Un cube de 2 mètres carré

 

Mercredi 6 mai 2020, Nantes, J-5.

J moins cinq, une main, il me restait une main, cinq jours, cinq doigts, j’y étais. Ma main gauche, doigt après doigt s’ouvrirait comme une rose qui allait éclore. Une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui avait traversé la guerre à l’abri. Une nouvelle vie bien éloignée de toutes ces vies qui avaient lutté, qui s’étaient battues, qui étaient tombées, qui avaient pleuré et pleureraient encore leurs proches disparus. J’étais une vie ordinaire promue à un soleil renaissant. Je regardais le Grand Chef. J’écoutais le Grand Chef.  Le Grand Chef avait changé. Son arrogance, quand il jugeait le petit peuple de haut de sa montagne, semblait à tout jamais effacée. Le Grand Chef avait descendu le chemin de l’humilité, pris conscience de la grandeur des petits dans la vallée des souffrances. Chemise blanche, manches retroussées, après avoir écouté les représentants de la Culture, de ses mains ouvertes, déterminées, le Grand Chef sauvait du trou noir les artistes. Il leur offrait une année blanche, une année blanche comme sa chemise, une trêve, une paix. Les droits des intermittents seraient reconduits d’office pour un an. Un trampoline pour rebondir. Le Grand Chef reconnaissait tout leur travail qui ne se résumait pas aux quarante deux cachets obtenus dans l’année. Le Grand Chef admirait les efforts au quotidien de ces jardiniers assidus à la tâche pour faire éclore ces quarante deux roses. Je me réjouissais pour tous mes amis artistes intermittents connus et inconnus. J’ignorais quel était le sort des autres, ceux qui n’avaient pas le nombre de cachets suffisant pour bénéficier de ce privilège. J’en faisais partie. Devrais-je renoncer à mes rêves ? Laisser le champ libre à ceux qui avaient réussi ? Accepter la loi de la sélection naturelle ? Chercher un autre emploi ? Marcher à côté de cette fabuleuse famille ? Une famille parfois belle, accueillante, généreuse, animée de l’esprit du partage, des rencontres, des échanges, des collaborations, fidèle à l’essence même des arts vivants, toutes disciplines confondues. Une famille parfois méprisante,  imbue d’elle-même, n’aimant que se regarder, trahissant la raison même de son art pour exister et survivre. Ma direction était choisie. Je retournais vers ce qui m’avait amené  à prendre ce chemin. Le Grand Chef nous appelait à réfléchir à une autre forme de Culture, plus proche des gens sans doute. Une distanciation qui réinventerait la proximité. Le Grand Chef avait envie de soutenir les petits. Que lui arrivait-il ? Le Grand Chef ? Une conversion soudaine sur le chemin de Compostelle ? Le Grand Chef, pour la première fois, m’épatait. Était-il sincère ? Pouvais-je croire en ses paroles ? Entre les deux camps, j’avais toujours choisi celui des petits, un cube de quatre mètres carrés.

Dans ce cube, j’y logeais mon théâtre, j’y accueillais mes compagnons, Pierrot et Amélie. C’était un théâtre miniature pour les enfants, quinze enfants, c’était la jauge maximum. Je le jouais là où on voulait bien de moi, dans la rue, une bibliothèque de village, un restaurant familial, un festival. Les enfants étaient captivés et non captifs, certains grands aussi, d’autres voulaient l’agrandir, d’autres encore, l’ignoraient. J’avais eu le bonheur de le jouer sous un chapiteau, après une semaine de création avec mes amis circassiens, « Les Croqueurs de Pavés », une magnifique école des arts du cirque et de la rue dirigée par Dédé, Christiane et Lili, ma famille artistique de cœur. J’aimais cette simplicité des rencontres, cet art à la fois exigeant et accessible à tous. Des heures de travail qui trouvaient leur récompense auprès d’un public, dans un esprit de fête, de guinguette retrouvée. Il m’était arrivé également de le jouer sur la scène d’un théâtre. J’invitais les spectateurs à monter sur les planches autour de Pierrot et d’Amélie. Dans ce cube, nous étions sur le même bateau. Fabula avait réalisé les belles planches illustrées du spectacle. Bientôt, j’accueillerais deux autres compagnons de route, Christophe, et son accordéon. Bientôt, quand le glas fut sonné. Plus rien. Mon dernier contrat avait été annulé les jours suivant l’annonce du confinement. Ma Valise-Théâtre restait fermée. Quand l’ouvrirais-je ? Certes, j’aurais pu filmer Pierrot et Amélie. Je n’avais pas ce genre de caméra adaptée pour un « chat live ».  Et puis… Jouer devant un objectif n’avait pas la saveur d’un regard, d’un sourire, d’un mot, d’un rire, là, présents. Le Grand Chef comptait sur l’imagination des artistes pour aller dans les écoles réinventer la Culture. Comptait-il sur Pierrot, Amélie et tous me amis artistes ? Peut-être ? La vie reprendrait… Un jour, j’ouvrirais ma valise, je déplacerais les chaises dans l’école, un beau cercle se formerait, le Grand Chef s’éclipserait… « A nous de jouer, les amis, Saltimbanques ! »

Cube (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Parallélépipède à six faces carrées égales ; objet ayant cette forme : jouer avec des cubes. 2 – MATH Produit de trois nombres égaux. Adj. Qui indique la mesure d’un volume : mètre cube.

Cube (Le Petit Rousse de Poche) : un cercle à reformer.

 

La Culture serait ouverte le 11 mai 2020 !

 

Thierry Rousse, Nantes,  mercredi 6 mai 2020.

28ème récit, J- 5 de ConfiNez

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