Ecole élémentaire Armand Cassagne
Tu étais assis au premier rang
Tu ne sais plus si c’est toi ou la maîtresse
Qui avait choisi cette place pour toi
Le premier rang
La maîtresse, tu crois
Oui c’est la maîtresse qui choisissait vos places
Ta place était au premier rang
A cette époque vous portiez une blouse grise
A cette époque vous écriviez avec une plume
A cette époque vous disposiez d’un pot d’encre et d’un buvard
Un buvard au cas où vous feriez des tâches
Des tâches sur les pages de vos cahiers à carreaux
Mais tu étais un enfant sage
Et tu t’efforçais à ne pas faire de tâches
Et tu t’efforçais à bien travailler
A être surtout sage comme une image
A ta place au premier rang
Tu te tenais à carreaux
Et là tu avais de bonnes notes
Et là tu étais l’un des premiers de la classe
Et la maîtresse te félicitait
Et la maîtresse te prenait pour exemple
Quand elle remettait les devoirs à toute la classe
Tu étais l’élève parfait
Dix sur dix
Ou neuf sur dix
Tu voulais toujours faire plaisir
Faire plaisir à ta maîtresse
Faire plaisir à ta maman
Tu savais qu’avoir de bonnes notes leur ferait plaisir
Qu’elles t’aimeraient si tu avais de bonnes notes
Ces bonnes notes compensaient
Tes complexes d’infériorité
Tu étais en effet le plus petit enfant de la classe
« Enfant chétif, immature, inhibé »
Ces mots tu les découvrirais bien plus tard
Ecrits sur ton carnet de santé scolaire
Mais très vite ta place de premier attirait la jalousie
Tu étais considéré comme le « chouchou de la maîtresse »
On se moquait de toi
Et tu me sentais bien seul dans la cour de la récréation
Différent des autres
Tu voulais jouer aux billes pour te faire des camarades
Les parties se finissaient hélas toujours en bagarre
Ta consolation tu l’avais trouvée auprès de cette petite chinoise
Arrivée depuis peu en France
Elle t’aimait et tu l’aimais
Vous étiez tous les deux amoureux
Hélas un jour elle a disparu
Et tu ne l’as jamais revue
Ta bien-aimée ta petite chinoise
Et tu as eu beaucoup de chagrin
Et tu as décidé de faire des tâches
Et tu as cessé de bien travailler en classe
Afin d’avoir de mauvaises notes
Et d’être accepté par les autres enfin
C’est ainsi que tu t’es retrouvé
A plusieurs reprises puni
Tout au fond de la classe
Le bonnet d’âne sur la tête
Tu savais que tu décevais ma maîtresse
Et ta maman aussi
Tu savais que tu les rendais toutes les deux tristes et en colère
Mais c’était le prix que tu devais payer
Pour être aimé de mes camarades
Tu obtenais un jour la protection de Carlos
Carlos était espagnol
C’était le plus bagarreur de tous les garçons
Celui qui était toujours puni
C’était le plus fort aussi
Il était couvert la plupart du temps de bleus et d’égratignures
Tu étais fier de devenir son camarade
Tu savais maintenant que tu pouvais être protégé à tout moment par ses gros muscles
Il te suffisait d’aller le chercher ou tout simplement de prononcer son prénom
« J’appelle Carlos si vous vous moquez de moi »
Carlos arrivait et leur cassait la figure
Carlos t’invitait aussi le mercredi et certains samedis
Dans la maison de ses parents
Une petite maison très vétuste avec une petite cour
Longeant la large avenue bruyante de votre ville provinciale
Son papa sa maman et son frère étaient tous petits
Son frère c’était l’intellectuel de la famille
Son papa était un courageux ouvrier
Qui se levait tôt le matin et rentrait tard le soir
Sa maman préparait les repas faisait le ménage les courses
Et bien d’autres choses encore
Tu te sentais accueilli aimé dans cette famille
Une famille étrangère peu fortunée rejetée dénigrée
La misère devenait à tes yeux le synonyme de la générosité
Et leur taudis était le plus beau des palais
Et tu ne te sentais plus vraiment différent mais semblable
Dans la famille de Carlos
Quand vint le passage dans le monde des grands . . .
J’avais peur je pleurais
Je voulais rester à l’école élémentaire
Chose impossible
Je devais passer au collège pour grandir
Ne plus être un enfant
Au collège Jacques Amyot
Tout comme à l’école Armand Cassagne
J’étais le plus petit le plus chétif des adolescents
Et comme à l’école Armand Cassagne
Je me retrouvais au premier rang
Et comme à l’école Armand Cassagne
Je m’efforçais à bien travailler
Pour être aimé de mes professeurs et de mes parents
Et là c’était bien plus compliqué
Il fallait préparer des exposés
Et chanter devant toute la classe
Et chanter
Et je devenais tout rouge
Rouge comme une pivoine
Et j’avais honte de devenir une pivoine
Et j’avais honte d’avoir honte d’être une pivoine
Et je me réfugiais dans la solitude
De cette cour de récréation
Là j’oscillais entre les bonnes notes à l’écrit
Et les zéros à l’oral
Là il y avait Nathalie
Nathalie je l’aimais
Et quand elle me regardait
J’étais une pivoine
Et je n’ai jamais réussi à lui dire que je l’aimais
Nathalie
Au bout du collège
Il y avait le lycée Michelet où je devais aller
Et là encore une fois de plus j’avais la trouille
Et je m’arrangeais pour redoubler ma quatrième
Avoir de mauvaises notes
Et devenir le mauvais élève qu’on punissait d’heures de colle
Et je réussissais ma mission
Et j’étais fier d’être au fond de la classe
Ou sous le bureau du professeur de mathématiques
Fier que la professeure de travaux manuels
Me pique le bout du doigt parce que je ne l’écoutais pas
Je rêvais d’être reconnu par les rebelles du collège
Les poètes
Ceux qui jouaient de la musique
Ceux qui fumaient
Ceux qui écoutaient les Beatles les Rolling Stones et les Sex Pistols
Et je voulais tant faire partie de leur bande
Et je ne resterais qu’à leur frontière derrière cette ligne
Au lycée l’histoire se répétait
Et sur mes carnets scolaires il était écrit
« Capable du meilleur comme du pire »
Au lycée j’aimais Caroline
Et là aussi mes échecs sentimentaux se répétaient
Et là aussi toute la cour de récréation
N’était pour moi qu’un vaste champ de solitude
Un champ de bitume où je lançais mon sac U.S. couverts de graffiti
Parmi lesquels j’avais dessiné le symbole « Peace and love »
Une trouée de verdure et de lumière
Mon corps échouait par terre où il pouvait
Au fond de ses larmes
Et mon âme lisait « La Nausée » de Jean-Paul Sartre
Je rêvais de quitter le lycée
D’être déjà à l’université
D’être un étudiant grand et plus âgé
Je pensais qu’en vieillissant
Je serais plus heureux
Qu’enfin j’aurais atteint l’âge mûr
L’âge d’être aimé
En attendant je continuais à encaisser les moqueries
Dans les douches du gymnase ou sur le bord du bassin de la piscine
« Crevette »
Je n’étais qu’une crevette dans l’océan de leurs rires
Heureusement il y avait ce professeur d’histoire
Passionné par ce qu’il nous enseignait
Heureusement il y avait ce professeur d’économie et de sociologie
Qui nous faisait cours sur la pelouse aux beaux jours
Et nous invitait parfois chez lui autour de pizzas
A analyser tous les journaux et à refaire le monde
Heureusement il y avait ce professeur de philosophie
Qui m’ouvrait les portes de la pensée
Heureusement il y avait la poésie
Et ces filles de quatrième qui admiraient mes mots
Quand j’atteignais enfin la terminale
Heureusement il y a eu cette professeure de littérature
Qui un jour nous a emmenés au Théâtre de l’Odéon
Voir « L’illusion comique » de Corneille
Heureusement il y a eu Corneille et l’illusion
Et je me suis mis à écrire
A jouer et à mettre en scène ma vie
Heureusement il y a eu le théâtre
Et le théâtre m’a vraiment sauvé
Enfin
L’université
De cette dame je retiens nos révoltes
Nos marches pour la justice
La liberté, l’autogestion
Cette capacité à prendre en mains nos vies
Et à apprendre les uns des autres
Je retiens tout ce que les arts et la philosophie m’ont appris sur la vie
Je retiens que rien n’est gagné
Que tout reste à conquérir
Après avoir quitté cette dame trop compliquée
A acquérir dans ces unités de valeur mathématiques
Je retiens cette question un jour d’un directeur de théâtre
Au sein duquel je désirais accomplir mon service civil d’objecteur de conscience
« – Etes-vous inscrit dans un conservatoire ou une grande école d’art dramatique ?
– Non, monsieur. «
L’homme me montrait la sortie là d’où je venais une simple rue une voie sans issue
Je compris que la vie avait tout à m’apprendre du théâtre
Je la regardais
Assis ce soir
Comme un enfant
Au premier rang
Thierry Rousse
Nantes, dimanche 26 mars 2023
Texte écrit dans le cadre du Projet L.I.B.R.E. ( Laboratoire Intergénérationnel des Bâtisseurs et Rêveurs de l’École ) mené par Jana Klein et Stéphane Schoukroun en partenariat avec Le Lieu Unique à La Libre Usine, Nantes.
Janvier – Mai 2023
"De janvier à mai 2023, nous avons travaillé à la Libre Usine (lieu de fabrique du Lieu Unique) avec un groupe de Nantais.e.s de tout âge à une performance qui a croisé théâtre, vidéo et installation plastique.
– Comment apprendre à apprendre ?
– Est-ce qu’on apprend mieux seul.e ou à plusieurs ?
Comment et pourquoi on décroche ?
– Est-ce vraiment la faute à Voltaire ?
La performance a été présentée en mai 2023 à la LIBRE Usine et nous y avons mis en commun et en chantier un lieu où l’on apprendrait à cultiver son jardin." Cie (S)-Vrai