De bon matin
Marcher
Le froid de l’air piquait ma gorge
Réveillait mon corps
Des bateaux vides de passagers
Traversaient le fleuve gelé
Le marché de Trentemoult
Ne comptait ce matin de janvier
Que trois marchands espacés
Et le pendule au bout du quai oscillait
Sur son silo rouillé
Un peu plus chaque année
Un corps régulier en mouvement
Au diapason des pulsations de mon coeur
S’arrêterait un jour
Sans prévenir
Comme une machine
Fatiguée de vivre
Quotidiennement
Ce long voyage imprévu
Pas l’ombre d’un Mistral gagnant en vue
Les voiliers étaient enlisés
Dans le sable mouvant
Marée basse obligeait
Je m’achetais en Inde ou en Chine
Un pantalon
Un pull
Noirs
Un jogging
Rouge
A bons prix
Pour paraître jeune
Et une belle paire de chaussures
Marron
Je songeais alors aux mains
Qui les avaient fabriqués
Aux mains ou aux engins
Qui était le mieux des deux payés
Les semelles de mes tennis étaient usées
D’avoir parcouru le monde entier de ma ville
Le jour était venu de les soulager
De me donner une autre apparence
En ce commencement d’un cycle
Récompense de mon travail accompli
Ces petites joies de la vie à savourer
Un samedi
Presque midi de l’autre côté
La médiathèque Jacques Demy
M’ouvrait ses portes
J’empruntais un nouveau livre
L’Atlas illustré
Je partais en voyage
Place de la Petite-Hollande
Un marché d’Afrique
Grouillait de pas et palabres
Nous ne sommes plus chez nous
Se plaignait Le Gaulois moustachu
A la terrasse d’un bistrot
Les portes de la France
Etaient grandes ouvertes
A toutes les misères du globe
Courants d’air
Pourquoi
Pourquoi
Pourquoi
Pour nous chasser Gaulois de nos terres
Pour nous faire trimer comme des étrangers
Je suis blanc de peau
Moi Le Gaulois
Le Muscadet
Et combien de fruits
J’aime
Qui ne sont pas de mon terroir
Comme j’aime boire mon café
Chaque matin à La Trinquette
Avec cette banane jaune trempée
Ces journaux nous mentent
Vociférait Le Gaulois
Quelle information était objective Gaulois
L’un n’y voyait que chaos
L’autre naissance d’une humanité universelle
Qu’en penser
Qui était l’étranger de qui
L’être qui ne partageait pas ma table
La Vie à cet arrêt de bus
M’annonçait la libération des cochons
Le jambon végétarien venait d’être inventé
Ma conscience était soulagée
La vie était devant mes yeux
« Paris, mille vies » (1)
Me souriait
J’avais trouvé ma prochaine lecture
Moi l’étranger en pays breton
Je traversais le pont
Entre deux mondes
Thierry Rousse
Nantes, samedi 6 janvier 2024
« Une vie parmi des milliards »
(1) « Paris, mille vies » de Laurent Gaudé, édition Babel