Les années en marche

Quel âge as-tu ?

A cette question, je ne savais plus quoi répondre

J’avais oublié mon âge depuis mes trente ans

Je n’en avais qu’un vague souvenir

Une naissance

Du néanmoins ce qui m’avait été rapporté

Par mes parents

Du peu que j’en savais

Et de ce que j’en avais cru

De ma mise au monde

Un trois octobre mille neuf cent soixante sept

A la Garenne Colombes

Le nombre m’allait bien

François rejoignait le ciel

Précisément le trois octobre mille deux cent vingt six

A Assise

Et me laissait ce présent

Me sentir bien jeune par rapport à lui

Traversé par un vol d’hirondelle

Alors je comptais pour toi

Comme un poète compte ses pieds

Comme une poètesse compte ses doigts

Alors je cherchais à soustraire

Deux mille vingt trois de mille neuf cent soixante sept

Et déjà je me perdais

A cet exercice d’articulation

Rien qu’un vague souvenir d’alexandrins

Douze syllabes et puis des rimes

A m’efforcer à les croiser, à les embrasser

Piètre poète que j’étais imitant mes maîtres

Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Corneille et Racine

Contemplant au-dessus des toits la cime de mes rêves

Déjà une

Au

Et de deux

Dessus

Des toits

Bien cinq

La

Six

Cime

Sept ou huit

Plus muet grâce à de

Neuf

Mes Rêves

O désespoir !

Onze syllabes !

Je n’avais pas mon alexandrin

Ma Muse m’avait quitté un beau matin sur le chemin

Et je pleurais au fond de mes poches percées

Délaissant le coeur amer de mes alexandrins à peine nés

Et tout ce cher baragouin de baratin

Vingt trois ans et trente trois ans m’allaient à merveille

Pour ne pas m’avouer devant la glace embuée

Que j’avais bien cinquante six ans selon les règles de l’arithmétique

Je délaissais aussitôt les chiffres pour les mots du coeur

Le temps sur moi n’avait aucune emprise

Il glissait comme un vide arbitraire

Que des horloges avait conçu

Je me sentais éternel sous la douche

A l’intérieur d’un corps nu

Qui chaque nuit renaissait

Les botanistes m’examinaient dans leur aquarium

Greffaient sur mes feuilles des micros

Afin d’écouter le son de mes amours

J’avais vingt ans

Et la moitié de mes dents

Et la fougue palpitante d’un Théophile

Poète fou de son art d’aligner les sons à l’état brut

Plus tard Christian Bobin m’allait bien

Sur le bord du chemin

Le printemps des amoureux

De ces petits vieux qui se tenaient la main

Auprès de toi je rejoindrai le ciel

Comme une colombe qui se posera sur ton sein

« La nature est une guérison en marche » ( 1 )

Cette dernière phrase, je te l’avais volée pour m’envoler

Quelques lettres pour me faire aimer

Les autres, tu les avais oubliées, supprimées de l’écran de tes yeux

Ainsi était la vie

Des perles de pluie

De ces royaumes dont on rêvait toujours

Dans le désert de nos nuits

Quel âge avais-je ?

De pierre, de fer, de sang et de désir

L’âge d’une plume légère

Qui cherchait dans un jardin à être utile

Rien ne serait plus terrible

Que de passer à côté d’une vie

L’écrire sans la vivre

Je posais mon crayon

Qui déjà n’existait plus

Ni mon buvard ni mon encre

Je songeais à chacune de toi

J’aurais aimé tout relire

De toutes ces correspondances disparues de ma vie

Que faisais-je au milieu de ce match de foot-ballon anglais

A observer un jeu dont je ne comprenais plus les règles ?

Défilé de drapeaux d’années en marche

L’océan de tes yeux étaient au bout

Qui m’attendait.

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 9 mars 2023

« Une vie parmi des milliards »

(1) Christian Bobin, « La grande vie », édition Gallimard

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