L’état de fait de la fermeture des commerces de proximité et du maintien de l’ouverture des grands centres commerciaux posait un problème métaphysique : qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui n’est pas essentiel ? Au milieu de ce débat public fort animé entre commerçants, acteurs politiques, consommateurs, chacun donnant de sa voix, de ses pleurs, de son autorité, de son réalisme, de sa passion, je m’interrogeais : qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ?
Avoir un toit, être au chaud, me laver, dormir, manger ce qui est bon pour ma santé, cuisiner des aliments sains de proximité, revêtir des vêtements et les laver, prendre l’air chaque jour, m’émerveiller des feuilles rougeâtres des arbres, écouter des musiques, des chansons, regarder des films, lire, écrire, être soigné si je tombe malade. N’avais-je rien oublier ? Rendre visite à mon papa à l’Ehpad, appeler ma famille, mes ami-e-s. Rien d’autre ? Aimer et me sentir aimé, sans doute. L’essentiel commençait peut-être ici, à la croisée de mes pensées, aimer et me sentir aimé.
J’avais rejoint ma chère Mémé Zanine, mon refuge en période de confinement. Etre confiné devenait une habitude. Je grimpais à mon échelle sous les globes de l’univers. Fip et toutes sortes de musiques que je me plaisais à ré-écouter accompagnaient mes journées. Je prenais conscience que l’essentiel avait un coût : payer mon loyer, mes assurances, mes courses, ma mutuelle, la laverie, le téléphone portable, le téléphone fixe, l’accès à internet, l’assurance de ma voiture qui m’était indispensable pour accéder à certains emplois, l’entretien et les réparations de ma voiture… Les chiffres s’additionnaient. N’avais-je rien oublier ? Epargner comme l’écureuil, oui, épargner pour régler ma taxe d’habitation, mon coiffeur une fois par trimestre, épargner pour acheter de nouvelles chaussures et de nouveaux vêtements à la saison hivernale et à la saison estivale, ces biens essentiels qui m’identifiaient au regard de mes semblables s’usaient avec le temps bien que j’y prenais le plus grand soin depuis que mes revenus avaient chuté. Et quoi d’autre ? J’équilibrais à ma peine mes deux colonnes, revenus d’emplois divers et charges citées. Il me restait un infime budget pour mes loisirs : une sortie mensuelle au restaurant, une sortie mensuelle dans un café culturel, un théâtre ou un cinéma, un livre ou un CD ou un DVD par mois. Je devais faire des choix, réfléchir : quels plaisirs m’offrirais-je ce mois-ci ? Les vacances, je n’y songeais plus. Une escapade au Lac du Jaunay, à Brocéliande ou sur les côtes bretonnes, lorsque je décrochais un beau contrat, était la cerise sur le gâteau. J’avais la chance de vivre à Nantes au coeur de ses destinations idylliques. Plus loin, la Provence, les Pyrénées, Barcelone, l’Andalousie, l’Italie, j’en rêvais, ou, je me souvenais de mes tendres vacances. Le confinement réglait une part de mes frustrations : les restaurants, les cafés culturels, les cinémas, les théâtres étaient fermés, mes déplacements limités à un kilomètre autour de ma maison. Les livres, les CD, les DVD n’étaient pas considérés comme des biens essentiels. Il me restait le travail, une valeur essentielle, précieuse à notre Grand Chef. Travailler, c’était facile. Une grande partie de mon temps était consacré au travail, du ménage à la vaisselle, du linge au rangement, de la recherche de contrats au montage de projets, de l’écriture aux répétitions… Travailler et gagner de l’argent de mon travail était bien plus difficile. Certes il y avait tous ces boulots mal payés, peu valorisés, ces boulots où j ‘exposais ma vie, ces boulots où je pouvais tirer un trait sur ma vie personnelle, tous ces boulots qui généraient du stress, des tensions et m’éloignaient peu à peu de ceux et celles qui auraient pu m’aimer. Tous ces boulots me souriaient et m’attiraient vers leurs filets sous la bénédiction du Grand Chef. « -Les maques, Lieutenant ! ». Tout le monde en portait à présent. L’industrie du masque se portait à merveille. Même isolé au milieu d’un jardin public, je voyais cet homme, cette femme porter un masque. Sans doute le petit virus volait dans l’air, s’immisçait dans les moindres recoins de liberté. Sans doute, ou, la pensée avait oublié de penser. J’étouffais derrière ce masque. Mon travail était fini, quoique … Cuisiner, mettre la table, c’était aussi travailler … Le travail pouvait rimer avec plaisir, même, avec amour. Je dialoguais avec ma fourchette, je séduisais mon verre, je dansais avec mon assiette.
Qu’est-ce qui faisait l’essentiel de ma soirée ? Mes livres m’attendaient en haut, chez Mémé Zanine. Des livres que je n’avais pas encore lus, ou, des livres que j’aimais relire. Il y avait : « Choisir de ralentir », « Cupidon a des ailes en carton », « Osez le grand amour », « Jonathan Livingston le goéland », les Guides du Routard, « La Normandie », « La Bretagne Nord », « L’Irlande »… Quel livre ouvrirais-je à la tombée de la nuit ? Quel livre continuerais-je de suivre ? J’aimais naviguer de l’un à l’autre, chaque mot se faisait écho et brillait au coeur de mes songes, m’ouvraient des chemins inconnus. De nouvelles questions surgissaient, des réponses parfois, un nouvel horizon peut-être, au lointain, un but à ma vie scintillait, je traverserais l’océan jusqu’à des terres sauvages, des terres où il faisait bon vivre à la chaleur d’un amour, ou, d’une amitié, deux verres qui se croisaient et parlaient le langage du coeur. Fip consacrait sa soirée à la République. Des artistes la chantaient. Un hommage au professeur décapité. Les voix d’Abd al Malik, de Louis Chédid, de Grand Corps Malade vibraient tout le long de mon corps ému : « Liberté, égalité, fraternité … ». Il me fallait redonner un sens à ces mots, une réalité. « – Grand Chef, qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ? – Mon Lieutenant vous le dira ».
J’ouvrais mon Petit Larousse de Poche…
Essentiel : « 1- Relatif à l’essence d’un être ou d’une chose. 2 – Indispensable, fondamental. Le point capital. L’indispensable. La plus grande partie.
Livingston me plaisait bien.
Nantes,
Lundi 2 novembre 2020