O les beaux jours

une vie parmi des milliards

Comment vas-tu ?

Et toi ?

Et toi comment vas-tu ?

Et toi là-bas tout au fond

Comment vas-tu ?

Et toi ici au premier rang

Comment vas-tu ?

Et toi accoudé à ce bar

Comment vas-tu ?

Et toi qui nages à contre-courant

Comment vas-tu ?

Et toi qui te laisses flotter vers l’océan

Comment vas-tu ?

Et toi comme un cerf-volant

Dans la prairie du ciel

Entre deux nuages

Comment vas-tu ?

Toi qui sembles tellement égaré

Ou attendre une gare

Comment vas-tu

Dis

Comment vas-tu

Marcel ?

Qu’est-ce qui nous sépare

Toi et moi

Dis-moi

Marcel

Marcel ne savait par quels mots

Ni par quels gestes

Ou quels signes du visage

Répondre

A ma question

Comment allait Marcel

Le savait-il vraiment

Comment il allait Marcel

A pied ou avec sa canne blanche

Peut-être

Jusqu’à sa maison de retraite

Marcel

Là tout au bout des herbes folles

Suivant la ligne verte

Marcel

Ou en brouette jusqu’à son potager nourricier

Marcel

Ou sur son tapis rouge à rêver

Marcel

Ou sous une salve d’applaudissements

Marcel

Jusqu’ à sa scène

Au bord de la Sèvre

Marcel ?

Marcel allait

Et n’osait plus dire qu’il allait mal

Marcel

Depuis qu’un ami lui avait prêté ce livre

« Vivre selon la loi d’attraction » de Valérie Richard (1)

Marcel se contentait de dire

Qu’il allait

Et c’est tout

Qu’il n’était pas un clochard

Qu’il réfléchirait à la question

Demain ou après-demain ou après-après demain

Car il n’avait pas dans l’instant présent

Le temps de répondre

A cette question

« Comment vas-tu, Marcel ? »

Marcel avait lu à la page quarante

Qu’il fallait se réjouir du bonheur des autres

Pour être heureux

Et Marcel tout seul alors

Se réjouissait de la joie des amoureux

Qui remplissait son coeur

Marcel

Et il était heureux

Marcel

Et il riait

Marcel

Devant sa bière

Marcel

Et ça dansait dans sa tête

Marcel

Et ça vibrait fort dans sa tête

Marcel

Fracassée

Un jour

Ca serait son tour

Loi de l’attraction céleste

Loi des anges qui s’attiraient

L’un à l’autre du coin de l’oeil

Marcel allait

Imaginait sa vie

Sa richesse

La compagne de ses nuits

La tendresse posée sur sa joue un matin

Marcel posait ainsi les mots du lendemain

Une multitude d’ami.e.s sur son île déserte

Des papillons de toute couleur, de toute splendeur

Marcel volait

Grimpait jusqu’à la cime d’un volcan

S’embrasait dans un dernier élan

Marcel dit le goëland

Allez chauffe

Marcel !

Allez chauffe

Marcel

Tu y es presque !

O les beaux jours caniculaires (2)

La pluie tombait sous son chapiteau

Et il invoquait le maître du ciel

Et les gouttes se figeaient dans l’air à sa sortie

Marcel était en vie

Porté par autant de mères

Accouchant de ce nouveau monde

Sous l’arc de la sérénité retrouvée

Marcel allait

Plus libre que jamais

Une lumière

Dans le phare

De son âme

Marcel

Divinité d’une guinguette éphémère

Au crépuscule où cessaient les guerres

Dans la nuit étoilée

Des Cheyennes

Même pas peur

Marcel !

Même pas peur

Marcel !

O les beaux jours du Foutoir Céleste

Vélo cabossé d’une vie

Dis, comment vas-tu

Entre les constellations

Dans les trous noirs du temps ?

Je vais

Je vais

Aussi léger qu’un rayon de soleil couchant

Je vais dire bonjour à la dame

Construire ma fusée

Je vais

Je vais

Aussi rapide que le vent

Je vais

Balançoire géante

Réaliser mon exploit à tout jamais

Je vais

Et je serais roi mendiant de ton amour

Au Bal des Facteurs

Dansant

Je vais

Et les oiseaux feront tomber l’argent des étoiles

Sur mes lèvres

Et

Je vais bien

Je vais bien

Je vais rentrer

Rentrer chez

Chez moi

Chez moi

Chez moi c’est chez toi

Marcel

Thierry Rousse

Nantes, 12 juin 2023

« Une vie parmi des milliards »

  1. « Vivre selon la loi d’attraction » de Valérie Richard, éditions Exergue
  2. Festival « Les Beaux Jours », du 8 au 11 juin 2023, Parc de la Bégraisière, Saint-Herblain

Sous les platanes vibrant

Sous les platanes

Par cette fin d’après-midi ensoleillée

Au bord du bassin Saint-Félix

Marcel

Tu avais envie de te dire

Que ta vie était belle et légère

Aujourd’hui

Marcel

Tu avais envie de poser

Une bonne fois pour toutes

Tes cartons

Marcel

Les poser

Et te dire

Je vis

Je vis et je suis heureux de vivre

Simplement heureux de vivre

D’entendre mon coeur vibrer

A l’unisson de ces racines

De ces feuilles

De ces visages

De ces sourires

Marcel

Tu n’avais plus envie

D’entendre les doutes

Les peurs

Les menaces

D’une crise mondiale

D’un réchauffement climatique

Marcel

Tu n’avais plus envie

D’entrer dans les jeux poltiques

Tout ce qui comptait à tes yeux

C’était de vivre

Vivre

Aligné à ta passion de la Terre et du Ciel

Marcel

Parce que c’était en vivant ainsi

Que tu pouvais te rencontrer

Et accueillir véritablement l’autre

Où il était

Où elle était

Ici et ailleurs

Marcel

Tu venais de saisir

Que c’était cette vie

Profondément qui pouvait nous unir

Pour toujours

Marcel

Vivre

Vivre selon la loi de l’attraction

Un ami venait de te prêter ce livre

Un livre de Valérie Richard

Qui quittait enfin son carton

Pour rejoindre l’écrin de tes mains

Marcel

Et tu en buvais les mots

Tous ses mots

Comme autant de perles d’eau

Qui remplissaient ton âme et ton corps

Marcel

Le patron du bar

En ce Lieu Unique

Te souriait

Te tutoyait

En te servant ton traditionnel sirop au citron

A cette heure chaleureuse de la journée

Marcel

Et son tutoiement

Faisait de toi un être

Eternellement jovial

Marcel

Habité d’une seule religion

Celle de l’amour

Encore et toujours

L’unique raison valable d’être né

Alors tu ne pouvais attirer dans ta vie

Que le meilleur

Marcel

Que tes propres vibrations

Marcel

Que les vibrations de tous ces êtres

Traversés du même élan

Du même bonheur

Marcel

D’être né.es

A eux-mêmes

A elles-mêmes

Marcel

Alors tu t’appliquais à trier tes pensées

A veiller à leur utilité

Toutes celles qui te faisaient chuter

Etaient vaines

Marcel

Et tu pouvais bien les laisser sur le chemin

Les jeter dans le bassin

Les regarder et sourire

Marcel

Cueillir les fruits d’un citronnier

T’en délecter

Allonger ces heures d’été

Sur le transat d’un temps passé

Marcel

Tout refleurirait

Dans le jardin de tes envies

Il te suffisait d’un regard

Qui se posait sur toi

Un simple regard

Ces yeux qui ne vieillisaient pas

Marcel

Les enfants t’attendaient

En face

De l’autre côté du bassin

De l’autre côté du barrage

Tu avais ton stade

Puis ton Amazonie

Puis La Libre Usine

Puis

Puis tous ces rêves d’une autre école

Puis

Cette scène

Ces gens

Ces danses

Ces musiques

Puis tout renaissait

Cette troupe

Cette troupe qui t’attendait

L’Illustre Théâtre de Molière

Ses tréteaux de fortune

Marcel

On disait tes pensées dispersées

Tu n’étais que le monde

L’univers vibrant

Comme une horloge

Marcel

Tu contemplais

Ces trois-mâts

De retour sur La Loire

Pourvu qu’ils transportèrent

A présent l’amour universel

Marcel

Tu disais

Sur le quai de La Fosse

Relevons la mémoire des êtres

Que nous avons enfouis

Dans nos laideurs

Marcel

Ce livre t’enseignait (1)

Que tu étais le résultat de tes pensées

Alors tu veillais sur elles comme le plus beau des joyaux

Marcel

Tu les nourrissais d’inventions

D’imaginations

D’attentions

Pour un nouveau monde

Marcel

Au coeur de ce quartier

Je finissais par t’aimer

Marcel

Tu en étais venu à te convaincre

Que ta vie était facile et légère

Tu reprenais ces mots

Chaque matin

Ma vie est facile et légère

Et je marche

Agile

Fragile

Sur un fil

Ephémère

Tu ne réagissais plus

Tu agissais

Tu reprogrammais ton cerveau

Sur la joie d’offrir

Et la fête était belle

Et tu t’exclamais

Chansons

Dansons

Quittons nos chansons

Pieds nus

Foulons la Terre

Sentons-la vibrer sous nos pas

Marcel

Et Kamel

Aïcha

Et Caroline

Demain est aujourd’hui

Sous les platanes vibrant

Aimons-nous

Aimons-nous

Thierry Rousse

Nantes, 5 juin 2023

« Une vie parmi des milliards »

( 1 ) « Vivre selon la loi d’attraction » de Valérie Richard, Editions Exergue

L’être funambule

D’Aurillac à Transfert

Je regardais l’être

Qui s’élevait

Au-dessus des arbres

Au-dessus des rues

Au-dessus des terrains en friche

L’être fragile

Qui avait choisi de quitter la Terre

L’être qui grimpait vers son but

Une pente rude

Jusqu’à ce câble tendu

L’être avait choisi

Une nuit de pleine Lune

Pour atteindre sa destinée

Vaincre ses peurs

L’être dansait maintenant avec son ombre

Avec les lueurs de la ville

En équilibre avec le vide

Sa vie ne tenait plus qu’à une main

Ou un pied suspendu

Au-dessus de mes yeux

Qui tremblaient

L’être visait le toit d’une montgolfière

Sur lequel il se reposerait enfin

L’être à chaque pas

Repoussait toujours ses limites

L’être m’apprenait à quitter

Ce que je connaissais

Mes certitudes

Mes zones de sécurité

Pour oser accomplir mes rêves

Je regardais l’être

Qui s’élevait avec moi

L’être qui me transférait toute sa confiance

La force de ses encouragements

Des heures et des jours

Et des mois et des années

D’entraînement

Pour en être là aujourd’hui

Je regardais l’être funambule

Qui me disait Tout là-haut

Elève ton regard jusqu’aux étoiles

Pour grandir

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 4 juin 2023

« Une vie parmi des milliards »

Les premiers mots de Marcel

A

A

Abaissement

Abaisser

S’abaisser

Abajoue

Abandon

Abandonner

S’abandonner

Marcel s’abandonnait

A ces premiers mots du dictionnaire

Sur une scène au bord de la Sèvre

Au rythme des marées et des vents

Attiré vers l’estuaire

Presque déjà la mer

Marcel s’abandonnait

A ces quelques mots avec ses potes

A ces quelques notes avec Bubulle la violoncelliste

A ces quelques mots enlacés de notes sur un fil pour commencer

Marcel était né

Abasourdi

Stupéfait

Etourdi

Marcel

Etait au milieu de quelques mots

Et quelques chaises

Les chaises de ses potes qui l’écoutaient

Et la chaise de Bubulle sur la scène

La chaise de Bubulle la violoncelliste

Et de ses notes

Et de ses notes

Répétées

C’était tout

Et devant la foule

Et devant la foule

Des ronds de bois

Qui n’avaient que faire de ses vers

Et buvaient verre après verre

A la guinguette du temps retrouvé

Marcel

N’était qu’une voix au milieu de ce désert

Et c’était déjà ça

Et c’était déjà ça

Marcel n’était pas seul

Il y avait ses potes

Des pélerins qui lançaient à leur tour leurs mots sur la Terre

Des fois qu’ils rebondiraient dans un coeur

Tout au fond d’une bière

Et qu’ils nageraient

Et qu’ils nageraient dans un abat-jour de pensées

Car c’était presque déjà l’été

Et la saison des amours

Et la saison des abat-jours

Des dispositifs en tissu ou en papier

Qui servaient à diriger la lumière de la vie

Tout en protégeant nos yeux de l’éblouissement fatal

La scène était discrète

Une lampe

Reculée

Presque cachée

A la lisière d’un jardin

Les fleurs savaient bien voir

Ecouter

Ce que les coeurs murmuraient de nos rues

Les fleurs

Et peut-être bien toutes les plantes

Et peut-être bien tous les oiseaux aussi

Et bien au-delà

Certainement le ciel infini

Nos mots s’élevaient

Grandissaient

Sans micro

Juste au bord de l’eau

Presque transparente

Abats de mots

Abattage

Abattant

Abattement

Abattis

Abattoir

Abattre

S’abattre

Abattu

Marcel était abattu

De cette foule indifférente à ses mots

Presque abattu

Marcel s’était tu

Pour laisser place aux notes célestes du violoncelle

Qui remplissaissent le ciel de leur présence

Marcel contemplait les notes nues

Et les mots qui dansaient autour d’elles

Ces cordes vibrantes

Abbatiales

Et sveltes

Et c’était tout

Et c’était tout

Thierry Rousse

Nantes, 1er juin 2023

« Une vie parmi des milliards »

La maison de Marcel

Que restait-il à Marcel au fond de ses poches

Soixante euros pour finir le mois

Un lundi vingt deux mai

Deux mille vingt trois

Soixante euros et quelques rimes au fond de sa sacoche

Bien seul

Sa caisse, elle, son épargne avait disparu

Une maigre fortune fondue

Si vite

Trop vite

Un beurre grignotté tout cru par Dame Voiture

De réparation en réparation

De rature en rature

Soustractions

Jusqu’à soixante euros

Jusqu’au jour de sa paye

Soit, environ, six euros par jour

C’était jouable

Tout n’était que jeu

Qu’un grand jeu

Dans le pays de Marcel

Soixante euros aux allures d’un trésor

Soixante euros à l’élégance d’un Don Quichotte

A qui il ne restait que ses rêves

Marcel

Une maison

Pas une prison

Cette maison

Une libération

Entre terre, bois et brins de paille

Où il respirerait enfin l’éclat d’une médaille

L’étoile jaune d’un réveil

Parce que ça commençait toujours par là entre potes

Autour d’une table

Marcel

A imaginer ce que pouvait être une route de soi

Un chemin jusqu’à ce vieux chêne

Entendre vibrer le coeur des feuilles et du vent

Dans son coeur

Le remplir de leur force

L’union d’un oud et d’une guitare

A la lueur d’une Lune argentée

Notes du monde réunies

Mots de tendresse, de larmes et d’espoir

Rires de flammes enlacées

Rires de jeux enfantins

Tours de Babel

Fourchettes et couteaux de bambous

A qui toucherait le ciel de sa folie

De son ivresse

Joie d’un banquet de toutes saveurs

De toute beauté

Cuisiner ensemble avec passion

Laisser le souffle jaillir de nos corps

A l’unisson

Entendre les voix de l’univers

S’accorder de leurs différences

Contempler les visages

Tous les visages

D’enfants

De femmes

Et d’hommes

D’ailleurs et d’ici

Lire leurs sourires comme autant de mains tendues

Comme autant de mains offertes

Et s’endormir tout près d’eux

Dans une maison de correspondances poétiques

Car ça commençait toujours par là

La vraie vie

Par une histoire d’amour

Au bord d’une rivère

Ce n’était pas en nageant dans son courant certes qu’il remplirait ses poches

Marcel

Et pourtant

C’est là qu’il gagnerait une écoute

Juste une écoute

Allongée sur un muret

Et c’était beaucoup pour Marcel

Et c’était tout pour Marcel

Pour repartir

Repartir heureux Marcel

Confiant que l’abondance l’attendait

Au bout de ce champ

De blé

Marcel

Et puis le ciel

Et puis le ciel

Thierry Rousse

Nantes, lundi 22 mai 2023

« Une vie parmi des milliards »

L’héron du vieux port

Qui avait revu Marcel dans le quartier

Qui se préoccupait au fond

D’avoir revu Marcel dans le quartier

Qui

Vous vous vous

Marcel pouvait bien mourir

Qui apprendrait aussitôt sa disparition

Qui

Vous vous vous

Marcel pouvait bien au fond disparaître

Au fond du trou discrètement disparaître

Dans les ruelles

Et rejoindre la fosse des inconnus

Marcel

Marcel au corps transparent

Cousu de lettres

Qui serait là à son enterrement

Qui

Vous vous vous

Au bout de la rue

Un tourbillon de larmes

L’écume des regrets

Et ce serait fini

Tout serait fini

De sa vie

De ses vies

Marcel

Marcel

N’aurait pas son stade

N’aurait qu’une passerelle

Une scène à peine construite

Quelques planches pour dire ses mots

Peut-être bien un micro

Juste avant de partir

Et vous vous vous

Pour l’écouter

Le flot de vos mots

Juste pour les écrire

Le faire exister encore un peu

Sous les yeux d’un héron cendré

Oui

D’un héron cendré

Marcel

Et d’un vieux port

Et d’un vieux port

Thierry Rousse

Nantes, Jeudi 18 mai 2023

« Une vie parmi des milliards »

L’acajou de Saint-Domingue

A-ca-jou

A-ca-jou, A-ca-jou

A-ca-jou, A-ca-jou

A-ca-jou

Pouvais-je encore m’émerveiller de cette chose douce

Exposant tout son éclat derrière cette vitre sans trace

Aussi élégant qu’était ce buffet immobile trônant

Au bout de l’étage du Musée de la Duchesse Anne

Aussi doré

Aussi lisse

Qu’un tronc sculpté

Quand rempli de paroles

Je connaissais maintenant sa provenance

Je connaissais avec quel argent gagné ses propriétaires nobles l’avaient acquis

Cet acajou de Saint-Domingue

Doux comme son coton

Dur comme sa canne à sucre

Parfumé comme son cacao

Excitant comme son café

Enivrant comme son tabac

Toute ces richesses enviées d’une terre cultivée

Eventrée

Violée

Pillée

O Haïti

Au profit d’armateurs abjects

Elevant leurs folies sur les entraves des esclaves

Cinq cent cinquante mille enfants, femmes, hommes d’Afrique vendus

Transportés au rang de choses étendues

Entassées dans des entreponts lugubres

Des planchers empêchant à tout jamais à ces êtres de se relever

Les asservissant aux caprices, aux vices de leurs maîtres et maîtresses

A leurs loisirs ignobles

Perçant l’oreille d’un enfant hurlant

Honte

Honte à ces armateurs

Honte à ces capitaines

Honte à ces marins

Honte à ces négociants

Honte à tous ces gens

Avocats, juges, maires

Notables de la ville

Et honte à mes oreilles si je m’émerveille encore de leurs logis

Honte à mes yeux éblouis

Si je m’émerveille de ces buffets d’acajou exposés et de bien d’autres luxes encore

Et honte à ma langue si je ne m’interroge point

Qui a vendu ces fusils aux chefs de ces tribus africaines

Pour attiser leurs batailles

Leur soif d’agrandir leur territoire

Qui a immiscé dans leur esprit celui du malin

Ces pensées maudites

Fais la guerre à tes ennemis

Ramène-les captifs jusqu’à la côte

Et vends-les pour des colliers de kori

Vends-les à ce capitaine du Marie-Séraphique à qui tu dois ces armes

Ferme les poings sur le dernier voyage des innocents

Tes paumes couvertes de sang

Des mains d’oeuvre dociles

O Nantes dégoulinante

De l’Afrique aux Antilles

Ton histoire t’alourdit

Comment pourras-tu t’en défaire

Dans les brumes de la bière

Les liesses de la fête

Sinon en réparant tes crimes

En étant ce port d’accueil

De bienveillance et de tendresse

Dénonçant toute injustice

Toute maltraitance

Toute possession des corps et des âmes

O Nantes émue

O Nantes nue

Voici ton chemin

Tes hôtels bourgeois s’effondrent

Engloutis

Aspirés

Des lois de travers

Des pas de côté

Pour laisser place aux jardins

Rien qu’aux jardins

Aux fontaines d’amour

Un baiser sur ta joue

Acajou

A-ca-jou, A-ca-jou

A-ca-jou, A-ca-jou

A-ca-jou

Enfant de Saint-Domingue

Braises d’espérance

Feu de révolte

Cris d’égalité

De liberté

De fraternité

O Nantes la passionnée

Ta main dans la mienne

Marchons

Chantons

Dansons

Aimons !

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 10 mai 2023

« Une vie parmi des milliards »

10 mai, journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions

Un sujet ordinaire

Le sujet

Quel sujet

Avoir un sujet

Etre un sujet

Le circonscrire

Le posséder

Le sujet

Etre fidèle au rendez-vous que je m’imposais avec mon sujet

Trois minutes dictées

Sans sujet c’était bien plus compliqué

Bien plus compliqué d’écrire sur mon sujet

Tourner ma langue autour de mon sujet

Quand je n’avais plus de sujet

Rien qu’un vertige

Le précipice de mon vide

Un bide en flagrant délit

Que je ne pouvais plus vraiment dissimuler à tes yeux

Rattraper un sujet au vol

Les neuf sages

Ce n’était vraiment pas un bon sujet non plus

Les neufs sages

Rien à tirer de ces neuf sages

Ces neufs bouffis de mépris

Les quarante ans des éditions P.O.L.

Peut-être un sujet

A tenter de comprendre quelques mots lus par ces poètes

A m’accrocher à un sens qui décidément m’échappait

Obscurcissement de la poésie

Clés d’un château réservé aux érudits

Chape de silence

Je restais en dehors de ses remparts

Hector et Berlioz avaient disparu de leur pâture

Et puis quoi d’autre

La servitude

Le temps des colonisations

L’exposition des horreurs

Juste pour nous en souvenir

Ne plus recommencer

Et revenir à Marcel

Une vie parmi des milliards

Qui avait fini par ranger ses ailes

« Les oiseaux ne se retournent pas »

Ils volent, tendent vers leur but

Destinée

Etre né pour partir

Ne pas se retourner

Fuir les guerres

Espérer l’amour

Espérer les mots qui te seraient dits

Marcel sans ailes

Vol d’une traversée

Comment pouvait-on le rejeter

Marcel au fond du bistrot du port

Un café prés de sa feuille à carreaux

Marcel sur un bateau

Marcel dans un jardin

Qui lui dirait enfin des mots d’amour

Marcel l’erreur d’être né Marcel

Marcel lenticulaire

Marcel funiculaire

Marcel toujours derrière

Comme Lustucru

N’avait plus de sujet

Et fuyait nu le monde des mondanités

Des stratégies intéressées

Des apparences éphémères

Canons de la beauté désuète

Marcel méritait mieux qu’un couloir de service

Marcel au fond d’un chapiteau blanc

Marcel et l’enfant

Marcel et sa marionnette

Marcel et son nez

J’avais cette envie au fond de l’aimer

Marcel

Cet être ordinaire

Cet inconnu de ma rue

Quand les lumières s’éteignaient une à une

Marcel n’était vraiment pas un monstre

Pas un sujet ordinaire

Marcel

J’avais mon sujet

Toi Marcel

Qu’une femme photographiait

Un instant

Au bout de la jetée

Avant de le rejeter

Au fond d’une poubelle

Supprimé

Marcel

Un sujet ordinaire

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 4 mai 2023

« Une vie parmi des milliards »

Changement d’habitudes

Au supermarché

Je suis celui qui pousse mon caddy

Pousse pousse le caddy qui glisse

Je suis celui qui erre

Celui qui se demande ce qu’il fait là à cette heure

Au supermarché

Je suis celui qui regarde

Celui qui cherche

Celui qui ne sais plus ce qu’il cherche

Au supermarché

Tout est devenu si cher

Au supermarché

Je suis celui qui ne sait plus quoi acheter quoi manger

Je suis celui qui est dévoré par les lumières les regards

Assailli par les cris des spots publicitaires

Au supermarché

Je suis celui qui traverse les guerres

Celui qui recherche le repos d’un jardin

Des fruits simplement cueillis sur les branches des arbres

Au supermarché

Je suis celui qui fuit qui court qui fait son footing

Celui qui se blottit dans son caddy

Celui qui passe à la caisse et qui dit

Je n’ai rien que le vide d’un supermarché

Celui qui ne désire rien qu’un marché ordinaire

Celui qui échangerait ses mots contre une botte de radis

Contre un sourire

Je suis celui que tu ne vois pas

L’être invisible qui passe à côté de toi

Celui qui cherche l’amour dans un bouquet de fleurs fânées

Celui qui ne veut plus être acheté ni consommé

Celui qui disparaît dans un frigidaire pour attendre des jours meilleurs

Au supermarché

Je suis celui qui rêve d’une super union

D’un carrefour de cultures

O champ infini de nos songes

Au supermarché

Je pousse mon caddy contre un mur

Pousse pousse le caddy qui se brise

Au supermarché

Je n’y vais plus.

Thierry Rousse

Nantes, 25 avril et 1er mai 2023

« Une vie parmi des milliards »

L’orchidée noire des poètes

« L’orchidée noire »

Que dissimulait cette porte cochère

Un cheval

Une jument

Un carosse

Marcel II n’osait la pousser

A peine s’approcher de l’écriteau

De peur qu’un sujet ne le voit

Basculer au fond de l’eau

Pourtant il lui faudrait bien un jour

Tout connaître de son royaume

Ses tours

Ses moindres recoins

Ses coins obscurs

Et ses chandelles

En prendre possession

Déployer ses ailes de lumière

De feu ou de cendres

A cette heure

Il ne lui restait en dehors

Que son imagination

A défaut de passer à l’action

Des collines d’oliviers

Flottant sur le trottoir des Olivettes

La nuit des images centenaires

Ou des idées noires

La vie liée d’or et de sable

Peur de l’inconnu au bout des rues

Piscine de corps nus confondus

Genres éparpillés

Au fond des pupilles transies

Enlacements des bains mouvants

Des hammams et des saunas

Mondes

Equatorial

Tropical

Vertical

Diagonal

Ou horizontal

Jets et brume de désirs inavoués

Poètes maudits des auberges

Et des cours secrètes

Et des passages interdits

Ne demandant qu’à être franchis

Déchéance ou apogée

Un vers de Renaud ou de Verlaine

Les yeux de sa Muse l’interrogeait

« Tu en reprendras bien un Marcel ? »

Marcel ne quittait plus son immeuble sans sa paire

Sa deuxième aile

Qui l’équilibrait dans le vent

Un de ses vers sur le comptoir du temps

Des Sales Gosses

Des journées à vivre simplement

Sa retraite anticipée

Pour suspendre la course d’un monde perdu

Chanter rien que pour elle

S’approprier les mots de Paul

Et puis se taire

« Aime-moi

Car, sans toi,

Rien ne puis

Rien ne suis ». (1)

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 27 avril 2023

« Une vie parmi des milliards »

(1) Paul Verlaine, « Chansons pour elle », éditions Mille et une nuits