Ceux qui sèment et s’aiment à l’heure de l’hiver

 

Bientôt 18 heures et déjà le ciel s’obscurcissait sur Nantes. Nous devions cet état de fait au changement d’heure. « L’heure d’hiver ». Je n’avais jamais rien compris à cette pendule fabriquée par des horlogers pour le bien de la Terre. Consommer moins d’énergie. A 18 heures, je devais déjà éclairer ma maison pour voir plus clair au fond de mes pensées. Une nouvelle fois, les lois énoncées ou cautionnées par le Roi Soleil me paraissaient absurdes. Ce Roi Soleil ne m’éclairait ni l’esprit ni ne me réchauffait le coeur. Je décidais de le destituer. A défaut de pouvoir lui confisquer son fauteuil royal, je le renommais « Père Ubu ». Au-moins, ce nom avait le don de me faire rire. Je l’imaginais assis sur son petit trône ridicule à se mirer le nez avec sa mirette. « Oui, votre nez est grand et intelligent, Père Ubu ! Nous sommes quand même dans un sacré tas de compost grâce à vous ! « . Les lois absurdes, le Père Ubu et ses pairs les collectionnaient et s’en glorifiaient. Un exemple parmi d’autres. Le paysan n’était pas libre de construire son habitat léger sur un terrain qui lui appartenait et qu’il entretenait à des fins de se nourrir, nourrir les siens et nourrir une partie des habitants. Un habitat léger pourtant en parfaite harmonie avec la nature. Le terrain qu’il avait acheté de ses propres deniers lui appartenait sans vraiment lui appartenir. Le Père Ubu grâce à ses lois absurdes en gardait le contrôle comme il gardait le contrôle de nos vies en nous soumettant à son passe partout. Les prétendants au trône des lois absurdes étaient nombreux. Quels chevaliers parmi eux étaient vraiment intègres ? Désiraient-ils véritablement nous servir ou tout simplement nous dominer ? Le chevalier Zenamour partait à la conquête de l’Hexagone. Son étendard et son glaive manquaient bien d’amour et de zénitude. Les zénith pourtant se remplissaient. Triste France, berceau de mon enfance ! Au détour d’une rue, ce samedi, après une manifestation contre le passe sanitaire, un trio de jazz manouche m’enchantait et me fit vite oublier le Père Ubu et toute sa cour. « L’autre rive » un peu plus loin en bas m’attendait. Deux livres sur une table de cette librairie s’offraient à mon regard. J’en fis mes nouveaux compagnons de chevet : « Prendre soin de la vie », « Aux arbres citoyens ». J’étais bien équipé pour traverser tout l’automne, la saison des nostalgies, le dernier adieu des feuilles à leur arbre qui les avait vu naître et grandir. Cycle de la vie. Vivre chaque jour comme le premier et le dernier jour de ma vie. Déjouer à cette heure les ruses de l’occupant. Tendre la main aux résistants. Les retrouver au fond d’un regard, ceux qui avaient connu l’exil. Les passeurs de l’amour. Je portais la croix jaune d’un soleil intérieur. Fip avait déséspérément quitté mes ondes. Je maudissais ces radios aux tubes et aux spots publicitaires criards qui l’avaient fait disparaître de mes soirées douillettes. Rejoindre la nuit, le sommeil et la douceur des grasses matinées étaient ma porte de sortie, mon répit à l’absurdité d’un royaume ubuesque. Au matin, je m’émerveillais d’un rayon de soleil, d’un escargot dormant sur ma vitre, d’une toile d’araignée étincelante. La nature était si belle et si tendre. Mon ultime soupir serait de l’embrasser de mes yeux, lui dire toute ma reconnaissance. J’étais né avec elle, Fée de toute beauté, Fée de Brocéliande. A ses côtés, les plans humains étaient parfois si laids et si grossiers.

« Mère Ubu: A ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues ». (1)

Pouvais-je seulement m’extraire de cette société vulgaire ?

Marcher le long des rivières, à fond la forme, retrouver ma jeunesse ? Je trouverais bien là tout ce dont j’avais besoin pour parvenir à mon but. Il était temps de renouveler mon armure. Une paire de tennis imperméables. Deux jogging, l’un pour le sport, l’autre pour le théâtre. Des tee-shirts et des pulls qui ne prenaient point de place, chauds et doux comme l’indiquaient ces étiquettes de chez Des Cas T’Longs. Un nouveau sac à dos. Une montre. Le tout cousu en Chine, en Inde ou au Brésil. Des prix attractifs pour ma maigre bourse. Je me donnais bonne conscience. Ces chinois, ces indiens, ces brésiliens vivaient grâce à moi. Quel âge avaient-ils ? Combien étaient-ils payés ? Travaillaient-ils dans des conditions honorables ? Qui avait acheminé toutes ces marchandises ? Quel en était le coût énergétique ? Les conséquences pour la Terre? Combien d’hommes et de femmes vivaient du commerce international depuis la route de la Soie ou du Sel ? N’était-il pas plus sain d’apprendre avec ma mère, mon père, mes frères, mes soeurs à confectionner moi-même mes vêtements et souliers ? Où était le « jour d’après » promis par le Père Ubu ? De lui, je n’avais rien à attendre. Le seul changement viendrait de ma conscience, et, bien plus, de mon amour pour la vie.

Tous deux étaient heureux. Ils avaient construit leur maison, de paille, de terre et de bois. Creuser des marres pour recueillir l’eau du ciel. Planter des arbres pour se protéger du vent et attirer les oiseaux. Ils étaient heureux, tous deux. Ils semaient leurs désirs. L’amour leur rendait en abondance ce dont ils avaient besoin pour vivre. Je dégustais au soir d’un dimanche cette soupe chaude qu’ils nous offraient généreusement. Le temps s’était arrêté sur un sourire. La vie était là si merveilleuse et si simple. Les poules venaient nous saluer, parcourant librement les allées. Père Ubu n’avait rien à faire ici. Aucun trône ne l’y attendait. Aucune spéculation. Que le plaisir d’aimer. « Ceux qui s’aiment » étaient « ceux qui sèment ».

En ce premier novembre, je n’avais de fin pour rassasier ma faim que semer des graines de bonheur, un chant d’éternité. C’était mon premier jour. C’était mon dernier jour. Un souffle de vie. La sainteté d’un instant de grâce. Un cercle de mains s’unissait. Un oassis au milieu d’un désert.

« Cette douceur envers soi-même est l’ingrédient clé pour entretenir des relations plus amicales avec soi, ce qui ouvre à un rapport plus apaisé avec les autres et avec le monde ». (2)

La douceur d’une étoile.

Thierry Rousse

Nantes, Lundi 1er novembre 2021

« A la quête du bonheur ».

  1. « Ubu », Alfred Jarry, Gallimard

  2. « Prendre soin de la vie », chapitre 1, page 25, Caroline Lesire, Christophe André, Ilios Kotsou.

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