Un dernier regard.
Un dernier signe de la main.
Elle était là, Emma, de sa longue robe blanche, vêtue
au milieu de son délicieux petit jardin bordé de buis
là, toujours égale à elle-même
Emma, au sourire constant
quelque que soit le temps
le jour ou la nuit
sous les rafales du vent, les caresses du feu ou de la pluie,
Emma.
Les gouttes d’air, de lumière et d’eau
étaient des perles le long des murets
glissant sur la douceur
de ses joues émues,
Emma.
Emma, je l’aimais avant de naître
présence éternelle
de son âme nue,
Emma.
Tu étais là, Emma, qui m’accueillais quand je rentrais
Là, Emma, qui me souhaitais une bonne journée ou une belle soirée quand je partais
Là, Emma, toujours là
fidèle à ton poste, Emma, de ta longue robe blanche vêtue,
Emma, depuis que j’avais ouvert mes valises
un mois de février, dans cette maisonnette
Emma, un soir d’hiver.
Cette maisonnette était une ancienne blanchisserie au bout d’une impasse.
Cette impasse était une ancienne rue portant fièrement le nom d’une féministe.
Cette féministe se nommait « Jeanne Deroin ».
Jeanne !
Cette rue ressemblait davantage à une ruelle gardée par les chats qu’à une rue.
Cette rue, cette ancienne blanchisserie, ce délicieux petit jardin et ses déesses, Emma et Jeanne, se trouvaient au coeur d’un hameau sauvegardé des griffes des promoteurs, rapaces voraces des dernières fermes, des dernières granges, des dernières caves, des derniers potagers de Nantes.
On aurait dit le Sud, cet hameau de la Gilarderie, havre de mots, qui venait de sourire à ma vie.
J’avais cherché un jardin, une maison pour mon chat et moi,
Emma et Jeanne m’en avaient montré le chemin.
Une porte s’ouvrit tout comme je l’avais imaginée dans mon rêve.
Une cheminée, un escalier, une mezzanine avec vue sur un jardin aux herbes folles.
Une balançoire, un olivier, des bambous, des framboisiers, une vigne, un puits, un barbecue, des sapins, un magnolia, des marguerites et tant de surprises encore s’offraient à mes yeux.
Les cieux avaient, semblait-il, exaucé tous mes voeux, ou, presque, ce mois de février deux mille dix sept.
Je sympathisais aussitôt avec la propriétaire des lieux, Marie, qui logeait juste en face en cette ancienne blanchisserie.
Une cour et un jardin, entre nous, étaient partagés.
Nos amis respectifs liaient connaissance.
Des repas improvisées ou soigneusement préparés nous rassemblaient.
La vie était belle, belle telle que je la voyais.
Des rires, des chants, des saveurs exquises et des conversations tantôt légères, tantôt profondes, aux couleurs de la Terre, des fleurs et du Ciel l’habitaient.
Barnabé y était à son aise, inspiré par tant de Muses offertes par Dame Nature.
Un véritable panier rempli de bonheur.
Le ciel se couvrit, un matin, quand je perdis mon chat affecté par une tumeur cancéreuse.
Emma quitta sa place et vint me consoler de ses doux présents, des joyaux de ses lèvres et de ses yeux infinis où se reflétait l’éclat resplendissant de tant de bougies, tant de parfums de Provence.
Il était de ces jours obscurs, où, quelque part sur la Terre, le Ciel venait nous rendre visite.
Il me restait qu’à savourer ces instants et remercier les anges pour tant d’abondance.
Au début d’une année, je me décidais d’allumer un feu en cette cheminée pour y convier mes ami-e-s clown-e-s, poètes, musicien-ne-s, chanteur-euse-s autour de savoureuses crêpes bretonnes.
Qu’elles étaient douces ces heures !
Les braises des mots crépitaient, les flammes des rires s’élevaient, de ces dimanche à bâtir un autre monde, à dessiner de nouveaux rêves.
Une guinguette ambulante à travers le vignoble,
« Le Nez Bouge » pointait son nez rouge
avant que les dernières braises ne s’éteignent.
Marie vendit un jour son logis, le jardin, et ma maison.
Il me fallait refaire mes valises, un mois de février, cinq ans plus tard,
quitter cette maison que je pensais être mon dernier refuge.
Partir, prendre la route vers l’Italie.
M’arrêter sur cette colline et contempler les étoiles.
Quelques larmes séchées par le vent.
Emma et Jeanne.
Un dernier regard.
Un dernier signe de la main.
Mes pensées allaient vers ces enfants, ces femmes, ces hommes qui devaient fuir leur logis, leur ville détruite par des soldats obéissant à leur tyran.
Triste monde.
Aujourd’hui c’était l’Ukraine, et demain ?
Je retrouvais Marcel et Jean Ferrat juste avant mon départ.
Ils avaient glissé entre des cartons sous mon escalier.
Je les avais cru perdus pour toujours
sur une île à Noirmoutier.
Ils étaient là, toujours là, près de moi.
Rien n’avait changé, ou, presque.
J’emportais dans mon coeur toute leur tendresse.
Aragon n’était pas bien loin.
Chanter les mots d’une vie
au milieu d’un champ de vignes
m’extraire d’un monde épris de folie
retrouver le sens de ma naissance.
Un cheval et un âne unis pour toujours
qui n’allaient pas l’un sans l’autre.
Le plus rapide attendait le plus lent,
le plus fort soutenait le plus faible.
Dès lors, ils m’accueilleraient quand je rentrerai, ils seraient là, là comme Emma et Jeanne, le cheval et l’âne, au coeur des vignes.
Thierry Rousse
Vertou, 11 avril 2022
« Au coeur des vignes »