Mercredi vingt quatre janvier deux mille vingt quatre
Dix neuf heure
Avais-tu pu atteindre tous tes objectifs Marcel
Tout ce que tu avais pris le temps de noter sur ton agenda la veille au soir
Avais-tu coché toutes tes cases
J’en comptais dix sept pour ce mercredi
Treize avaient été cochées
Tu souriais
L’air apaisé
Soulagé
Et déjà c’était l’heure de Francine
Dix neuf heures sonnait
Elle t’attendait dans sa robe légère de printemps
C’était l’heure de tout suspendre
Poser ton crayon
Fermer tes dossiers
Comme on ferme à clé la porte de son bureau
Comme on desserre sa cravate quand on a trop chaud
Comme on va tranquillement de son building à sa limousine
Toi tu t’en allais délicieusement de ta chambre à ta cuisine
Changement d’espace
Voyage exquis
Aux parfums d’Orient
« Ce ciel qui guérit la guerre, la souffrance »
Nina Bouraoui était l’invitée de ta vieille amie Francine
Déjà toutes deux s’entretenaient en tête à tête autour d’un verre
Nina était née
Curieusement
La même année que toi
Dans une autre ville
A Rennes
D’un père algérien et d’une mère bretonne
A vingt trois ans elle avait commencé à publier
Nina était préoccupée par deux choses
« Deux choses qui nous attendaient tous
L’amour et la mort »
Nina parlait à Francine de son père
Ce grand seigneur
Tu les écoutais toutes deux
Tu les voyais sourire
Complices l’une et l’autre
Puis Nina se levait
Rejoignait le salon
Et choisissait de mettre à l’honneur
La douce voix de son autre amie
Souad Massi
Souad pour les intimes
Tu avais pu l’écouter à la fête de l’humanité
Juste avant la déchirure des dieux
Juste avant l’exode de la foule
Piétinement vers la sortie du monde
Dispersion des coeurs
Un fil rouge te reliait par le sang
A sa douce voix
Souad Massi
Souvenir d’Essaouira
Sang du Maroc
Prise de sang
La case était cochée
L’objectif avait été atteint à jeun
Ce matin vers dix heure
Tu tardais à lire les résultats
Tu remettais ça à demain
Tu avais peur
Tu tremblais de découvrir les causes
Les causes de ce pesant sentiment de fatigue qui t’habitait depuis des semaines
Longue phrase
Raccourcir ces ailes lourdes d’un albatros
S’abattant sur ton corps
Terrassé par le fracas des maux et des vagues
La piqûre avait été douce
Apaisante
L’aide soignante soigneuse
Avait trouvé la bonne veine
Et tu n’avais rien senti que l’oubli
Les yeux dans le vide
Et déjà ce petit pansement blanc
Devenait ton ange gardien pour la journée
La douceur d’un baiser sur ta peau
Cacher les cris du monde à tout prix
Les prix avaient augmenté
Le café et le pain au chocolat
Venaient juste à point
Chez Flesselles
Te Consolant un temps
De la grisaille des temps
A la table d’à côté
Juste à côté de toi
Une dame d’un certain âge
S’entretenait avec sa longue tartine beurrée
Elle lui disait
Un petit bain de bon matin
Sans boire la tasse
Dans un bon bol de chocolat chaud
N’est pas des plus déplaisants
Trêve de plaisanterie
La pause était finie
La journée bien remplie
Restait cependant
Juste avant ton rendez-vous habituel de dix neuf heure avec Francine
Ces quatre cases vides
Et cet objectif majeur qui n’avait pas été atteint
Révisions
Révisions n’avait pas été atteint
Révisions avait l’habitude d’être toujours repoussé
Remis au lendemain
Pour quelles raisons
Le sauvais-tu
Cette pro-cras-ti-na-tion sans fin
Le mot était sorti non sans difficulté de ta bouche
Le théâtre était pourtant l’un des piliers de ton temple sacré
Marcel
Comme le piano l’était au pianiste
Le violon au violoncelliste
Le corps au danseur
La question flottait donc en l’air
Irrésolue
Les cris de la rue s’étaient tus
Les cris
Hélas
N’étaient plus au programme des révisions
Depuis longtemps
Déjà vingt ans
Comme ne l’était plus ce veilleur de nuit Hughie
Depuis sept ans
Ni Gorgibus
Ni Marphurius
Ni Gros René
Ni Amédée
Ni Harpagon
Ni Argan ce malade imaginaire
Ni
Ni tant d’autres
Nenni
La liste était longue
Ainsi il en était de la comédie comme de la vie
Des personnages surgissaient un jour sur un plancher
Puis disparaissaient un soir à la cave
Remplacés par d’autres au grenier dans la nuit
Nostalgique
Tu ouvrais ton classeur
Après ce dîner en amoureux
Avec Francine Nina et Souad
Jojo t’attendait
Réviser la ferme des animaux avait-il encore un sens pour toi
Toutes ces heures du passé
Apprendre tes répliques
Chercher et mémoriser ton jeu
Auraient donc été vaines
Pure perte de temps
Simple distraction bourgeoise
Occupation de l’esprit et du corps
Cette pièce rencontrerait-elle un jour son public
Il ne restait pourtant qu’à la mettre en lumières
Et pour des raisons obscures
Que les dieux seuls
Dans leur égo
Leurs conflits
Leurs cieux impénétrables
Leurs guerres absurdes
Connaissaient
La pièce était suspendue dans son élan
Rangée dans un placard
A faire le bonheur des araignées
Entre les étagères où seul le maître habile régnait
Napoléon
Napoléon avait-il toujours raison
Toi
Malabar
Dans ton écurie
Tu tenais encore fier
Un plateau d’animaux dociles et patients
Étais-tu naïf à ce point
D’admirer ainsi ton bourreau
Qu’était devenu le lait
Les heures à traire
A bêcher
Les heures à transporter
A construire ce moulin
Brique après brique
Les heures à dresser le drapeau
Flottant aux vents contraires
Pour accueillir son bel orateur
La révolution n’avait-elle servi à rien d’autre
Qu’à asseoir un nouveau pouvoir
Berçant de nouvelles illusions ses sujets
Oui
Tu voulais croire Malabar au verts pâturages que tu hissais
A croire que cette couleur décidément ne portait pas chance dans un théâtre
La future République se terminait tragiquement en dictature
Brille-Babil le fourbe séduisait le peuple
Au service de son empereur Napoléon
Révisions de tes classiques
Malabar
Tu n’étais pourtant pas seul à lutter
Sur le plateau nombre de tes semblables étaient présents
Avec cette envie de chanter la liberté
La justice
L’égalité
Boule-de-Neige ne manquait pas d’audace
Esprit ingénieux
A dessiner les plans d’un nouveau monde
Mystérieusement disparu
Lui le traître ainsi accusé par son compair cochon à qui il faisait de l’ombre
Napoléon décidément
Seul dirigeait à présent la ferme
Sa ferme
Qui n’avait plus d’animaux que son nom
Napoléon avait-il toujours raison
Te faudrait-il Malabar toujours travailler plus dur
Pour espérer un jour caresser la saveur d’une herbe tendre
Avant de finir entre les mains de l’équarrisseur
Consolé du paradis qui t’était promis
Un couteau tranchant planté dans ton cœur
Sang
Prise de sang
D’autres classeurs sous la pile t’attendaient
Plus serein
Marcel
Bien qu’il n’en fut rien d’autre
Que l’espoir d’une rencontre attendue
Réviser le Père Noël pour le prochain hiver peut-être
Réviser Barnabé pour le printemps
Retrouver ToTTi à l »été
Peut-être
Peut-être
Peut-être
Le clavier s’était bloqué
Les peut-être gagnaient du terrain sur les certitudes
Le temps était-il à sa fin
Une bataille perdue
La lente agonie du comédien annoncé
Sang
Prise de sang
Pouvais-tu te résigner Marcel à cette idée
Ne plus jouer
Ranger tous tes costumes une dernière fois
Dans une malle
Dans un dernier sursaut
Tu reprenais tes révisions
Tu avais cette envie d’y croire encore
Que cette belle aventure du théâtre n’était pas
Plus
Qu’un
Livre fini
Que le public attendait
T’attendait
Illusion comique
Tu ouvrais tes placards
L’âge d’or
L’âge d’or
Ne serait-il plus qu’un mirage dans ton désert
Au bon vouloir de tes hôtes
Un rideau définitivement tombé
Prise
Prise de sang
Ou révisions
Que disaient les résultats
Plaisir encore d’écrire
Rien que pour toi
Thierry Rousse Nantes, jeudi 25 janvier 2024 "Une vie parmi des milliards"