Ils l’avaient imaginé, ils l’avaient réalisé. Nous tenir par des autorisations de sorties. les Chefs étaient déterminés. La crainte de l’amende nous faisait obéir. Et la confiance ? N’étions-nous pas suffisamment responsables pour juger de ce qu’il était bon ou pas bon de faire ? Fallait-il vraiment nous faire cocher des cases ?
La liste s’allongeait ou se rétrécissait au bon vouloir des Chefs, selon les chiffres qui leur étaient transmis, et, selon ce qu’il leur semblait bon que nous faisions ou pas.
Nous en étions rendus à cocher, sans ne plus réfléchir, des cases.
D’ailleurs, il y en avait un peu partout, dans toutes les formalités, des cases à cocher. Selon la case cochée, la vie pouvait prendre un tournant heureux ou catastrophique. Je me retrouvais dans le tournant catastrophique de la vie depuis quelques jours, depuis que la case « Fin de la période d’essai à l’initiative du salarié » avait été signée par mon employeur d’aide à domicile. Celui-ci était pourtant bien d’accord à que je m’en aille. « C’est votre bien-être qui compte »… Je me souvenais encore de ces paroles avant ma période d’essai. Cocher la case « Fin de la période d’essai d’un commun accord » ne coûtait rien à l’employeur et ne lui portait aucun préjudice. Alors, pourquoi vouloir mon malheur ? Je me retrouvais sans aucun revenu en l’attente de mon prochain contrat.
Les cases cochées pouvaient nous être fatales. Les mots « période d’essai » n’avaient plus aucune valeur, si ce n’est renforcer, une fois de plus, la toute-puissance de l’employeur sur le salarié. Lui seul, au bout du compte, pouvait prendre une décision sans crainte pour ses revenus. Garder ou ne pas garder le salarié. Cette société de cases reposant sur la punition nous rangeait dans des cases. Ames et corps soumis.
Tout déplacement devait être justifié, tout acte, tout centre d’intérêt, tout besoin. Une durée, une distance nous étaient définies.
Bien plus tard, certains liraient ce texte et se diraient : « Et ils ont enduré ça, comment ont-ils fait ? Pourquoi n’ont-ils rien dit ? ». Du moins, je l’espérais…. Le contraire aurait signifié que les nouvelles générations grandiraient dans ces contraintes, ces contrôles, cette éducation conditionnée qui tracerait leurs vies. Au rythme de la déforestation actuelle, il était à craindre d’autres virus, d’autres mesures coercitives de ce genre. Ces Chefs qui n’empêchaient pas ces crimes contre la nature contribuaient à l’apparition de ces pandémies, à la propagation de la peur et à la multiplication des réponses à ces catastrophes qu’ils avaient laisser se déclarer. Quel était leur objectif final ? Nous contrôler tous ? Faire de nous leurs marionnettes ?
Ce qui se vivait à l’échelle d’une société pouvait se vivre à l’échelle d’un couple, d’une famille.
De toutes ces cases, il en manquait une : « Autorisation au bonheur ». Il restait à nous de la dessiner et la cocher.
J’avais regardé, ce soir, « Donne-moi des ailes », un magnifique film de Nicolas Vanier. Un père et son fils avaient ouvert une nouvelle voie dans le ciel pour les oies sauvages migratrices. Une voie à l’abri de toutes les nuisances lumineuses, de toutes les pollutions, de tout ce béton qui s’étendait. J’avais les larmes aux yeux, ému par tant de beauté, par la force de cet enfant, sa conviction, et cette douce complicité entre lui et les oiseaux. Emu par cette famille qui se retrouvait autour de l’essentiel. Le bonheur était là. Sur Fip, j’écoutais cette belle chanson : « Amoureux de vous ». Seul et sans argent, il me restait à cette heure cette plume pour m’envoler avec eux.
Ecrire pour survivre à une certaine bêtise humaine, écrire pour me relier aux êtres que je chérissais. Ecrire pour laisser une trace. Ecrire pour nous rassurer : « Une autre vie est possible , je l’ai vue, je l’ai touchée, sentie, écoutée, ressentie».
J’avais ouvert la quatrième fenêtre. Le chocolat de minuit était un joli pain. L’écureuil, l’arbre, les noisettes… le pain. Le pain se partageait. Il était autrefois l’aliment principal du foyer. La saveur du pain, aujourd’hui, se retrouvait, le signe qu’une autre vie existait bien. Une vie dont les actualités nous parlaient peu. Les Chefs n’avaient-ils rien à gagner pour leur pouvoir de nous savoir libres et heureux ? L’être libre et heureux ne pouvait plus être manipulé. Je comprenais maintenant pourquoi cette forêt proche de chez moi portait le nom de « Touffou ». Le Tout Fou échappait à la raison du dominateur. Les saltimbanques l’avaient compris. Les enfants, aussi. Dessiner notre case et la cocher.
Le bonheur était proclamé, et, plus rien dès lors, nous ferait reculer. Le bout du monde nous attendait. Notre case était infinie, éternelle.
Un bon vieux Rolling Stones sur Fip, et cette sagesse africaine : « La chute est soeur de l’ascension » (*). Je me sentais léger à présent, sans doute parce mes cheveux avaient été coupés, ce vendredi 5 décembre 2020.
Thierry Rousse,
Nantes,
Vendredi 5 décembre 2020
« A la quête du bonheur »
(*) Irénée Guilane Dioh, « Origines, 365 pensées de sages africains », édition de la Martinière.