Jeudi 23 avril 2020, Nantes, 39ème jour de ConfiNez .
Le soleil pointait son nez à ma fenêtre, et semblait, de nouveau, s’installer sur un mois d’avril d’été. Le prix du baril chutait et c’était la panique à Dallas. Moins 37 dollars ! GR, pour les vieux qui l’ont connu comme moi, était vert. Les Rois du Pétrole continuaient à extraire l’or noir, 88 millions de barils par jour. Les tankers étaient pleins. L’or noir se répandrait, un jour, dans les champs de maïs, aux alentours des raffineries. Des rivières bleutées coloreraient la mer. L’économie mondiale semblait définitivement à l’arrêt. « Enfin, moins de voitures, de camions sur les routes ! », les abeilles respiraient. « Coupe ton robinet, Mustafa ! – J’peux pas, GR, il est grippé ! ». Le robinet de Mustafa était grippé depuis que l’or noir coulait à flots et polluait le ciel. Bientôt, nous serions dans une bulle, confinés dans une sphère planétaire, mais les Rois du Pétrole et les GR s’en foutaient. Seul le cours du baril comptait ! L’économie mondiale reposait sur cet or noir qui tuerait, un beau matin, nos enfants d’asphyxie. Les scientifiques nous avait alerté, le réchauffement planétaire deviendrait irréversible, la courbe des victimes exponentielle. Ce Docteur de Wuhan avait alerté l’Ordre Mondial de la Santé. Il en était mort. Enfin, le Grand Chef chinois l’écoutait, il était bientôt trop tard. Le corps était raide. La pandémie s’était répandue. Covid-19, Or noir et « au revoir ! ». Comme chaque matinée, je partais me promener. Une heure autorisée. J’avais délaissé Beautour, les vautours bleus tournaient trop autour de mes sandales, je ne pouvais plus faire un pas sans les voir. Je prenais l’autre direction : le bourg de Sèvre. J’aimais me perdre dans ses ruelles de pavés, ses maisons fleuries, encastrées les unes aux autres, un coin secret de Nantes, si coloré et paisible, un air de Provence dont je tairais l’emplacement pour ne pas attirer les vautours. Je souriais. Pour la première fois, au Bar-Tabac de Sèvre, je voyais « L’Humanité » ! « – Vous vendez « L’Humanité » ? – Ca m’arrive… », Me répondit le Buraliste qui ne portait ni masque, ni gants. Un intrépide, un baroudeur, un de ces gars qui ne se laissait pas déborder derrière son comptoir, le Buraliste de Sèvre. Ca lui arrivait de vendre « L’Humanité », au gré du livreur. Aujourd’hui était une journée d’ « Humanité ». L’humanité était imprévisible. Je regardais les vaches avant de rentrer. Je les avais retrouvées dans un autre pré au bord de la route, les Ecossaises. Les Nantaises, je ne les voyais plus. Les Ecossaises étaient plus robustes que les Nantaises. Le prix du baril avait chuté, et ma Caisse d’Epargne m’annonçait par Sms qu’il ne restait plus 53 euros 85 à 7h10 sur mon compte. Il avait fallu que je débourse 141 euros pour la carte grise d’une voiture qui restait confinée, bien rangée dans son garage. Les voitures, je les préférais en miniature, les voitures, prendre le train, réfléchir à demain, observer les fleurs défiler, lire, écrire, dormir… Pourtant, il fallait bien une voiture pour aller travailler. Tant de lignes de chemin de fer avait disparu de nos campagnes, des gares, abandonnées aux ronces, des chefs de gare délaissés à leurs déboires. A tout moment, un Chef de l’Emploi pouvait m’appeler pour une mission incertaine. Je devais me tenir prêt, « Garde à vous », posséder une voiture comme tout le monde, et polluer l’atmosphère. J’en étais rendu à mon 99ème métier favori. Ma liste était belle, de l’écrivain au crêpier, j’étudiais, en détails, chaque métier. Le 11 mai 2020, c’était bientôt trop tôt pour être libéré. «- Je peux avoir un sursis, Grand Chef ? – Voyez ça avec mon Adjudant, petit ! – Il est où, Grand Chef, votre Adjudant ? – Au Pouliguen, il joue aux petits bateaux dans un bassin ». Je ne comprenais rien, plus rien, plus rien à tout ce monde. Il fallait maintenant choisir : mourir du Covid-19 ou mourir du Tabac ? On vous soignerait du Tabac qui vous guérissait du Covid-19 afin que vous puissiez mourir du Covid-19 et non du Tabac. C’était l’heure de rentrer. Je ne fumais pas de toute façon, et le Séquoia avait chassé de mes poumons cet inconnu. Un papa jouait au ballon avec ses enfants sur la place d’Emma. Dans mon impasse, il n’y avait plus de fille, plus de gars, plus de palet nantais, plus de bière. Il n’y avait plus que moi qui rentrais dans le bistrot de mes souvenirs et de mes livres. Je songeais aux bistrots des p’tits bonheurs.
Je les aimais, ces bistrots des p’tits bonheurs, où, autour d’un p’tit jaune, on refaisait le monde à Nanterre avec mon Camarade Boris. J’en découvrirais bien d’autres à Nantes qui me tendaient leurs mains : le Live Bar où je venais écouter mon amie chanteuse Dandy Rock au cœur d’or, Djôrdj, « C’est pas du toc ! »; Le Café Rouge Mécanique, où Burny et ToTTi se livraient à un étonnant « Strip-Tiz » devant la foule ébahie des Amuse-Gueule ; Le Temps des Copains où je m’enivrais des chansons de Bourvil magnifiquement interprétées par l’accordéoniste Marcovitch. Ah, ces bistrots aux p’tits bonheurs, il y en avait partout qui enchantaient mon cœur et mon ventre, de ces saucissons pendus qui me faisaient de l’œil, de cette belle Brune de Bouffay qui m’offrait sa coupe, à travers les rues, les places d’une ville si festive et si jeune, savourer une plancha au Coup du Lapin, fourrer mon nez au Coup Fourré, rêver de p’tits Lu au Lieu Unique, ramer à La Grande Barge où Laetitia Velma, de ses touches délicates, nous emportait sur son piano planant, caresser Le Chat Noir, l’ami fidèle du Collectif des Artistes pour le Climat, redemander de l’harissa à la jolie serveuse berbère du Couscoussier, trinquer avec Jacky à notre compagnie au Delirium Café, construire le monde de demain avec Le Colibri au Baroudour, combien de p’tits bistrots pour rire, danser, s’émerveiller, jouer, écouter, partager, se régaler, tailler une bavette, « Que deviens-tu l’Ami ? » ; rêver qu’un jour, avec Emma, au Chants d’Avril, j’irais manger. Des p’tits bistrots aux p’tits bonheurs, des verres, des épaules qui se cognaient, des pensées qui trinquaient, des mains qui s’enlaçaient, des yeux qui s’aimaient, des bouches qui se délectaient des saveurs d’Orient, Nantes, la ville de tous les ports, de toutes les mers, de la Bretagne à l’éléphant, Nantes et ses p’tits bonheurs, Nanterre et sa parade, Paname et son quartier Latin… Je me souvenais d’un autre bistrot, au cœur de La Goutte d’Or, la « Maison du Partage » de l’Armée du Salut, venaient y manger les solitaires de la vie, les pèlerins du trottoir, les perdus de l’amour, tantôt je les servais, tantôt je faisais la plonge, le verbe était haut, l’ambiance, chaleureuse. J’aimais ces p’tits bistrots du bonheur, de la promiscuité, remplis de vie, ces restaurants où on se sentait en famille, « Chez Ma », « Chez Gladines », de Dammarie-Les-Lys à la Butte aux Cailles, il n’y avait qu’un pas. Ces p’tits bonheurs n’attendaient que nous pour revivre. Avec tristesse, je compterais les places vides…
Bistrot (Le Petit Larousse de Poche) : Débit de boissons, de café
Bistrot (Le Petit Rousse de Poche) : Débit de demi-mots partagés
J’écoutais Idir, « Deux rives, un rêve », je trinquais, nez à nez, avec mon Clown ivre de souvenirs. Une brasserie à Paris avec mon frère Pascal, Delphine et Julie. Dernières escapades avant la guerre.
Thierry Rousse, Nantes, Jeudi 23 avril 2020.
15ème récit, 39ème Jour de ConfiNez