au bord de l’eau. Il m’arrivait de prendre le BatoBus pour gagner l’autre rive. Au Grand Blottereau, je me retrouvais au cœur du Lubéron, tendres collines issues de vacances lointaines, à Suncheon dans une Corée inconnue, m’enfonçant au fin fond d’une forêt de bambous jusqu’à sa céleste pagode au bord de l’étang, je finissais ma traversée par le Bayou, jouant de l’harmonica et de mes rêves. Les Oblates, sur la Butte Sainte-Anne, était mon jardin secret, à l’ombre d’une abbaye, je promenais mes prières, entre les potagers et les cèdres, je me voyais ramer sur la Loire, remontant les châteaux et les siècles jusqu’en Ardèche.

A ces escapades bucoliques, depuis janvier 2020, je prenais, un dimanche par mois, la route vers Campbon, charmant village niché sur un mont de Bretagne, entre Nantes et Saint-Nazaire. C’était la première fois de ma vie que j’animais un stage « Clown » Je n’aurais jamais osé si ToTTi ne m’avait pas dit : « Vas-y ! ». « ToTTi », je l’avais rencontré grâce à Jean-Luc qui m’avait accompagné vers ce trésor enfoui. « Transmettre ce que j’avais reçu, vécu, depuis que ce Nez m’avait été offert » était la proposition de Déborah. Le pas était fait. La participation était libre. Six stagiaires, ravis, décidaient de remplir mon bonnet. Je me retrouvais, par un doux hasard, sage-femme de Clowns aussi beaux, aussi uniques et touchants les uns que les autres. Ce pécule, et bien plus, me sauvait d’une catastrophe annoncée. Malgré tous mes efforts, l’énergie et le temps que je déployais, je ne parvenais plus, ces derniers temps,  à vendre mes spectacles. Le marché était rude. Les coudes se serraient. Cette échappée, un dimanche, avait allumé une étincelle d’espoir en mon cœur. Ce dimanche 3 mai 2020, tout espoir s’éteignait. Le monde du spectacle était confiné jusqu’à nouvel ordre. Qui donnait les ordres ? Il me restait  un certain nombre de pommes Dauphine dans le compartiment Pôle Nord de mon réfrigérateur. Je n’avais plus envie de les compter, les pommes Dauphine. ToTTi dormait dans l’arbre de son coffret. Rien, ce dimanche, il n’y aurait rien, rien qu’un « Coucou » qui me ferait naître à l’instant présent.

Rien (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – (avec ne ou précédé de sans) Aucune chose : il ne fait rien ; sans rien faire. 2 – (sans ne) A une valeur négative dans des réponses ou des phrases sans phrase : à quoi penses-tu ? – à rien ; rien à l’horizon. 3- (sans ne) Quelque chose : est-il rien de plus simple ? .Cela ne fait rien : cela importe peu. Cela n’est rien : c’est peu de chose. Comme si de rien n’était : comme si la chose n’était pas arrivée. De rien : réponse polie à un remerciement. De rien, ou, de rien du tout : sans importance. Pour rien : (a) inutilement. (b) gratuitement, pour très peu d’argent. Rien que : seulement. Chose sans importance, bagatelle : un rien lui fait peur. En un rien de temps : en très peu de temps. Un rien de : un petit peu de.

Rien (Le Petit Rousse de Poche) : pour tout accueillir.

N’était-il rien de plus simple que de ne penser à rien ?

Coucou ! Coucou ! Coucou !

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 3 mai 2020.

25ème récit, J- 8 de ConfiNez