Ce vingt huit février deux mille seize
La journée festive à la Mission bretonne
Avait coûté à Marcel la jolie somme de
Deux cafés un euro
Trois pintes quinze euros
Trois repas dix neuf euros cinquante
Deux coca et un chouchen huit euros
Marcel y avait invité ses deux amis
Marcel apprenait un peu plus tard de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale qu’une personne seule avait besoin de mille quatre cent vingt quatre euros par mois pour vivre décemment
Marcel à cette époque ne vivait plus décemment
Marcel s’était retrouvé depuis trois ans
Sous la ligne de flottaison
Et se sentait à tout instant observé
Marcel lisait et partageait sur la Face du Livre
« On dit qu’il faut prendre son mal en patience
Et si on prenait son bien en urgence ? »
L’urgence était là
Étincelante à la surface de l’eau
Marcel devait s’accrocher
S’accrocher à toutes ces bouées de sauvetage
Ces soleils à la dérive
Ne pas les lâcher
Ne pas les lâcher
L’univers n’entendait que ce mot lâché
Pendant que Marcel notait
Notait tout ce qu’il lisait
Notait tous ses rendez-vous
En minuscule
Sur son petit carnet vert clair
Un crayon de bois ridicule
Quelques brins d’herbes
Des colibris et des coquelicots
Sur les pages de ses rails
Entre Longueville et Paris
Marcel quittait les locomotives à vapeur
Et le viaduc des usines d’une autre ère
Nous pouvions lire sur son petit carnet vert clair
Vendredi quatorze heure rendez-vous avec Nassira au Théâtre de la marionnette
Rue Mouffetard
Lundi dix heure trente rendez-vous avec Paulo le coach de la recherche d’emploi à Montereau
Décidément la vie était un grand jeu
Aux yeux de Marcel
Un sport
Un combat
Jouait avec lui à cache-cache son copain Job
Cet oeuf de Pâques en chocolat
La vie était belle
Fondue
Nous le savions depuis belle lurette
Marcel déplierait ses ailes un matin
A la cime de la Tour Eiffel
En attendant demain
Le lundi seize juin deux mille seize
Pauline la petite copine de Paulo savait lire entre les lignes
« Vous n’avez pas fait de mauvais choix Marcel
Vous avez fait le choix qui vous semblait bon pour votre épanouissement à cet instant donné »
Marcel réfléchissait à ses déclarations
Que voulait-elle lui signifier
Pauline poursuivait
« Tout ne vient pas de cet instant
La fragilité était là avant
Et le choc n’a fait que l’amplifier «
Tout se voyait à la lecture de son CV
Marcel ne pouvait rien dissimuler
Pas même la vie
Pas même la vie fragile
Lavilliers chantait
On the road again
Et Marcel notait
Avidement notait
Toutes ses bouées qui pouvaient encore le sauver
Toutes ces rencontres gorgées de soleil
Et Marcel accrochait des petits drapeaux à ses crayons de bois ridicules
Tout en dévorant
Le guide du comédien
Ligne après ligne
Dans un compartiment du train provincial
Vers la capitale
Les photographies étaient le « Premier investissement de base
L’outil fondamental du comédien »
C’était le premier contact
La première impression que les gens se feraient de Marcel
De face
De profil
De trois quart
De pied
Naturel
Prenant mille pauses
Sérieux
Souriant
Sombre
En colère
A quoi
A qui
Ressemblerait Marcel
Au Cyrano de Bray-sur-Seine
Attirerait-il l’attention
Sa palette de portraits
A la manière d’un peintre
Il devait toujours l’avoir sur lui
Accompagnée de l’incontournable CV
La malette du comédien comprenait également
Des « petites démonstrations filmées » nommées « démos »
De délicieux gâteaux
Donnant à voir toutes les possibilités de Marcel
L’étude de son registre
Un monologue
Une scène
Une performance
Cinq à sept minutes maximum pour se dévoiler
Et à cela s’ajoutait le fameux fichier audio MP3
Toutes les voix de Marcel en cinq minutes
Il ne lui restait plus qu’à bâtir son site
Son château fort
Où Marcel telle une araignée
Tisseuse de rêves
Serait visible sur la toile
Connu du monde entier ou presque
Évidemment Marcel ne devait pas se rater
Tout devait être de qualité
Si Marcel ne voulait pas être enterré
Sous des tonnes de préjugés
Piètre comédien
Au bout des rails
Au bout des champs
Le soleil se levait à l’est
Gare des pas perdus
Marcel tournait
Tournait
Tournait
Dans le tumulte des trajectoires
Autour d’un café noir
Marcel avait maintenant ses habitudes
Direction rue Mouffetard
Où il consultait ouvrages et vidéos sur l’art de la marionnette
Et trouvait un peu plus haut à bons prix dans une étroite boutique des dvd
Puis il se dirigeait Place de la République où se tenaient les assemblées citoyennes
Marcel croyait encore à un autre monde possible
A une Nuit Debout
Il écoutait les prises de paroles
Les réflexions
Les positions
Les oppositions
Les décisions
Puis il longeait le canal Saint-Martin
Songeait à sa tite fée qu’il avait perdue
Puis il rejoignait la Gare de l’est
Et attendait le train du retour
Marcel achetait parfois un livre ou un cd à la mini Fnac du hall de la gare
Enfin il retrouvait Longueville
Un long chemin vers lui-même
Thierry Rousse
Nantes, jeudi 18 janvier 2024
« Une vie parmi des milliards »