Quelle légitimité avais-tu à écrire
Quelle légitimité avais-tu à lire à voix haute ce que tu avais écrit
Dans une librairie fleurie de livres
Dis-moi
Pour qui te prenais-tu
Pour un écrivain
Non
Dis-moi
Tu rigoles
Oui
Tu rigolais
Tu avais honte
Le rouge te montait aux joues
Au fond de lire ce que tu avais écrit
Honte au fond d’écrire et de lire ce que tu avais écrit
Dans une librairie remplie de livres
Tu rétrécissais
Un peu plus chaque jour
Tes écrits
Plus tu découvrais
Le vaste monde de la littérature
Plus tu découvrais
L’amplitude de ces pages d’écriture
La beauté de leurs mots
Leur profondeur infinie
Souvent leur ironie
Ce que disaient leurs sens érotiques
Ce qu’ils ne nous disaient pas
Ce qu’ils nous laissaient deviner
La pertinence de leurs interrogations métaphysiques
Ce qu’ils nous laissaient entrevoir
Ce qu’ils nous révélaient dans le noir
Ce qu’ils nous apprenaient à la lueur d’une bougie
Ce que nous ressentions à les lire
A les entendre au bord des lèvres tremblantes
Juste parfois le plaisir de nous en délecter
Ou d’en rire
Comment pouvais-tu te lever
Après tout ça
Pour écrire ce que tu avais écrit
Après avoir tout entendu
De leurs yeux
Ému
Tous ces mots lus de la littérature
Dans toutes ces langues
Qui descendaient dans ton corps
Comment
Tu te hâtais
Dissimulé derrière un dos
A raturer tes banalités
Tes fragilités
Tout ce qui était toi
Pour être un autre
L’autre
L’écrivain
Vain
Destin
Comment rattraper le temps perdu
La nausée de Jean-Paul Sartre
T’avait donné l’envie à quinze ans d’exister
Ton envie de lire
Attisait ton envie d’écrire
Ta maison aurait pu être une librairie
Tu comptais d’ailleurs bien déménager celle-ci discrètement de son jardin à chez toi
Livre après livre
Pétale après pétale
Marche après marche
Tu te questionnais
Devant l’ampleur de la tâche
Combien d’autrices
Combien d’auteurs
Combien de livres
Et de fanzines
Combien de pages
Combien de mots sur chaque page
Combien de temps il te faudrait pour lire tous ces livres
Une vraie usine à lire
Tout en sachant
Que de nouveaux livres chaque semaine apparaissaient sur les présentoirs
Et tes tables
Et rejoindraient un jour ou l’autre chacun son tour les étagères de ton appartement
Aurais-tu assez de temps pour lire tous ces livres immigrés
Avant de disparaître subitement sous la terre
Poussières de cendres
Quels livres avais-tu ratés
Les livres qui auraient pu complètement changer ta vie
Quelles rencontres
Avec quelles autrices
Avec quels auteurs
Avais-tu faites
Avais-tu délaissées
Quels visages et quels noms avais-tu oubliés
Quels livres n’étaient plus là dans ta vie
Disparus
Interdits
Quels livres avaient pris leur place
Audacieux
Prophétiques
Quand
Quand
Tu passerais
Dans l’autre monde
De ta passion d’écrire
Au métier d’écrivain
Quitterais-tu ta passion
De vivre
Tes imperfections
Les balbutiements
De tes mots
Qui te manquaient
Des mots
Que tu cherchais dans tous les dictionnaires
Que tu cherchais à agencer comme les pièces d’un puzzle
Y-avait-il seulement un ordre à trouver au désordre
Écrire était-ce l’art d’ordonner les mots
Ou les chahuter
Se laisser aller
Mené par eux
Par le bout du nez
Éternuer au beau milieu de la nuit
Les bousculer
Les dissiquer
Les aimer
Qu’avaient-ils dans le ventre tes mots
Les palpitations du désir
L’envie de naître
De s’accoupler
Donner du sens
A la fugacité de ta vie
Quelle légitimité avais-tu à écrire
Quelle légitimité avais-tu à lire à voix haute ce que tu avais écrit
Dans une librairie fleurie de livres et de coucous ?
Quelle légitimité
Sinon
Un coup de foudre
Une déclaration
La libération de tes maux
Qui s’agitaient dans toute ta tête
Dans tout ton cœur
A cœur
Thierry Rousse
Nantes, samedi 4 mai 2024
"Une vie parmi des milliards"