Le Roi Soleil réunissait la quintessence de sa Cour en ce milieu du mois d’octobre, le mois de ma naissance. Quelle décision serait prise ? Le « Passe partout » serait-il reconduit jusqu’en juillet 2022 ou serait-il provisoirement aboli entre la mi-novembre et la fin décembre 2021 ? Telle était la question. Telle était la réponse : « Les chiffres étaient bons ». Nous devions cette bonté des chiffres à notre Grand Sauveur, le Vaccin, proclamait la Haute Cour du Roi.
Nous autres, simples sujets, pouvions douter de tout sauf des chiffres. Chaque matin, j’entendais cette maxime sur France Culture. Huit personnes mortes du Covid n’étaient pas vaccinées. Chaque matin, ces chiffres étaient identiques. Je me regardais devant la glace. Brille-Babil surgissait: « Les chiffres prouvent par le détail que nous avons une augmentation marquée dans chaque catégorie de production… » (1). Toute instance du Pouvoir se servait des chiffres pour justifier ses lois. Nul sujet, a priori, ne pouvait discuter un chiffre. Le chiffre semblait concret, réel, pure vérité, simple évidence.
Le chiffre, les chiffres, quels chiffres ?
A l’âge de dix huit ans, après l’obtention du Baccaulérat, l’on me dissuadait de m’inscrire dans un cursus de philosophie. L’économie était bien plus sérieuse, me disait-on, la philosophie ne servait à rien, strictement à rien, « pure perte de temps » (1). Etait-il dangereux de penser ? Je me frayais à contre-coeur, une place sur les bancs de l’amphithéâtre enfumé de Tolbiac. Bien souvent, je me retrouvais sur les strapontins à ne rien comprendre à ces chiffres. Entre des lignes d’équations, de définitions, de formules, de statistiques, je rêvais de mots, de poésie, de théâtre. Mes notes, une à une, dégringolaient. Pantin accroché à des fils d’argent et d’acier. Entre libéralisme et marxisme, quel autre chemin s’ouvrait à mon coeur ?
Vint le temps de la contestation. Etudiants, nous occupions l’Université de la Sorbonne, jour et nuit, pour nous opposer à ce drôle de monde qu’une Cour voulait nous imposer. Nos âmes semblaient vibrer d’un même idéal. Je quittais l’économie sans regret pour l’Amour de la Sagesse. La logique, les mathématiques continuaient d’hanter mon esprit. Je renonçais à tout diplôme pour être libre de choisir les disciplines que j’aimais, celles pour lesquelles je voyais un sens à ma vie: la philosophie générale, l’histoire de la philosophie, l’histoire des arts, le cinéma… Je serais un auditeur libre au Panthéon de la Sorbonne. Le Jardin du Luxembourg, tout près, séduisait mes pensées vagabondes. Le Quartier Latin cultivait mon esprit de parfums orientaux, d’une belle époque révolutionnaire. Joli mois de mai. Jean-Paul Sartre rôdait par là, Boris Vian, Albert Camus, Simone de Beauvoir et d’autres. Eugène Ionesco me faisait rire au Théâtre de la Huchette. Sous les pavés, je rêvais d’une plage de sable fin, l’amour de ma vie, main dans ma main, unis pour l’éternité, bercés par des airs de jazz. Le rideau rouge de l’Odéon se levait à mes yeux suspendus. Un autre Soleil plus radieux.
Vint le temps de l’âge de la raison. Travailler pour gagner ma vie. L’avais-je déjà perdue ? Subtil équilibre, entre sens et survie. Je me rapprochais de ce qui me rendait utile aux autres et à moi-même. J’enfilais mon habit d’argent étincelant de plumes…
Oiseau migrateur, entre les balles des chasseurs, entre le Sud et le Nord, je suivais ma boussole. Le sourire d’un enfant.
Thierry Rousse
Nantes, Vendredi 15 octobre 2021
« A la quête du bonheur »
(1) George Orwell, « La ferme des animaux »