Samedi 5 décembre 2020. Ma journée était planifiée. Au fil des années, j’avais appris à organiser l’emploi de mon temps. Ce matin, il était prévu : Marché à Vertou, achat de douze huîtres de Noirmoutier auprès de mon ostréiculteur préféré qui m’en offrait toujours une de plus. Promenade à la Chaussée des Moines. Retour chez moi. Dégustation des huîtres. Marche tonique dans la forêt de Vertou. Ramassage de bois mort pour chauffer ma maison. Il ne me restait plus qu’à conduire, être l’auteur de ma vie, quand… Impossible. Ma chère 106 ne voulait plus démarrer, Elle toussait ces derniers temps au réveil, par ces froids de la nuit d’un hiver qui approchait. Pourtant, elle était abritée dans son atelier. Impossible. Son coeur était fatigué. Avait-elle vécu trop d’émotions avec son conducteur ? Je la laissais se reposer, renonçant, non sans peine, à mon programme. Il me fallait improviser. Ce matin, je ne verrais pas mon ostréiculteur préféré. Je ne dégusterais point mes treize huîtres. La forêt de Touffou était bien trop éloignée. Je ne marcherais pas parmi ses arbres. Je ne ramasserais pas son bois. J’aurais froid. Un vide imprévu ce samedi dans ma vie. Je retrouvais le goût du Busway. Destination la Gare de Nantes. Me renseigner sur les horaires des trains pour me rendre à mon travail à La Baule au cas où… où le coeur de ma chère 106 ne veuille plus rebattre.
« On l’appelle le « Bus-Accordéon » expliquait une maman à son petit garçon. C’était drôle ce nom, le « Bus-Accordéon » ! Une guinguette s’agitait dans ma tête. Des rires. Des jambes enlacées. Des baisers. Trouver le guichet d’information. La Gare avait changée. Toute neuve, la Gare de Nantes. Des arbres blancs artificiels me hissaient au-dessus des voies. Je m’agrippais à ses branches tel un Tarzan. Aucun guichet d’information. Je déambulais, cherchais, regardais, rêvais dans un monde lisse, inhabité. Ces paroles de Jacquot trottaient de nouveau sur le bout de ma langue : « Dans la salle d’attente de la gare de Nantes, j’attends… j’attends… juste le retour du printemps » (*). Le guichet d’information était resté dans l’ancienne gare. Il n’avait pas bougé. Un cheminot fort aimable m’indiquait que quatre vingt pour cent du trafic ferroviaire ne fonctionnait pas. Il fallait attendre le quinze décembre pour espérer une reprise partielle. Le monde ne tournait plus comme avant. « Reprends vie, mon coeur, je t’en prie ! ». Le Jardin des Plantes, en face, m’ouvrait son âme. Plus d’un mois que je n’y avais pas mis les pieds, enfermé dans mon cercle de mille pas. Je retrouvais les chèvres, les canards, le lac et ses ruisseaux, le reflet de la mère et son enfant. Sur la berge, Dormaron était toujours là. Elle dormait « sans carcasse, à l’abri de toute agression, sur une plage de sable fin bien ensoleillée ». L’intensité de son rêve faisait sa perfection. (**). Je poursuivais mon chemin, longeais les verrières, pénétrais des forêts équatoriales luxuriantes, des déserts tropicaux inquiétants. Des cactus, glorieux, exhibaient leur puissance. Je me tenais à bonne distance obligatoire. Regarder, ne pas toucher. Le jardin était bien calme. Les jeux d’enfants, déserts. La terrasse du restaurant, fermée. Le monde avait bel et bien changé. J’avais envie de prendre le large. Quitter la terre. Me retrouver sur un océan, entre deux rives. Partir vers une autre vie. Gare Maritime. J’attendais mon bateau qui me transporterait au village des couleurs. Trentemoult. Les pêcheurs étaient devenus des artistes. Des places, des bancs, des tables, des fleurs, encore des fleurs, des vélos, oui, beaucoup de vélos. Les ruelles étaient inaccessibles aux voitures. Un monde silencieux, Un monde qu’on découvrait à pied, avec les yeux du coeur. Le Café du Port était clos. Une fois de plus, le monde s’était arrêté de vivre. J’attendais un bus, un autre bus, quand la Fée Emma vint me cueillir au virage, me portant sur ses ailes au coeur de Touffou. J’étais tout fou, tout fou de joie, tout fou d’amour pour ses yeux, pour ses mains, pour ses lèvres. La Fée Emma parlait aux oiseaux, les rassemblait, les faisant chanter à l’unisson. Sur les branches étaient suspendus des pains aux chocolats. « C’est pour toi », me murmurait la Fée. Et, comme elle pensait à ma santé, elle m’offrit aussi des pommes au parfum enivrant. Les lumières de ses yeux brillaient au fond de mes yeux. Nous regardions comme des enfants émerveillés les vitrines. Des bocaux de gourmandises qui nous souriaient. Nous cherchions, à la nuit tombée, dans le champ du ciel, l’étoile du Nord, celle qui nous guiderait jusqu’au chalet du Père Noël. Quand, celui-ci, avec une grosse tête traversa, soudain, la rue pour chercher du travail. Décidément, le monde n’était plus le monde. Quatre noisettes. Une nuit blanche de mots, de rêves et de pleurs, des coeurs amoureux, des coeurs brisés, des espoirs… Une botte au matin. C’était déjà le dimanche six décembre de l’Avent. Le coeur de ma chère 106 ne battait plus. Le ciel avait voulu que ma quête du bonheur soit semée d’embûches et joies aussi. La joie de ces désirs à travers l’univers qui se correspondaient, attirés l’un vers l’autre. Le nouveau monde, c’est nous qui le ferions, ni les Chefs, ni les Grands Chefs, ni les Adjudants. Nous, rien que nous.
Dormaron avait ôté sa carcasse. Elle n’avait plus peur. Son désir d’aimer l’avait ouvert à la vie. Elle croyait en la loi de l’attraction qui régissait le mouvement des planètes et des étoiles, à juste écart, l’une de l’autre, pour s’aimer sans se briser. Elle croyait en la fidélité, en l’éternité de l’amour. Elle se reposait sur une plage ensoleillée. Le proverbe africain de ce dimanche épousait ses pensées.
« La vie était belle… On n’avait pas à courir après les aiguilles d’un cadran quelconque… On prenait son temps pour jouir de tout : on ne se pressait point. La vie était là, devant soi, riche, généreuse. On avait une philosophie qui permettait de se comporter de la sorte ». (***).
Et, si le bonheur, je me disais, était une philosophie, une quête initiatique, un art de vivre ?
Thierry Rousse
Nantes,
Dimanche 6 décembre 2020
« A la quête du bonheur »
* « La rousse au chocolat », Jacques Higelin
** Claude Ponti
*** Bernard B . Dadié