Sept jours que je n’avais pas ouvert le journal, depuis ce lundi 11 mai 2020, jour de notre Libération. Sept jours que la Presse était en grève. Sept jours où j’avais oublié qu’un virus nous menaçait. Sept jours où j’avais repris une marche plus dynamique, poussant toujours un peu plus loin sur le chemin de Compostelle, le long de la Sèvre, du Séquoia à la cale de Beautour, de la cale de Beautour à La Chaussée-des-Moines, de la Chaussée-des-Moines au Champ de Courses, vaste clairière au milieu d’arbres de toute beauté. Sept jours où, équipé de mes bretelles, mes sandales, mon bermuda, mes lunettes de soleil, mon béret blanc, mon sac à dos portant ma gourde et mon goûter, je marchais vers Compostelle. Certes, je n’avançais guère, car je devais, chaque soir, faire demi-tour, retournant vers ma maison, où le lendemain matin m’attendait une recherche active d’emplois. Sept jours où j’admirais une nature sauvage traversée par sa rivière sinueuse qui l’avait façonnée. Je m’imaginais des crocodiles se glissant discrètement dans ses eaux verdâtres. J’y voyais leurs yeux étincelants comme des pépites de soleil. Sept jours que je croisais toute une France en marche retrouvant les plaisirs simples de la vie.
Aucune dépense ou presque, que mon goûter et l’effort physique. Les trois belles terrasses des restaurants de La Chaussée-des-Moines, « L’écluse », « Le Monte Cristo », « La Cantine ô Moines » étaient toujours fermées. Le Grand Chef se prononcerait sur leur ouverture fin mai. Des pertes considérables pour ces restaurants aux terrasses habituellement bondées lors de ces beaux week-ends ensoleillés. Un manque à gagner, tout un personnel au chômage. Une fermeture ayant des répercussions sur une chaîne de production liée à la restauration. A cette heure, ces terrasses closes étaient une tentation de moins pour ma bourse presque vide. Je savourais le goût désaltérant d’une eau encore gratuite. Pour combien de temps ? Le Chemin de Compostelle m’appelait à m’alléger des richesses matérielles. Léger, je commençais à l’être. Il me restait encore un bon bidon, quelques réserves de graisse qui me ralentissaient. Nul n’était parfait. Ce Chemin vers l’étoile était tracé pour les imparfaits en quête de conversion.
« Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la Toison
Et puis s’en est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »
Plus je marchais vers ma vieillesse, plus j’étais attiré vers sa jeunesse.
« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrais-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage ? »
De la cheminée de nos grands-parents jaillissaient les flammes ardentes de leurs passions. Pauvre maison qui abritait pourtant les richesses de leurs braises. Une vie au rythme des saisons.
« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeuls,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le Mont-Palatin
Et plus que l’air marin la douceur angevine » *
Joachim était parti avec son cousin à Rome. Au milieu des mesquineries et des luxuriances de la cour, le poète se sentit vite exilé, regrettant le charmant village où il était né.
Liré, sur sa jolie colline, au milieu des champs de vigne, veillait, paisiblement, sur la Loire. Je rêvais, un jour, de m’asseoir près de la cheminée familiale de Joachim. Dans mes songes, j’y conterais sa vie avec mes amis musiciens. Un Joachim entre accordéon et violoncelle…
Rêver ne me coûtait rien qu’un sublime voyage intérieur.
Thierry Rousse
Nantes, Lundi 18 mai 2020
Chroniques (3) « Et après ? »
- Joachim du Bellay « Heureux qui comme Ulysse… »