Sur la route de Soi

 

« Six mois pour créer un autre monde ».

J’écrivais cette phrase en entrant dans cet hangar planté au milieu du vignoble.

Un hangar pas comme les autres.

Un hangar qui se composait d’un atelier, d’un théâtre, et d’un espace de convivialité.

Les vignes au dehors ressemblaient à des barbelés, à un vaste cimetière, ou encore à un champ de guerre traversé par un sanglier perdu, traqué par les Hommes de la société.

Je pensais soudain à la guerre en Ukraine.

La paix était un bien précieux.

En avais-je vraiment conscience ?

Le vent du nord soufflait fort sur cette colline et le froid de l’hiver se faisait encore ressentir.

Avril portait à merveille son dicton : « En avril, ne te découvre pas d’un fil ».

Après un repas festif et une visite des lieux, je rassemblais mes amis dans le salon autour du poêle.

Les propositions jaillissaient.

Créer un autre monde échauffait les esprits.

Et après ?

Après les six mois ?

Déjà, l’un d’entre nous songeait à l’après avant d’accueillir ce qui s’offrait à nos âmes.

Etait-ce de sa part un signe de sagesse ?

Penser à l’après avant de nous préoccuper du présent comme si « l’après » lui donnait sens ?

L’ivresse des vignes pouvait certes égarer les esprits.

Quelques visites se succédaient, quelques moments de partage, et de longues plages de solitude, car, sans doute, pour créer un autre monde, il me fallait prendre ce chemin qui me mènerait au fond de moi-même. Sur la route de Soi. L’intimité d’une naissance.

Quel sens désirais-je donner à ma vie ?

Que voulais-je faire de mon esprit, de mon âme, de mon coeur, de mon corps ?

Créer un nouveau monde commençait déjà par là, contempler ce paysage qui se donnait à mes yeux, m’en émerveiller un peu plus chaque fois, chaque matin, chaque soir, le voir verdir et grandir.

La mort des ceps n’était qu’apparente.

La vie était latente et n’attendait que la chaleur qui la ferait éclore, la chaleur du soleil ou la chaleur d’un amour.

L’amour donnait la vie. Je le savais.

Ce chat me l’enseignait chaque jour, lui, qui m’attendait toujours à mon retour, fidèle compagnon.

Six mois pour créer un autre monde paraissaient peu, ridicule, grotesque, absurde, ironique, et, pourtant, en un fragment de seconde, cet autre monde se manifestait à ma conscience, cet autre monde était ici, ronronnant, simple au fond, comme un regard, une caresse, un sourire, comme la Lune qui pouvait éclairer mes nuits.

La lumière jaillissante ne se voyait-elle donc pas que dans l’obscurité d’un monde absent ?

Thierry Rousse

Vertou, dimanche 15 mai 2022

Au coeur des vignes

Etre où un premier mai ?

 

« On demande souvent aux gens ce qu’ils ont envie de faire, mais rarement où ils ont envie d’être, pourtant le lieu est déterminant ».

Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière » (1)

Etre où un premier mai, un premier mai où le soleil rayonnait dans tout son éclat ?

Battre le pavé et dire « j’y suis » de tout ce qui a été gagné, de tout ce qui a été perdu aussi, un certain rêve de fraternité.

« J’y suis et tout commence, j’y suis, et rien n’est fini ».

Certes, il y avait toujours des rivalités même chez ceux qui partageaient les mêmes luttes.

Certes, il y avait toujours un « moi » qui voulait exister en se différenciant des autres, un « moi » qui se protégeait de ce qu’il ignorait.

La liberté faisait peur.

Prendre en main ma vie était infini.

Il y avait la peur de l’autre, aussi, l’autre que je ne connaissais pas et que je jugeais un peu trop vite à son apparence.

Passer mon temps à classer, classer du vide au fond, le vide de l’ignorance et des préjugés.

Juger.

Il était tellement mieux d’aimer.

Plus utile sans doute.

Ce qu’il resterait de ma vie.

Certes, impuissant, j’assistais aux mots du monde qui changeaient, aux lettres qui se raccourcissaient jusqu’à ne plus être qu’une formalité, qu’une banalité.

Jusqu’à disparaître un jour définitivement.

Des amis disparus.

Un passé qu’ils voulaient oublier, un passé qu’ils regrettaient.

Comment jeter à la mer ce qui avait été si beau sur terre et sous les étoiles ?

Vivre, n’était-ce pas créer en permanence du passé, un héritage qui serait le plus beau livre des vivants ?

Ce premier mai, je le désirais loin du bitume.

Qu’importe si j’étais devenu un être banal, invisible qui se confondait aux arbres.

Ce n’était pas si mal, être un arbre.

Ou, une grenouille protégée.

Ou, quelque autre espèce insignifiante de l’autre côté d’un mur près d’une mare.

Un jardin en friche qui reprenait ses couleurs sur la marge d’un cahier où habituellement le maître corrigeait en lettres rouges les fautes vertes du jardinier.

Bien Commun, Bien Commune, bienvenue aux coeurs mis à nu, à la spontanéité d’un geste, d’un dessin.

L’enfant souriait et le temps ne comptait plus, que l’instant d’une présence.

Une fenêtre dans un mur.

Un espoir.

Un autre monde dans un autre regard.

Etre sur ce chemin un premier mai, un chemin qui n’avait rien de droit, qui aimait ces courbes entre les champs de vigne, les pâturages, les bois, les trous d’eau, les vieilles maisons, les boîtes à livres, les villages oubliés, les villages cachés où il était si doux de vivre, rien qu’un instant, et d’aimer.

Thierry Rousse,

Vertou, dimanche 1er mai 2022

« Au coeur des vignes »

  1. Louis Meunier, « Voyage en France buissonnière », édition Pocket

Sur le Bateau-Vivre

 

Face à l’océan

Un week-end de Pâques

Face à l’océan

J’arrivais là où mes croyances s’arrêtaient

Face à l’océan

J’arrivais à la fin d’un chemin tout vert

Face à l’océan

J’arrivais enfin au pied d’une mine d’or

Face à l’océan

J’avançais dans les flots d’une marée galopante

Face à l’océan

Juste face l’océan

Et puis rien

Une ligne de brouillard

Un cheval

Une voile

Peut-être un bateau

Une cité sur l’eau

Et puis rien

Habitée ou déserte

Une planche

Ou mieux un radeau

Un radeau

Et puis rien

Un bout de forêt perdue

Un homme

Peut-être une femme

Ou un enfant

Ou l’humanité entière

Ou Dieu

Et puis rien

Rien que le songe d’un marin solitaire

Au milieu de l’univers

Pas un mot

Au fond de son bateau brisé.

J’étais là face à lui

Face à un premier soleil d’un été printanier

J’étais là sous un ciel d’un bleu épuré

J’étais là face à ce marin si fier de sa Bretagne natale

J’étais là

Mon mensonge cherchait un coin d’ombre

A l’abri d’un rocher résistant à la tempête du monde

J’étais là

Et puis rien

Qu’une plage de silence.

J’avais laissé Monsieur Hulot

Mes jeux de mots et mes rires

Traînant au large mon âme pensive

D’un pas hésitant je libérais mes pieds sur le sable

Nus dans le flot incessant des vagues.

Libre

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si une main avait été là

Partager de nos regards enlacés

La beauté qui nous aurait réunis

Le champ des baisers et des caresses

Le ruisseau des délicates attentions

J’aurais pu être heureux, je me disais

Si j’avais su recevoir la main de la sirène

Qui s’était offerte un soir à la mienne.

C’était là la complainte de mon marin solitaire qui méritait ses larmes

Au fond d’une bouteille à la mer

De la Martine, la Martine à la mer, la fille de Vannes

Qui embarquait le temps de ses vacances sur le Bateau-Livres.

Heure suspendue entre les pages de cette épicerie littéraire inattendue

Mes doigts étaient bien incapables d’écrire un mot l’un après l’autre sur la terrasse du temps

Rien qui n’allait, rien qui rimait

A la veille d’un second tour décisif

Entre deux têtes d’affiche

Rivalisant d’éloquence trompeuse

Quand la tendresse, au fond, était le seul bien essentiel

L’unique richesse à laquelle je croyais.

J’étais là dans le Morbihan avec mon passé

Là dans la vie avec mon présent

Là ignorant devant mon avenir

Là, juste là

Ne pas rêver ma vie mais la vivre simplement

Tout simplement

Tout simplement

Le chant d’un oiseau

D’un soleil couchant

La présence d’un chat

Qui bondissait sur ma table

Pour écrire ses miaulements

Que pouvais-je bien lui répondre ?

Rien

Sinon contempler ensemble les vignes qui renaissaient de l’hiver

Aller faire un tour, un vrai

Regarder l’eau couler sous le pont Caffino

Embarquer sur le Bateau-Vivre.

Thierry Rousse

Vertou, lundi de Pâques, 18 avril 2022

« Au coeur des vignes »

Comme Emma et Jeanne au coeur des vignes

 

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Elle était là, Emma, de sa longue robe blanche, vêtue

au milieu de son délicieux petit jardin bordé de buis

là, toujours égale à elle-même

Emma, au sourire constant

quelque que soit le temps

le jour ou la nuit

sous les rafales du vent, les caresses du feu ou de la pluie,

Emma.

Les gouttes d’air, de lumière et d’eau

étaient des perles le long des murets

glissant sur la douceur

de ses joues émues,

Emma.

Emma, je l’aimais avant de naître

présence éternelle

de son âme nue,

Emma.

Tu étais là, Emma, qui m’accueillais quand je rentrais

Là, Emma, qui me souhaitais une bonne journée ou une belle soirée quand je partais

Là, Emma, toujours là

fidèle à ton poste, Emma, de ta longue robe blanche vêtue,

Emma, depuis que j’avais ouvert mes valises

un mois de février, dans cette maisonnette

Emma, un soir d’hiver.

Cette maisonnette était une ancienne blanchisserie au bout d’une impasse.

Cette impasse était une ancienne rue portant fièrement le nom d’une féministe.

Cette féministe se nommait « Jeanne Deroin ».

Jeanne !

Cette rue ressemblait davantage à une ruelle gardée par les chats qu’à une rue.

Cette rue, cette ancienne blanchisserie, ce délicieux petit jardin et ses déesses, Emma et Jeanne, se trouvaient au coeur d’un hameau sauvegardé des griffes des promoteurs, rapaces voraces des dernières fermes, des dernières granges, des dernières caves, des derniers potagers de Nantes.

On aurait dit le Sud, cet hameau de la Gilarderie, havre de mots, qui venait de sourire à ma vie.

J’avais cherché un jardin, une maison pour mon chat et moi,

Emma et Jeanne m’en avaient montré le chemin.

Une porte s’ouvrit tout comme je l’avais imaginée dans mon rêve.

Une cheminée, un escalier, une mezzanine avec vue sur un jardin aux herbes folles.

Une balançoire, un olivier, des bambous, des framboisiers, une vigne, un puits, un barbecue, des sapins, un magnolia, des marguerites et tant de surprises encore s’offraient à mes yeux.

Les cieux avaient, semblait-il, exaucé tous mes voeux, ou, presque, ce mois de février deux mille dix sept.

Je sympathisais aussitôt avec la propriétaire des lieux, Marie, qui logeait juste en face en cette ancienne blanchisserie.

Une cour et un jardin, entre nous, étaient partagés.

Nos amis respectifs liaient connaissance.

Des repas improvisées ou soigneusement préparés nous rassemblaient.

La vie était belle, belle telle que je la voyais.

Des rires, des chants, des saveurs exquises et des conversations tantôt légères, tantôt profondes, aux couleurs de la Terre, des fleurs et du Ciel l’habitaient.

Barnabé y était à son aise, inspiré par tant de Muses offertes par Dame Nature.

Un véritable panier rempli de bonheur.

Le ciel se couvrit, un matin, quand je perdis mon chat affecté par une tumeur cancéreuse.

Emma quitta sa place et vint me consoler de ses doux présents, des joyaux de ses lèvres et de ses yeux infinis où se reflétait l’éclat resplendissant de tant de bougies, tant de parfums de Provence.

Il était de ces jours obscurs, où, quelque part sur la Terre, le Ciel venait nous rendre visite.

Il me restait qu’à savourer ces instants et remercier les anges pour tant d’abondance.

Au début d’une année, je me décidais d’allumer un feu en cette cheminée pour y convier mes ami-e-s clown-e-s, poètes, musicien-ne-s, chanteur-euse-s autour de savoureuses crêpes bretonnes.

Qu’elles étaient douces ces heures !

Les braises des mots crépitaient, les flammes des rires s’élevaient, de ces dimanche à bâtir un autre monde, à dessiner de nouveaux rêves.

Une guinguette ambulante à travers le vignoble,

« Le Nez Bouge » pointait son nez rouge

avant que les dernières braises ne s’éteignent.

Marie vendit un jour son logis, le jardin, et ma maison.

Il me fallait refaire mes valises, un mois de février, cinq ans plus tard,

quitter cette maison que je pensais être mon dernier refuge.

Partir, prendre la route vers l’Italie.

M’arrêter sur cette colline et contempler les étoiles.

Quelques larmes séchées par le vent.

Emma et Jeanne.

Un dernier regard.

Un dernier signe de la main.

Mes pensées allaient vers ces enfants, ces femmes, ces hommes qui devaient fuir leur logis, leur ville détruite par des soldats obéissant à leur tyran.

Triste monde.

Aujourd’hui c’était l’Ukraine, et demain ?

Je retrouvais Marcel et Jean Ferrat juste avant mon départ.

Ils avaient glissé entre des cartons sous mon escalier.

Je les avais cru perdus pour toujours

sur une île à Noirmoutier.

Ils étaient là, toujours là, près de moi.

Rien n’avait changé, ou, presque.

J’emportais dans mon coeur toute leur tendresse.

Aragon n’était pas bien loin.

Chanter les mots d’une vie

au milieu d’un champ de vignes

m’extraire d’un monde épris de folie

retrouver le sens de ma naissance.

Un cheval et un âne unis pour toujours

qui n’allaient pas l’un sans l’autre.

Le plus rapide attendait le plus lent,

le plus fort soutenait le plus faible.

Dès lors, ils m’accueilleraient quand je rentrerai, ils seraient là, là comme Emma et Jeanne, le cheval et l’âne, au coeur des vignes.

Thierry Rousse

Vertou, 11 avril 2022

« Au coeur des vignes »

Retour à la vie normale ?

 

Le ciel ne cessait de pleurer à l’aube d’un printemps

Le jeune Bobby avait prédit le changement.

« Venez rassemblez-vous tous braves gens

D’où que vous veniez

Et admettez que les eaux

autour de vous ont monté

Et acceptez que bientôt

Vous serez trempés jusqu’aux os.

Si votre temps pour vous

Vaut la peine d’être sauvé

Alors vous feriez mieux de vous mettre à nager

Ou vous coulerez comme une pierre

Car les temps sont en train de changer . . .

L’ordre (actuel)

Est en train de disparaître rapidement

Et le premier d’aujourd’hui

sera demain le dernier

Car les temps sont en train de changer. » (1)

Sous cet air folk, populaire

qui accompagnait mes pas

je m’abritais dans un joli café

d’une époque révolue

tout proche du Musée des histoires naturelles

au coin d’une avenue

ruisselant de larmes

prêt à dégainer mon passe

étouffant sous mon masque blanc

imposé par l’ordre établi

depuis bien trop longtemps

quand le patron d’un large sourire

m’accueillit  bras ouverts

« c’est fini, tout est fini ! ».

Je pouvais ôter mon masque blanc

je n’avais plus à présenter

la laideur d’un QR Code.

Je pouvais de nouveau être moi

avec la sensation d’être bien moi tout entier

le visage entièrement nu.

Je pensais à tous ces gérants de bistrots

résistants à l’époque de l’occupation

à tous ces directeurs de théâtres de poche courageux

je leur tirais mon bonnet rouge à défaut d’un chapeau haut de forme.

La serveuse fort élégante

du joli café des histoires naturelles

tout de noir vêtue

m’accompagna jusqu’à cette menue table.

Tout au fond

sa chaise tout près d’un radiateur

attendait mon postérieur.

Je me sentais bien, assis, presque heureux

avec le sentiment de renaître

un verre de muscadet étincelant à la main

sous les lueurs d’une bougie

presque heureux

comme un retour à la vie normale

« comme »

comme si c’était vrai.

Face à mes yeux bleus,

un jeune couple d’amoureux

tête contre tête

se racontaient leur vie, leurs joies et leurs peines.

Plus loin, au comptoir

des amis se retrouvaient debout accoudés

comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des siècles.

Plus loin encore,

au dehors

sur la terrasse

riait une foule.

La vie était belle, presque belle

en ce jeudi soir d’un Nantes pluvieux

qu’importait si j’étais trempé de la tête aux pieds

j’avais aux lèvres ce goût d’une liberté retrouvée.

Presque ce goût sucré, s’il n’y avait encore ces larmes amères

qui tombaient des yeux des anges

tout ce déluge de cris

depuis la naissance des civilisations

des Etats, des Nations

depuis que l’homme était homme

et songeait à ses conquêtes

afin de séduire les corps féminins

à l’image de son glaive

en mal de virilité

assoiffé de sexe et d’argent.

Un dictateur en remplaçait bien un autre

Rien de nouveau, au sud comme à l’ouest

au nord comme à l’est

des Vikings à Poutine

Tristes destins.

Les bombes tombaient sur le coeur des enfants.

Mon adolescence était bercée de ces déchirures et de ces guerres.

Je reconstituais ces batailles napoléoniennes qui me fascinaient

avant de découvrir les beautés des champs de paix.

Je m’inventais une origine glorieuse, conquérante, une jeunesse révolutionnaire.

Etais-je passé à côté du bonheur ?

Les larmes redoublaient d’intensité

au seuil de l’obscurité

comme pour me rappeler

qu’à cet instant des enfants n’auraient plus de père

des mères plus d’époux

qu’à cette heure, l’orgueil d’un seul sexe

éventrait et violait toute la grâce d’un peuple.

De quoi pouvaient accoucher nos chefs

pensais-je

si ce n’était de leurs instincts les plus primaires ?

Je me rappelais les mots de Bobby en 1960

les premiers seraient les derniers.

Je nageais au fond d’un océan de tristesse.

Je remplissais mes nuits d’étoiles.

La bêtise humaine atteignait sa fin.

Il nous restait les lendemains

les matins d’une toute autre caresse

les couloirs d’une tendresse humanitaire.

Je quittais le joli café des histoires naturelles et franchissais la porte du théâtre Francine.

« Remplir la nuit ». (2)

Il pleuvait encore.

Des rêves, des baisers, des câlins, certainement, et plus, encore, un lapin encore vivant.

Molière n’avait pas dit son dernier mot.

Après « L’école des femmes », le saltimbanque se préparait à écrire, de sa plume fort optimiste, « L’école des hommes ».

Thierry Rousse

Nantes, vendredi 11 mars 2022

« A la bonne heure »

  1. Bob Dylan, The times they are a-changin’

  2. « Remplir la nuit », spectacle de Guillaume Bariou, Biche Prod

Revenir au théâtre en temps de guerres

 

« Nous sommes en guerre »

Notre Grand Chef avait lâché ces mots au commencement de la pandémie

Il ne s’était guère trompé

Notre Grand Chef avait toujours raison

Deux années après cette proclamation de notre Grand Chef

Le Grand Chef russe déclarait la guerre à l’Ukraine.

Femmes et enfants fuyaient leur pays.

Les ukrainiens, entre dix huit et soixante ans étaient, eux, contraints de rester sur leurs terres.

Certains étaient fiers de défendre leur patrie.

Ne pas partir. Etre là. Résister.

Revenir au théâtre avait-il encore un sens aujourd’hui ?

Sur un parking rempli de voitures, l’agent recruté par Le Grand T m’arrêtait : « Votre passe ? ».

Je n’avais pas le temps, pas le temps. Je courrais à la quête d’une place.

« Ombres portées » (1) était mon premier retour au Grand T, après deux années d’exil chez Mémé Zanine.

Que projetait mon ombre ?

Quelle lumière révélait-elle ?

Deux années dans l’ombre

Deux années à la quête de la Lumière

Entre la peur de mourir et le courage de vivre

Il y avait toujours quelques notes de guitare

quelques mots au comptoir pour nous faire voyager.

Je grimpais dans la roulotte de Django et me réchauffais au coin de son feu.

L’amitié, quelques bûches, quelques braises.

Nous taire ou parler ?

Ecouter le vent, les baisers dans le vent qui dansaient, les étoiles dans les yeux qui brillaient.

La guerre, encore la guerre, toujours la guerre.

La guerre depuis des siècles et des siècles

La guerre depuis le début des frontières

La guerre depuis que ces hommes, orgueilleux, envieux, frustrés, voulaient dominer, s’accaparer une autre terre.

Ces poignées d’hommes tuaient la vie.

Revenir au théâtre alors ?

Au théâtre, au miroir de ce monde, de nous-mêmes ?

Faire face à nos lumières comme à nos ombres.

Un théâtre libérateur pouvait-il exister encore en temps de guerres ?

Qui irait au théâtre ce soir à Kiev ?

Qui jouerait des comédies, des tragédies, des rêves ou des combats ?

Je mesurais ma chance, la chance de vivre dans un pays de libertés et de paix, ou presque…

Le passe devenait l’entrée obligatoire vers ma liberté.

Le Lieu Unique était bien gardé, à l’entrée par ces vigiles

Ce Lieu qui se voulait être un « espace de liberté, liberté de parole, liberté d’accès, liberté de création ».

Ce Lieu unique dans une cage d’oiseaux

Ce Lieu unique où les mots du monde étaient à présent contenus.

La colombe rêvait de s’envoler de sa tour

Ecrire ses pleurs

Ecrire ses désirs dans chaque langue

Ecrire le parfum des biscuits de notre enfance

D’une jeunesse syrienne au printemps arabe

De l’enfant russe à l’enfant urkrainien qui se tenaient par la main

L’amour n’avait point de frontières

Roméo et Juliette chantaient dans les rues, dans toutes les langues

Revenir au théâtre avait encore un sens

Un théâtre libéré des Grands Chefs.

Ionesco, Orwell, Brecht, Rostand, Molière, Shakespeare, tant d’oeuvres encore à jouer.

Des bulles pour exister, dénoncer, aimer, raconter, révéler les lumières des ombres

ce qui nous était caché, défendu.

Le théâtre effaçait les frontières, toutes les frontières.

Au fond de nos coeurs

dans la nuit des guerres

débarrassés de nos maîtres

nous étions en paix.

Thierry Rousse

Nantes, dimanche 27 février 2022

« A la bonne heure »

(1) « Ombres portées »de Raphaëlle Boitel, Compagnie L’Oublié(e)

Un dimanche poétique

 

Un dimanche poétique

commençait toujours par un jour de pluie

des perles glissant à la fenêtre

d’une grasse matinée

sous les nuages blancs de la grâce.

Un dimanche poétique

commençait toujours par un désir

Aller promener mes pas

sur la plage du Pouliguen

un midi de marée basse

revoir le bassin de mon enfance

vide à cette saison

sans petit voilier

ni marin.

Un dimanche poétique

se prolongeait toujours

au bout de la jetée

longer les belles villas du siècle passé

premiers congés payés

des gens fortunés

sous le balcon des Juliette

et des sirènes de coquillages

jouer les Roméo

ou les Cyrano.

Un dimanche poétique

hissait ses voiles

et j’admirais au lointain

les cavaliers franchissant l’océan.

Un dimanche poétique

laissait naître un ciel bleu

huit ans de solitude

et les espoirs du printemps

entre les marais salants

une route.

Accoucher des mots

qui jaillissaient de mon âme

route de tous les sons

entre coeur et déraison.

Groupe d’écriture et de lecture

dernier dimanche des vacances

une pause à Coop’Arts

mieux qu’un village universel à Dubaï

et puis. . .

Concert d’effluves de mots et de sons

chez Francine

rien n’arrêtait les langues du monde à la tombée des nuits.

Sous la contrainte, j’existais, enfin, existais-je vraiment ?

Tant que j’achetais, j’avais le sentiment d’exister.
Acheter, acheter n’importe quoi qui se présentait à mon regard

Acheter ce qui me remplissait, ce qui me nourrissait, ce qui me faisait vivre.
Acheter tout ce qui passait sous mes yeux, un chien, une voiture, une fleur, un nuage, la pluie et le soleil.

Que n’avais-je pas encore acheté ? Qui ?

Je me concentrais, je me concentrais presque toute une nuit.

T’acheter ? Non, ce n’était pas raisonnable

Tu valais bien trop cher à mes yeux.

Acheter un poème ? Etait-ce vraiment un bien essentiel ?

M’acheter ? Oui ? Non ? Que ferais-je de moi ?

J’en étais là, à ce point, de mes réflexions, quand je vis ce village, là, au milieu d’un désert.

Acheter ce village,

un village au milieu d’un désert.

Cinq mots m’avaient mené ici jusqu’à ce puits

au milieu du village

Une eau m’était offerte

Rien à acheter

je n’existais pas

je me confondais à cette eau transparente

une vie

une porte ouverte sur la vie.

La vie était un présent.

« La vie, c’est comme la vie

C’est comme la vie qui naît

Comme la vie qui naît dans un cri ou dans un désir

La vie, c’est comme la vie qui a peur de ce qui l’attend.

La vie, c’est comme l’être qui l’attend

La vie, c’est comme l’être qui l’attend et la désire

la désire avec son impatience et son sourire.

La vie, c’est comme toi

La vie, c’est comme moi

La vie, c’est comme le quai d’une gare,

enfin, selon la direction que nous prenons,

un horizon lointain, un train, un butoir

un butoir, un train, un horizon lointain

et un tout autre monde qui nous attend tous deux.

La vie, c’est comme un autre monde

un autre monde que nous ne connaissons pas encore.

La vie, c’est comme un nez rouge qui nous la révèle

nue, inconnue, surprenante, enivrante.

La vie, c’est comme la vie que nous habillons de tous nos désirs

comme une pelote de laine qui se déroule au fil des jours

et nous tient chaud, l’hiver venu.

La vie, c’est comme la dernière main fidèle

qui nous accompagne au premier soir du printemps.

La vie, c’est comme . . .  comme un élan vers le ciel

pour nous promener sur les nuages.

La vie, c’est comme une vie sans âge

c’est comme un visage, un paysage infini, enfin, comme la vie. « 

Un dimanche poétique

je me réjouissais de ces mots qui étaient nés.

Thierry Rousse

Nantes et Savenay

Dimanche 20 février 2022

« A la bonne heure »

Maestro de la Saint-Valentin

 

« Maestro »

c’était le thème

écrire sur ce thème

le but d’une semaine

et puis, rien

rien du tout

rien à écrire

rien à dire

sur ce Maestro

qu’un vague souvenir

quelques bouts de pensées déchirées.

 

C’était quoi, déjà, ce mot trop compliqué à prononcer ?

 

Je cherchais dans mon mini-Larousse, parmi les trente huit mille mots, le mot « Maestro ».

Je ne m’appelais pas Thierry Rousse pour rien.

Ma compagne  » La Rousse  » trouvait logiquement ce mot page cinq cent vingt sept.

 » Maestro : nom masculin. Un nom donné à un compositeur ou à un chef d’orchestre célèbre ».

J’en étais là de mes recherches, et puis, le grand vide

le vide des mots des ateliers d’écriture

un vide qui aurait pu rimer avec celui de Roméo

la douce musique des sentiments déchus

un jour de pluie à la Saint-Valentin

Tout près d’un caveau à demi ouvert.

 

Il pleuvait sur Nantes.

 

J’en avais oublié la rose sur un banc.

J’en avais oublié ma Muse dans un train.

J’en avais oublié l’heure sur le quai des pétales répandus

perdu dans une Maison Radieuse bien inquiétante

un village à Rezé de huit cents habitants réunis

un château mystérieux au bout d’une allée.

Huit cents habitants dans un rectangle les pieds dans l’eau.

Un fossé.

Des remparts.

 » Vivre les pieds dans l’eau « , toute une vie

la belle idée de Monsieur Le Corbusier, le Maestro de la modernité !

Nous élever au lieu de nous étendre.

Toucher le ciel, les pieds dans l’eau.

 

Je m’élevais au troisième étage, porte trois cent sept.

Des panneaux de circulation m’indiquaient le chemin.

Je parcourais le monde en zone rouge.

Deux couples s’aimaient d’un amour interdit

sur un chemin sans issue qui flirtait avec la Lune.

Le Street Art ouvrait les rêves là où ils s’étaient brisés.

 

Je venais de rencontrer ce Maestro du pinceau, artiste voyageur, célèbre ou pas ?

La célébrité était-elle essentielle à la vie ?

L’oeuvre, seule, comptait à mes yeux.

Un chat voulait s’extraire d’un mur.

L’agent chassait alors l’artiste avec humour

l’expulsait de la Culture avec un grand C.

Monsieur Maestro était de trop dans ce monde

et semblait déranger la pensée officielle

d’un ordre mondial déjà bien établi.

 

Je contemplais le ciel et ses larmes.

 

Un temps pour entrer dans un salon de coiffure

rue du Maréchal Joffre

digne d’une autre époque.

Perdre quelques cheveux pour rajeunir.

Naître Maestro dans le temps des oublis

des pas cadencés et des désirs

sur les trottoirs

rêvant de tangos sulfureux

et de baisers chaleureux.

 

Orchestrer le monde du chant des oiseaux.

 

Aucun maître au Musée des Beaux-Arts

si ce n’était

parvenir à être maître de moi-même.

 

Guider mes rêves

sur les bords d’un comptoir médiéval.

Trinquer avec l’espoir

d’un sourire offert

enfin

découvrir ton vrai visage

Maestro des saltimbanques !

 

Adolescent, je tenais la main de ton Amour qui m’accompagnait au lointain

aucun papier à présenter

qu’une sublime symphonie à écouter.

Je passais de l’autre côté

des nuages.

Je nageais dans l’océan des mots bleus

qui se déversaient

de coupe en coupe.

 

Maestro, à toi de jouer avec les mots !

 

Thierry Rousse

Nantes, mardi 15 février 2022

« A la bonne heure »

La porte du coeur, la porte qui va bien

 

Qu’est-ce qui avait changé

depuis le mardi vingt cinq janvier

deux mille vingt deux

à dix-huit heures quarante cinq minutes

exactement

dans le cours de ma vie ?

Tout, ou, peut-être, rien ?

Un simple QR code m’avait été remis par ma docteure

après que je fus déclaré

suite à un auto-test certifié par elle-même

dans son cabinet médical

 » Positif au Covid « .

La détention de cette bonne image pixellisée

m’ouvrait les portes d’un monde

que je ne pouvais plus franchir depuis quelques temps.

Avec cet étrange QR code

je pouvais dès lors goûter aux plaisirs

qui m’avaient été soudainement défendus.

Plaisirs qui m’avaient été soudainement défendus

tout simplement parce que je n’avais pas voulu

dans mes veines accueillir trois doses d’une formule inconnue.

Plaisirs qui m’avaient été soudainement défendus

tout simplement parce que je croyais encore en mon corps

en mon corps suffisamment fort pour se défendre

ou suffisamment lui-même

pour vivre en harmonie avec la Terre et mes semblables.

Equipé de mon QR code

je retrouvais la société.

Je pouvais accéder au cinéma

aller à un concert

entrer dans un café

une Brasserie

savourer les joies simples de la vie

accompagner ma solitude de tous ces plaisirs.

Il me suffisait de présenter mon QR code

à mes semblables

ici et là

à chaque fois qu’ils me le réclamaient.

Le jeu était simple.

Simple et stupide.

Le jeu était absurde et cruel.

Un jeu, rien qu’un jeu

le jeu des portes.

Mes semblables me contrôlaient à chaque porte.

A chaque porte, j’étais, à présent, en règle.

Je pouvais exister dans la société

habité de tous mes désirs.

Je me jetais comme un chien affamé

dans les bras de la billetterie de la Fnac.

Ses portes s’ouvraient en grand sur mon argent.

Hubert Félix Thiéfaine affichait complet

à l’Auditorium de la Cité des Congrès de Nantes.

Je me rattrapais sur Bernard Lavilliers

un vendredi premier avril

au Zénith de Saint-Herblain.

La vie paraissait belle, si belle, dans ce jeu absurde.

Un QR code, une place de concert et le sentiment d’être heureux.

Je quittais la Fnac pour rejoindre, d’un pas alerte, le cinéma Katorza.

Je marchais, en règle, dans les rues de ma ville, le sourire béat.

Nantes, ville occupée.

Toujours, comme un chien affamé

je me jetais sur le premier film.

« Une jeune fille qui va bien ».

Je poussais la porte du cinéma Katorza.

Il y avait longtemps, que je n’avais pas franchi la porte du cinéma Katorza.

Aucun QR code ne m’était demandé à la caisse.

Des gens intelligents, je me disais, après tout.

Je pouvais accéder librement à ce cinéma.

Le monde normal existait-il donc encore ?

Quand,

juste avant de me diriger vers la salle Une

équipé de mon billet de cinéma

« la jeune fille qui va bien » ( 1 )

je fus arrêté par un jeune homme.

Le jeune homme du cinéma Katorza me contrôla.

Je présentais fièrement mon QR code, béat.

J’étais en règle.

Je pouvais pousser dignement l’autre porte

la porte du premier étage

cette porte qui me donnait accès à la salle Une.

Je m’installais tout au fond d’un confortable fauteuil rouge.

Je me sentais bien, ou, presque bien, en ce mercredi neuf février

cinquième jour de mes vacances.

Je pouvais enfin regarder un film dans un cinéma.

Le cinéma Katorza.

« Une jeune fille qui va bien ».

Irène était heureuse
Irène était amoureuse
amoureuse de la vie, du théâtre et des garçons

de ce garçon, plus précisément

peut-être plus beau que l’autre

peut-être plus fort que l’autre.

Toute la vie était pour elle, pour eux deux.

Des Juifs Polonais venaient d’être arrêtés à Paris.

« Nous, nous sommes des Juifs français, nous n’avons rien à craindre. »

Son père la rassurait.

Il suffisait de présenter dès lors une carte d’identité avec la mention « Juif ».

 » Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »

Les Juifs ne pouvaient plus à présent fréquenter les Conservatoires de théâtre.

Son père s’arrangeait auprès d’un ami afin que sa fille fût déclarée « demie juive ».

Irène aimait le théâtre

Irène aimait la vie

Irène aimait rire

Irène aimait embrasser avec tendresse le garçon qu’elle aimait.

Les Juifs, à présent, devaient remettre aux autorités françaises leurs transistors.

 » Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »

Les Juifs, à présent, devaient emprunter les escaliers de service.

 » Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »

Les Juifs, à présent, devaient coudre sur leur veste une étoile jaune.

 » Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »

Irène était tranquille.

Sur sa veste, elle avait cousu une belle étoile jaune

son étoile jaune.

Irène poussait la porte de la Brasserie.

Irène y retrouvait ses amis.

Irène dansait

Irène riait.

Irène était amoureuse

Irène était heureuse.

Irène

et toute la vie était devant elle

Irène

et toute la vie était devant tous les deux

heureux, ces deux amoureux de la vie.

Irène attendait, tout comme ses amis, les résultats de son audition au Conservatoire.

Son étoile jaune brillait de son sourire

de sa passion

de son amour

de sa joie

de son espérance.

Les larmes coulaient, soudain, sur les joues de sa partenaire de théâtre.
Elle, juste en face d’Irène, à cette table, au fond de cette Brasserie, à Paris.

Derrière Irène,

derrière le sourire d’Irène

derrière la passion d’Irène

derrière l’amour d’Irène

derrière la joie d’Irène

un homme au ciré noir

prévenu par une serveuse

avait poussé, à l’instant, la porte de la Brasserie.

Il était, là, là, à présent, derrière Irène

et Irène, ivre de vie

Irène parmi ses amis

Irène, ivre de bonheur

Irène, ivre d’espérance

n’en savait rien.

Irène ne savait rien de la cruauté de ces lois

des bouches qui se taisaient

des yeux qui regardaient ailleurs

comme si tout était normal ici.

Quelles portes parleraient ?

Quelles portes s’ouvriraient et se fermeraient

bousculant les êtres qui voulaient les posséder ?

Quelles portes rendraient à chaque coeur sa liberté ?

Je regardais cette fil de gens s’apprêtant à pousser la porte de l’Auditorium de la Cité des Congrès.
J’espérais trouver une place parmi eux.
En vain.
Je n’espérais plus.

Les gens écouteraient des chansons de liberté, et puis…

Liberté sous condition.

« Juste ça, et on nous laisserait tranquilles . . . « 

Tout, ou presque tout, à présent, sonnait faux.

J’avais perdu trop de temps entre ces portes silencieuses.

Je courais vers Irène, ouvrant la dernière porte qu’il me restait à franchir

La porte du coeur, la porte qui va bien  . . .

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 10 février 2022

« A la bonne heure »

( 1 ) « Une jeune fille qui va bien » film de Sandrine Kiberlain avec  Rebecca Marder

Habitat, Etre, Nature

 

Il était venu.

Elle était venue.

Il ou elle ?

Qu’en savais-je ?

Que savais-je de son identité, de son sexe ?

La Covid ?

Le Delta ?

L’Omicron ?

Féminine ?

Masculin ?

Ou, les deux à la fois ?

Ma journée commençait par de fortes douleurs dans les jambes comme des décharges électriques.

Ce lundi matin, dans la cour de l’école,

Sur la grisaille d’un soleil éteint.

Apaiser ma douleur.

« Quelle âme aurait pour moi un dolipran ? »

Puis un appel :  » Allo Thierry, j’ai été testé positif au Covid, je l’avais sans doute jeudi ».

Jeudi.

Je remontais aussitôt le temps.

Qu’avais-je fait jeudi ?

 » Buvette participative dans une caravane. Espace exigû. Accolades. Embrassades.  »

Je remontais encore le temps.

Trois jours avant.

Dimanche.

Qu’avais-je fait dimanche ?

 » Anniversaire. Karaoké. Rires « .

« Allo, Thierry, j’ai été testé positif au Covid, je l’avais sans doute dimanche ».

Mon tour était sans doute venu.

La cloche sonnait son glas.

Et, pourtant, une seule barre en ce lundi soir.

Une seule barre rouge.

Auto-test dans ma salle de bain et de nouvelles décharges électriques au coucher.

 » Vite, mon âme, aurais-tu pour moi un dolipran ?  »

Je m’isolais en ce mardi, attendant sagement mon rendez-vous avec ma docteure.

Deux années que je ne l’avais pas vue, ma docteure.

Je n’étais pas malade.

Forcément.

En pleine santé.

Deux années au cours desquelles j’avais quasiment presque respecté tous les jours les gestes barrières.

Deux années, souvent, de solitude, d’isolement, de distanciation sociale, de rappels à la règle collective.

Presque aucune embrassade, aucune accolade. Presque.

Deux années hermétiques, monastiques. Presque.

Nul n’était parfait en ce monde charnel.

En ce besoin de tendresse et d’humanité.

Là, une glissade.

Un soir.

Une nuit.

L’envie d’être, l’envie de faire la fête.

Cette envie des autres.

Briser la glace d’un regard.

Serrer une main.

« Deux barres ! », m’annonçait ma docteure, « regardez, c’est direct ! ».

Direct, droit au but, le minuscule virus invisible s’était invité chez moi, dans mes buts, sans que je l’y convie.

En était-ce fini de ma vie ?

Me retrouverais-je comme ces corps retournés que j’avais vus sur BFMTV lors du premier confinement, ces morts qui avaient hanté mes nuits ?

« C’est une forme légère, me rassurait ma docteure, votre corps est en bonne santé. Vous ne devriez pas contracter une forme grave, mais on ne sait jamais; on ne sait jamais avec ce virus . . . ».

On ne savait jamais, jamais rien, de notre destin, sinon la fin.

J’attendais la fin de ma vie, ou, le début d’une nouvelle vie.

Je parlais à mon corps, je l’encourageais, je l’aimais.

Mon corps.

« Je suis guéri, je suis guéri . . . ».

Je me répétais à moi-même ces mots pour me convaincre d’être guéri, tout en buvant des verres de jus d’orange accompagnés d’une poudre de gingembre, et, en me désaltérant d’une eau du robinet que j’agitais avec foi.

Je retrouvais le torrent de la vie qui s’écoulait en moi.

La vie me remplissait de toutes ses étoiles, ma douleur disparaissait.

J’étais guéri.

Miraculé.

Roi de ma joie !

A peine trois jours pour conquérir cet hôte indésirable, produit, peut-être, de ces obscures laboratoires de la folie humaine.

Qui détenait le savoir ?

Trois jours de passion pour renaître à une nouvelle vie.

S’ensuivaient des jours et des jours de fatigue, des insomnies interminables.

A peine la force de lire quelques lignes, d’un livre à l’autre.

Quelques notes répandues sur mon carnet bleu.

A peine écrit.

Mes pensées voguaient sur les cris étouffés des nuages blancs.

Etait-ce l’effet de tout ce gingembre ingurgité ou des vacances de cet étrange invité en mon corps ?

Mon coeur palpitait du désir d’une autre vie à construire.

 » Habitat, Etre, Nature « .

Trois mots qui me venaient au bord des lèvres.

Comme trois anges en un qui m’accueillaient au seuil d’un chemin, à l’orée d’un désert.

Son oassis n’était pas loin qui se reflétait au fond de son oeil, océan.

Aux pyramides imposantes qui nous écrasaient, nous divisaient, nous affaiblissaient, je préférais les cercles infinis qui nous élevaient, nous enrichissaient, les uns des autres, les uns avec les autres.

La question de l’habitat renvoyait à la question de notre vie et du sens qu’on lui donnait.

Comment mon être décidait d’habiter la nature qui l’accueillait, en harmonie avec elle.

Comment je décidais d’habiter mon corps.

Habitat nomade, ou, habitat sédentaire ?

J’habiterais dès lors la vie avec amour, avec respect, fidélité et constance, avec l’humilité des pas d’un voyageur éternel.

Le Petit Prince me souriait.

On ne voyait bien qu’avec le coeur . . . ( °)

 

 

Thierry Rousse

Nantes, Mardi 1er février 2022

« A la bonne heure »

(°) Antoine de Saint-Exupéry, in « Le Petit Prince », Gallimard.