C’est bonnard
Pierre
Que serais-tu sans Marthe
La muse d’un tiers de tes œuvres
Ton modèle
Cette femme que tu as rencontrée dans la rue
Cette femme que tu as fait monter un soir chez toi
Tu lui fais prendre cette pause pour la peindre
Première pause
Premier portrait
Puis tu lui demandes de descendre son décolleté
Faire un portrait c’est forcément dessiner la beauté des seins
C’est une évidence
Une évidence pour toi Pierre
Marthe ta sainte refuse
Se rhabille
S’apprête à s’enfuir
Tu la retiens
L’embrasses sur la bouche
Le baiser d’un dieu
Marthe se laisse aller à ton étreinte
Vos corps se collent passionnément l’un à l’autre
Tu la peindras depuis ce coup de foudre
Dans chaque recoin
Chaque expression
Chaque courbe voluptueuse de son corps
Ta Marthe
La mystérieuse
Celle que des rumeurs qualifiaient de jalouse
De possessive
Elle est déjà à toi
En toi
Rien qu’à toi
De toi
De tes penchants
Rien n’est dit de méchant
Tu le sais Pierre
Le peintre a toujours beau rôle
Le dernier mot
Ses écarts lui sont tout excusés
Comment peut-il en être autrement
Un artiste qui ne tomberait amoureux de son modèle
Et le modèle de son dieu créateur
Comme si l’art ne pouvait exister sans l’amour charnel qui l’animait
En était sa braise
Son étincelle
Sa flamme
Son feu jaillissant
Rougeoyant
Ses corps se consumant
Marthe t’aimera avec la passion de chaque instant
Voudra t’épouser
Désirera de votre union un enfant
Et tu lui refuseras ce présent
Tu voudras rester libre Pierre
Tu te sens incapable d’être père
Tu ne veux pas ressembler à ces familles bourgeoises
Tu veux entretenir ces braises ardentes
Plonger pour la rejoindre
Courir comme deux adolescents insouciants
Nus à travers les bois
A vous attraper
A vous fondre l’un et l’autre
Dans le lit de la rivière
De votre enclos bucolique
Qui ne rêverait d’un tel amour éternel
Et pourtant
Le désir de l’homme pour la femme semble n’avoir qu’un temps
Le temps de la jeunesse de sa moitié
Que déjà une autre muse prend sa pause devant le chevalet
Blonde et ravissante
Et ravit le coeur de Pierre
Et son pinceau qui frétille
Quand toi Marthe désolée tu prends des rides
Dans l’ombre des jours
Naît ce nouvel amour gorgé de soleil
Cette jeune femme ta rivale
Celle qui veut conquérir ta place
Être l’unique aux yeux de Pierre fissuré
A pour prénom Renée
Elle te regarde et t’envie
Déjà tu perçois son désir en éveil
Déjà tu comprends que c’est perdu
Pierre a une longueur d’avance au fil du courant
Pierre est déjà avec elle et tu nages en retrait
Déjà tu voudrais être elle
Sa chevelure blonde de sirène
Déjà tu vois ta jeunesse de l’autre côté de la rive
Elle entre vous deux dans ce lit
Tu n’as plus qu’à l’aimer
Elle entre vous deux
Renée
Comblée de vos caresses langoureuses
Pierre est ravi de ce triptyque amoureux
Car il ne peut elle ou toi choisir
Son coeur est fendu
Tout irait donc si bien à trois
Mais Renée ne te veut que pour elle Pierre
Que pour ses lèvres impatientes
Alors tu mens
Alors tu te mens
Pierre
Tu prends le train pour l’Italie avec Renée
Laissant ta Marthe seule
Dans votre enclos mélancolique
Es-tu fier de ton choix
Peux-tu te regarder homme
Dans le miroir sans rougir de honte
A briser ainsi deux coeurs de femme aimant
Ta toile est couverte d’un voile obscur
Tu ne peins plus la lumière
Mais la nuit de tes errances
Quand Renée croit encore à votre romance
Sa robe de jeune mariée
Blanche d’un bonheur romain
Devant ses yeux
Tu es le grand absent qui ment
Qui fuit
Qui rompt vos noces
Juste avant les cloches
Renée n’est plus rien
Qu’un corps abandonné
Une larme tranchante
Et Marthe derrière ses fenêtres closes
Survit
Un pinceau pour se raccrocher
A vos souvenirs
C’est Bonnard
Pierre
Pas vraiment
Tu reviens
Tu ne l’as jamais oubliée
Ta Marthe
Vos courses folles
Nus comme des adolescents insouciants
Portés par le courant des années
Tu la retrouveras
Avec elle tu vieilliras au bord de la Méditerranée
Renée s’est suicidée
Un bain de sang dès lors hanteront vos nuits
Ce n’est plus bonnard
Pierre
Tombale
Sous le ciel provençal
Tu t’en voudras
Et c’est trop tard
Dis au nouvel homme
Pierre
Qu’il lui faudra apprendre
De son pinceau
A maîtriser ses passions
Pour ne plus faire de l’amour
Une prison
Thierry Rousse
Nantes, lundi 22 janvier 2024
D’après le film « Bonnard Pierre et Marthe » de Martin Provost