Me retirer du monde une journée ? Possible ? Il me suffisait de ne plus écouter ou lire l’actualité et rester blotti dans ma bulle. Vite, j’étais en retard ! Il y avait bien longtemps que je n’avais plus été en retard à un rendez-vous, et, ce matin, ce maudit mot revenait. Je téléphonais pour présenter mes excuses. Je m’étais pourtant organisé. Que s’était-il produit ? J’attendais une minute, deux, bientôt vingt minutes. « Je m’occupe de vous ! ». L’infirmière qui me reçut était de toute gentillesse. Elle me proposait de m’asseoir, me posait des questions sur ma vie, sur ce que je mangeais, sur mes projets et me pesait. J’avais perdu six kilos en deux ans, je passais maintenant sous le seuil de l’obésité. Elle me félicita. « Je vais écouter votre coeur. Désolé, j’ai les mains froides ». Elle m’appliqua des ventouses un peu partout sur mon corps, m’effleurant la main. « Pendant une minute, je ne vous parle plus ». L’infirmière écoutait mon coeur. Que disait mon coeur ? Ses mains étaient froides, et, pourtant je sentais tellement de chaleur humaine, de sincérité et de joie en elle. J’attendais le verdict sur mon coeur. « Je reviens ». Effectivement, l’infirmière est revenue. « Votre coeur bat lentement ». Que devais-je comprendre par ces mots ? Je balbutiais : « Mon coeur bat lentement, ça veut dire… », « que c’est bon signe » me répondait l’infirmière, « vous allez vivre longtemps ». J’allais vivre longtemps, mon coeur prenait son temps, le temps de vivre. L’infirmière me souriait puis m’accompagnait chez la docteure. J’attendais sagement. Tout allait bien. La docteure était également fort sympathique. « Que mangez-vous ? Combien de fois par jour ? ». Je prenais conscience que la nourriture était importante dans la vie. « Je suis ce que je mange ». J’avais arrêté les kebabs. Cela m’avait valu rires et félicitations. « Le coca, aussi ». « Bon, vous avez le droit de vous faire plaisir aussi un peu, quelques fois ». J’avais le droit quelques fois. Deux à trois bières ambrées par semaine, mon petit plaisir. Les merguez dans le couscous, les saucisses, le lard dans la potée auvergnate, je devais oublier. Il me restait les bons légumes et fruits bio et locaux, les oeufs, les sardines , les maquereaux, le poulet, le jambon et le fromage blanc… J’avais honte de pouvoir être malade à l’idée de trop manger ou de ne pas bien manger quand je pensais aux enfants de certains pays qui n’avaient quasiment rien à manger. Honte de manger également des animaux tués dans d’atroces souffrances. « Déshabillez-vous… ». La docteur m’auscultait. « Respirez ! » Tout allait bien. « – Puis-je être testé pour le Covid ? – Ici, on ne fait pas les tests du Covid. Si vous aviez le Covid, vous ne seriez pas ici ». Ma question d’avoir ou de ne pas avoir le Covid ne se posait plus. Je serais testé pour le cholestérol, le diabète, le sida… C’était déjà bien. Je m’estimais heureux. Je revoyais avec plaisir l’infirmière. « Vos veines, c’est le bonheur d’une infirmière ! ». Je n’avais rien senti. L’aiguille était dans ma veine. Mon sang coulait. Je tournais la tête de l’autre côté. « C’est fini ! ». C’était fini, déjà fini. « Que voulez-vous ? » J’avais le choix. Café, chocolat, gâteau, eau pétillante, sandwich « Sobedo »… L’infirmière me servait avec toute sa gentillesse et son joli sourire caché derrière son masque. Je ne voyais que ses yeux. Les sandwich n’avaient rien de la nourriture qui m’avait été conseillée. Je me doutais bien que ni la docteure, ni l’infirmière n’en étaient responsables, comme n’était responsable le personnel hospitalier des repas servis aux malades. Je quittais le centre de bilans médicaux de la CPAM, heureux, heureux de l’écoute, de l’attention, et des encouragements qui m’avaient été portés. « Bonne chance pour votre emploi ! Ne restez pas seul ! ».
Ne pas rester seul à une époque où le Chef de la Santé ne cessait de nous rappeler notre devoir : « Gardez les distances obligatoires ». J’en avais assez de ces distances obligatoires, j’avais besoin d’une main qui prenne la mienne, besoin de serrer une main… Etais-je le seul à éprouver ce besoin ?
Je m’arrêtais à la Fnac au cas où j’aurais pu me procurer le DVD que j’avais repéré juste avant le confinement : « Le goût des merveilles » . L’accès à l’étage des livres, DVD et CD était barré. Cet espace culturel était dès lors prohibé. Je comblais ma frustration en achetant une pizza trois fromages que je mangeais sur les bords de la Loire devant un bateau militaire. Il y avait mieux, certes… Sur le chemin du retour, je fis une halte au Supermarché coopératif bio et local, « Scopéli ». Je remplissais mon panier de fruits, de légumes, de fromage blanc, de riz, semoule, pâtes en vrac et d’oeufs de poules élevées librement en plein air. J’étais ce que je mangeais. Je faisais une croix sur les graisses et le sucre. « N’oubliez pas de marcher une heure par jour ». J’avais oublié. Je passais une grande partie de mes journées, du lundi au samedi, assis à ma table, à rechercher des emplois, à écrire, à travailler mes textes… Ou bien, je me levais pour me laver, ranger, nettoyer, faire la vaisselle… Et marcher ? Il me fallait marcher, être cette France quotidiennement en marche, dynamique, qui réussissait dans la vie.
Et le monde ? J’avais oublié le monde. Qu’avait vécu aujourd’hui le monde ? Comment allaient Trompe et sa partie de golf ? Et Joe, la force tranquille ? Et notre Grand Chef ? Et les petits Chefs ? Et les Lieutenants ? Et les premières lignes ? Et les deuxièmes, les troisièmes, les quatrièmes, les cinquièmes lignes ? Et le virus ? Et le pangolin ? Et… ? Et toi ?
Oserais-je écouter l’actualité , ton actualité ? Sortirais-je de ma bulle ? C’était l’heure de Jazz à Fip. Trompette, je commençais à swinguer, à grimper dans les airs. Le piano s’invitait à la fête. Les notes étaient joyeuses. Tout allait bien. Un camarade me répondait à distance. Deux tournages prévus. Pour mon camarade, tout allait bien. Je craquais. J’allumais BFMTV. Un vaccin pointait son nez. La sortie du confinement était prévu le premier décembre. Tout allait bien. Les rayons « Jouets » seraient ouverts. L’économie marchande repartirait. Il n’y avait plus lieu de nous inquiéter. Le vent avait chassé, d’une déclaration politique, tous les grands nuages noirs.
Je savourais près de ma fenêtre, en cette fin de journée, une douceur automnale, entre sensations d’un vide profond, d’une longue mélancolie et d’une verte espérance.
Thierry Rousse,
Nantes
Mardi 10 novembre 2020.