Le jardin de Barnabé se couvrait d’étoiles de neige. Il coupait en petits losanges ses légumes, les plongeait dans sa marmite, puis, avec une grosse cuillère en bois, il les mélangeait. Les carottes, les navets, le choux, les pommes de terre mijotaient à feux doux. Une délicieuse odeur s’échappait sous la porte de sa cabane.
Théo : Je peux entrer, Mon Pote Agé ?
Barnabé : Oui, bien sûr, entre Théo, pousse la porte, tu es ici chez toi ! Installe-toi, une bonne soupe t’attend !
On pouvait entrer à 18 heures, 19 heures, 20 heures, 22 heures, 23 heures, minuit, il y avait toujours de la soupe chaude chez Barnabé ! Et le samedi soir, après le souper, c’était l’heure du… spectacle !
Barnabé: Bienvenus mes Amis au Théâtre !
Le théâtre, c’était le jardin secret de Barnabé . Il disposait des bottes de paille en demi-cercle dans sa grange. Puis, il préparait son panier, son chapeau de paille, et toutes sortes d’accessoires qu’il avait récupérés. Puis, il se cachait derrière un vieux rideau rouge qu’il avait suspendu à une grosse poutre en chêne. Son premier spectateur, celui qui arrivait toujours bien avant l’heure, c’était Théo. Théo s’asseyait toujours au premier rang. Il entendait dans les coulisses Barnabé frapper les trois coups avec ses sabots comme ça : « Toc, toc, toc ». Le spectacle pouvait, enfin, commencer !
Barnabé : A Noël, quand j’avais sept ans, mon grand-père m’avait offert un petit livre illustré : « La fabuleuse histoire de la pomme de terre ». J’ai toujours gardé soigneusement ce livre. Je l’emmène partout avec moi dans mon panier. Quand j’ai bien jardiné, je pose mon panier sur le muret d’un puits à l’ombre d’un olivier, je prends mon petit livre illustré, je l’ouvre, et je le lis.
Je le lis pour ma Fée Clochette, je le lis pour les oiseaux migrateurs qui chantent dans le ciel, je le lis pour les grenouilles, les canards sauvages, les hérons scrutant l’horizon, je le lis pour ma grand-mère Salade, pour ma petite trousse de secours, pour la richesse de mon jardin, pour le Dur à cuire, pour le Soleil de mon amour, pour ma douce amie Capucine, pour mes compagnons le vers de terre, le hérisson, pour Brillante qui ronronne toujours, je le lis pour toi, Théo, et pour vous tous qui êtes venus. « Autrefois, en hiver, les enfants allaient à l’école avec une petite pomme de terre brûlante dans chaque poche : ils s’en servaient comme d’une bouillotte pour leurs mains. » C’est amusant… Continuons ! « La pomme de terre n’est pas une racine comme la carotte ; ni un bulbe comme l’oignon, ni une tige à bourgeon comme l’asperge. La pomme est un tubercule, une sorte de renflement fabriqué par des tiges souterraines. Le plant de la pomme de terre donne aussi un fruit : il ressemble à une toute petite tomate verte, qui est d’ailleurs de la même famille, mais ne se mange pas. » (*) « Ne se mange pas ? »…Il n’est pas écrit que les enfants aimaient les pommes de terre, peut-être qu’ils n’aimaient pas les pommes de terre… Tu aimes, toi, les pommes de terre ? Tu préfères les frites ou les pommes de terre ? (…) Les frites ! Je m’en doutais ! Il y a peut-être des frites qui poussent sous tes pieds ? Non ! Les frites comme les pommes de terre viennent de loin, de très loin, de très très loin, et, plus précisément d’Amérique ! Les Incas cultivaient, il y a très longtemps, des petites pommes de terre au milieu des montagnes. Les voici ! Ils dansaient même au milieu des pommes de terre ! Mais, tu vas me demander : « Comment se fait-il que les pommes de terre soient arrivées chez nous ? Est-ce un oiseau migrateur qui les a transportées, ou, un explorateur qui nous les a rapportées ? ». Je te laisse réfléchir…
Barnabé, pendant ce temps-là, se transformait en conquistador.
Le Conquistador : Para la conquista del Perú! … Para la conquista del Perú! …
Puis, il se cachait derrière sa chaise, et faisait apparaître un petit bateau.
Barnabé : En 1540, Pizarro et ses Conquistadors rapportaient d’Amérique cet étrange légume…
Barnabé s’amusait à jouer tous les personnages de l’histoire.
Un marchand portugais : Approchez ! Approchez !… Après la pomme du ciel, voici la pomme de terre !
Le premier paysan : C’est quoi ça ?
Le deuxième paysan :Une pomme de terre.
Le premier paysan : Une QUOI ?
Le deuxième paysan : Une POMME DE TERRE ! Et si on la mangeait ?
Le premier paysan : T’as qu’à la manger toi !
Le deuxième paysan : Bah ! C’est pas bon ! C’est bon pour les cochons !
Le premier paysan : Bon pour les cochons ?… Ah ! … C’est vrai que, crue, la pomme de terre, ce n’est pas bon !
Barnabé : Il a fallu attendre le dix huitième siècle pour qu’on s’intéresse à la pomme de terre!
Germaine : Monsieur Parmentier ! Monsieur Parmentier ! Votre petit déjeuner est servi !… Mais où êtes-vous ?… Ah, je sais, vous êtes encore dans votre cabinet à observer ses tubercules de pommes de terre…
Monsieur Parmentier : Ces tubercules de pommes de terre, comme tu dis, Germaine, pourraient bien nourrir toute la Terre ! Sais-tu qu’une pomme de terre plantée au printemps en donne vingt-cinq à l’automne, n’est-ce pas merveilleux ? Et si, on plantait des pommes de terre, dans ce champ en face, et qu’on faisait garder ce champ par des soldats, de vaillants soldats ? Les paysans voyant leur champ gardé par des soldats se diront : « Si notre champ est gardé par des soldats, c’est qu’y doit ben y avoir un trésor dedans ! ». N’est-ce pas une bonne idée, Germaine ?
Germaine : ça, c’est une bonne idée, une très bonne idée, Monsieur Parmentier !
Le premier soldat : Qu’est-ce qu’on fait ?
Le deuxième soldat : On garde ce champ !
Le premier soldat : Garder un champ ? Pourquoi ?
Le deuxième soldat : C’est Monsieur Parmentier qui nous l’a ordonné.
Le premier soldat : Ah ! Si c’est Monsieur Parmentier qui nous l’a ordonné ! …
Le paysan : Hé, la Marie, regarde, notre champ est gardé par des soldats ! Si notre champ est gardé par des soldats, c’est qu’y doit ben y avoir un trésor dedans ! Gaston, viens, Fiston ! Cachons-nous derrière cet arbre, et, attendons que les soldats s’endorment !
Le premier soldat: Le soleil se couche ! On ferait bien d’aller se coucher nous aussi !
Le deuxième soldat : Non, Monsieur Parmentier nous a ordonné de garder ce champ jour et nuit !
Le premier soldat : Jour…et… nuit… Ah, si c’est Monsieur Parmentier qui nous l’a ordonné…
Le paysan : Fiston, réveille-toi ! Les soldats se sont endormis. Retournons ce champ !… Des pommes de terre ! C’est donc ça le trésor ! Rentrons à la maison, Fiston !
Gaston : Papa, j’ai le bout des doigts gelés !
Le paysan: T’inquiète Fiston, je te ferai cuire des pommes de terre, t’auras qu’à les glisser au fond de tes poches, ça te réchauffera ben les mains !
Barnabé : Le paysan alluma un feu et fit cuire les pommes de terre dans la cendre chaude. Quand elles étaient bien cuites, il les donna à son fiston.
Gaston : Merci Papa ! … Et Papa ! c’est peut-être ces pommes de terre, le trésor ?
Le paysan : Ces pommes de terre, le trésor ?… Et ben, t’as qu’à le manger ton trésor, fiston !
Barnabé : Rentré à la maison, le fiston sortit les pommes de terre encore chaudes de ses pommes, en goutta une du bout de ses lèvres…
Gaston : Hmm, c’est bon…
Barnabé : Puis il la mangea toute entière, puis une autre… La famille de Gaston, voyant qu’il mangeait des pommes de terre, se mit elle-aussi à manger des pommes de terre…
La famille de Gaston : Hmm, c’est bon !
Barnabé : Les voisins d’en face des parents de Gaston voyant que les parents du Gaston mangeaient des pommes de terre se mirent eux-aussi à manger des pommes de terre.
Les voisins d’en face des parents de Gaston : Hmm, c’est bon !
Barnabé : Et tout le village des parents de Gaston se mit à manger des pommes de terre. Le village d’en face du village des parents de Gaston voyant que le village des parents de Gaston mangeait des pommes de terre se mit lui aussi à manger des pommes de terre. Et le village d’en face du village d’en face du village d’en face du village des parents de Gaston voyant que le village d’en face du village d’en face du village des parents de Gaston mangeait des pommes de terres se mit lui aussi à manger des pommes de terre. Et toute la France se mit à manger des pommes de terre ! Et la Belgique voyant que la France mangeait des pommes de terre se mit elle aussi à manger et à cultiver des pommes de terre, une fois ! Et tout le monde se mit à cultiver des pommes de terre, une fois ! On dit même que sur l’île de Noirmoutier, on cultive les meilleures pommes du monde ! Dans mon jardin aussi, je cultive les meilleures pommes du monde ! Les pommes de terre des Incas étaient aussi les meilleures pommes de terre du monde ! Pour être jardinier, il faut des sabots, un tablier, un chapeau de paille un arrosoir, un âne, et… et… beaucoup d’amour !
Barnabé ôtait son chapeau et saluait son public. Théo applaudissait de toutes ses forces.
Théo: Bravo Mon Pote Agé! … Bravo Mon Pote Agé !…
Théo était le seul spectateur. Mais les applaudissements de Théo touchaient tellement le cœur de Barnabé que, chaque samedi soir, Barnabé rejouait pour Théo son spectacle : « La fabuleuse histoire de la pomme de terre ».
Théo : Vous serez là, demain, Mon Pote Agé ?
Barnabé : Oui !
Théo : Et après-demain ?
Barnabé : Oui !
Théo : Et après après demain ?
Barnabé : Oui !
Théo : Et après après après… demain ?
Barnabé : Oui!… Si je ne suis pas là, je serai dans le jardin des graines d’étoiles. Tu pourras me contempler. Là, tu verras l’étoile du berger, au-dessus, l’étoile de la Grande Ours, tout là haut, l’étoile de Barnabé, et tout là-haut, là-haut, l’étoile de Fée Clochette ! … Bonne nuit, Théo,, fais de beaux rêves ! Et n’oublie pas, pour être jardinier, il faut : des sabots, un tablier, un chapeau de paille, un arrosoir, et… et…
Théo : … beaucoup d’amour ! … Bonne nuit, mon Pote Agé !
FIN
Dernier épisode, « Mon Pote Agé » de Thierry Rousse
(*) in « L’aventure de la pomme de terre », édition Gallimard Jeunesse