Il passaient
je les voyais
derrière ma large fenêtre
dans un sens puis dans un autre
je les entendais arriver
se croiser parfois
de l’aube à la nuit tombée
au milieu
ils se faisaient plus rares
il y en avait un qui faisait beaucoup de bruit
un long, un très long avec des citernes grises toutes taguées
un long train de cérales
du moins c’est le mot qui était écrit sur chaque wagon
Ceux qui circulaient le plus
jusqu’à vingt trois heures environ
étaient les trains de voyageurs
ceux que nous nommions les TER alternant avec les TGV
l’ancien train avec des wagons à compartiments, celui que j’adorais dans ma jeunesse, avait quasiment été sorti de la circulation
le tout beau Corail, le tout moderne sans compartiment, lui aussi, avait l’air aujourd’hui d’un vieux dinosaur démodé
il avait été repeint tout en bleu et rose aux couleurs de OUI GO
la jeune génération des trains à bas prix
le genre de trains utiles à qui on dit oui ou go
je n’en voyais peut-être que deux passer chaque jour
Les trains
ils avaient été la passion de mon enfance
j’inventais toutes sortes d’histoires grâce à eux
après avoir posé les rails
construit des maquettes
de gares
de maisons
de commerces
d’écoles
d’églises
de fermes
de montagnes
de prairies
de rivières
après avoir disposé des figurines et des animaux
je faisais partir ou arrêter, à mon bon vouloir, les trains
et quand je l’avais décidé
je les rentrais dans leur hangar
les trains se reposaient
et je m’endormais avec toutes ces histoires dans ma tête
ces belles histoires
où tout le monde était heureux
de sa journée.
Les voyages en train
étaient simples et rassurants
je savais
quand ils partaient et quand ils arrivaient
d’où ils partaient et où ils arrivaient
leur destination était clairement définie dans ma tête
Je savais où j’arriverai
et à quelle heure
ou presque
les retards pouvaient être source de tensions
comme de délectation
me faisant languir à attendre mon train
ou m’offrant un peu plus de pages de lecture ou de contemplation d’un paysage
lorsque je me trouvais bloqué dans un de ces wagons
Rarement j’étais attendu à l’arrivée
quand je l’étais, cet instant n’était que pur délice
je me sentais alors attendu à un endroit précis et à une heure précise sur la Terre
au bout du quai, ou, mieux encore, sur le quai
J’aimais les trains comme j’aimais l’ambiance des gares
surtout des anciennes gares des grandes villes
ou des petites gares de campagne
Depuis Nantes
je savais que je pouvais me rendre
à Paris
à Bordeaux
à Angers
à Saumur
au Mans
à Orléans
à Strasbourg
à Marseille
à Lille
à Rennes
à Vannes
à Brest
à Quimper …
et déjà je rêvais à ces voyages, à ces destinations
je rêvais que je partais jouer là-bas
ou que j’allais lire des poèmes là-bas
ou encore que j’allais transmettre l’art du clown là-bas
sponsorisé par la SNCF
je rêvais de ces somptueuses chambres d’hôtels qui m’attendaient
de ces déjeûners copieux
de ces repas savoureux
ou tout simplement de ces soirées chez l’habitant
je rêvais de ces instants de détente
bien mérités
après mon travail
où j’allais découvrir
la ville et ses jardins
la ville et ses bords de mer
la ville et ses lieux culturels
la ville et ses restaurants
la ville et ses troquets fort sympathiques
où j’allais rencontrer
rencontrer d’autres gens
d’autres gens sur la Terre
les écouter
partager un bout de vie avec eux
puis repartir dans mon train
fantastique
à l’heure fixée
une larme à l’oeil nostalgique
élastique
avec tous ces souvenirs
tourbillonant
dans ma tête
tous ces souvenirs
inoubliables
ces sourires
ces rires
ces regards
ces mots échangés
ces valises de rêves
que j’ouvrirais à mon retour
ces parfums d’amour
1825
tout avait commencé en 1825
en Angleterre
la première ligne de chemin de fer pour voyageurs
grâce à la locomotive à vapeur
ce premier poème
que nous devions à George Stephenson
le train roulait à trente à l’heure
et j’avais tout mon temps pour observer ces vaches britanniques qui me regardaient
tout mon temps pour vivre
Ce n’est qu’en 1981 que tout s’accéléra
que le Train à Grande Vitesse sillonnait les champs
traversait les forêts
séparaient les animaux
les maisons
se glissait sous les montagnes
tel un vers de terre
ou un bulldozer
tout allait vite, trop vite pour arriver
pour nous rejoindre
trop vite
pour regarder le temps passer
les livres étaient plus courts
peut-être aussi un peu
les histoires d’amour
bien qu’on ne sut jamais si c’était des histoires d’amour les histoires d’amour
peut-être fallait-il marcher au fond à côté des rails
quitter le train-train d’une vie en train
La gare de Nantes s’ouvrait sur le Jardin des Plantes
Le Musée des Beaux-Arts
avait ouvert ses portes
à la modernité
cette dame s’invitait dans l’oeil impressionné
des peintres impressionnistes
quand la vie surréaliste bientôt s’imposait.
Ne restait des tableaux
que la nostalgie des petits trains de campagne
aujourd’hui
miniatures.
Thierry Rousse
Nantes, vendredi 6 janvier 2023
« Une vie parmi des milliards »