La vie
On pouvait dire
Elle était comme un livre
La vie
Ou comme des livres
La vie
On tournait des pages
La différence
Sans doute majeure
Etait qu’on pouvait revenir
A ces pages qu’on avait tournées
Dans un livre
Et pas dans la vie
Non
Pas dans la vie
Un 31 décembre 2013
Ma voiture chargée à bloc
Avec le dernier de mes chats
Je quittais mon village médiéval
Où je demeurais
Château-Landon
Et mon métier d’éducateur spécialisé
Que j’exerçais
A temps partiel
Depuis que j’avais débuté
Celui de comédien professionnel en 2007
Je partais
Pour la Vendée
Direction l’océan
Changer de vie
Changer de temps
Un air de liberté peut-être
Ou les larmes de la déception
Des regrets
Des grains de sable
Ou
La quête du bonheur
La musique des coquillages
Le puits des fous
De nouveaux chemins
Et des allers-retours
Entre La Roche-Sur-Yon et Paris
Pour jouer encore un peu Harpagon ou Le Malade imaginaire
Temps d’illustres comédies
Que je jouais depuis plusieurs années
Dans la cour de châteaux prestigieux
Devant un public nombreux et conquis
Vêtu de costumes comme à l’époque
Vaux-le-Vicomte, Fontainebleau, Chantilly
Là où Molière avait joué
Dans des théâtres de verdure ou des salles à l’italienne
Et là où il n’avait pas joué
Les centres culturels des villes nouvelles
Nostalgique en partance vers Pézénas
Marchant dans ses traces
Sur le parvis du Palais des Papes
Et au Théâtre des Corps Saints
Lors du Festival d’Avignon
Ou, dans les écoles, les collèges
Les festivals
Comme
De Cap et d’Epée à Richelieu
Ou encore les villages de vacances
De Soustons à Courchevel
Du Mont Dore à Chamonix
De Ramatuelle à la Corse
Ou encore chez l’habitant
Et même aux portes du désert
Dans une villa sur les collines d’Essaouia
Partout des applaudissements et des rires
Et pourtant
En 2016
Je tournais une nouvelle page dans ma vie
Je quittais cette compagnie
Qui m’avait hissé
A ses heures glorieuses
Après avoir dû choisir
Entre jouer « Le Roman de Renart » toute l’année à Provins
Contraint de ce fait
A retourner vivre Près de Paris
Ou poursuivre mes projets commencés en Vendée
L’océan, au fond de mon coeur
Au creux et au sommet de ses vagues
M’appelait à rester près de lui
Sonnait alors le glas
De la fin d’une intermittence garantie
Je repartais
Livre livide
Du début
Du tout début
Comme à mes vingt ans ou presque
A créer une compagnie
A monter un spectacle
Adapté du conte « Les Trois oranges »
J’avais à me faire connaître
Dans une région
Où j’étais un inconnu
Où j’étais
Moi le provincial
Descendu d’un petit village de campagne
Tout au sud de la Seine-et-Marne
Considéré aux yeux de certains
Comme un parisien
J’avais tout à recommencer
Jouer sur Le Remblai des Sables d’Olonne
Pour faire connaître notre spectacle
Jouer dans des fêtes, des festivals
Au chapeau
Jusqu’à obtenir un premier contrat
Jusqu’à…
C’était déjà fini
Ma partenaire se recentrait sur ses propres spectacles
Les pairs dans ce milieu n’étaient pas toujours des pères bienveillants
Certains d’entre eux aimaient critiquer, juger pour affirmer leur propre ascension
J’encaissais leurs critiques tout en me souvenant des rires d’enfants
Et des mots touchants du public
Je recommençais
Un nouveau spectacle
Un théâtre miniature
« Pêcheur d’histoires »
En bord de mer
Et toujours ce fameux chapeau
Pour me faire connaître
Avant que n’arrive un contrat
Puis un autre, puis un autre …
Le travail, la détermination, la résilience portaient leurs fruits
Du pêcheur au jardinier
Avec « Barnabé » et « Mon Pot’Agé »
Dans les jardins de Vendée et de Bretagne
Et toujours ce fameux chapeau
Pour me faire connaître
Avant que n’arrive un contrat
Puis un autre, puis un autre …
Jusqu’à ce que mon chapeau
Perde un à un tous ses brins de paille
Nombre de projets n’aboutissaient qu’à quelques dates
Comme ce très bon spectacle
« Hughie » d’Eugène O’Neill
Cinq dates et déjà c’était fini
D’autres projets n’aboutissaient à aucune date
Quand l’un ou l’autre de mes partenaires
Quittait l’aventure avant l’escale
Alors j’ai fini par rendre mon chapeau
Fatigué, épuisé
Quel boulanger
Quel commerçant
Propriétaire
Assureur
Opérateur
Docteur
Restaurateur
Barman
Garagiste
Acceptait d’être payé au chapeau ?
Dès lors
Je serai
Ou
Je ne serai pas
Etre
Ou
Ne pas être
Désiré
Etre
Je choisis d’être
Ici
Devant toi
Sans chapeau
» Et, Dis-moi ce que je vaux,
Le Vicomte ! »
Thierry Rousse
Nantes, le 13 février 2023
« Une vie parmi des milliards »