Une liste impressionnante d’identifiants et de mots de passe qui me donnaient le vertige. Entre mon compte Améli, la C.A.F, Pôle Emploi, ma banque, les agences de recherche d’emplois auprès desquelles je m’étais inscrit, mon compte client de téléphonie et d’internet, mes adresses mail, mes sites, mes adhésions à des associations, mes participations à des formations, mes outils en ligne de graphisme, mes réseaux sociaux, mes » Google Drive », mes papiers à refaire, mes visio-conférences, mes… mes… mes… mes séismes , mon cerveau n’arrivait plus à suivre cette évolution technologique sans fin d’un monde virtuel de demain.
Surchauffe dans ma boîte crânienne.
Une envie de tout laisser au fond de ma corbeille.
Cet amas de fils emmêlés.
Un volcan.
Où avait été son début?
Où serait sa fin?
Tout avait commencé quand?
Pour finir comment ?
Je ne savais plus.
Court-circuit dans ma centrale interne.
Pompéi de ma vie.
Une feuille, une plume, de l’encre, un buvard, une enveloppe. Retrouver le plaisir de la correspondance et des véritables rencontres. Pouvoir dire : « Tu es là et je suis ici en face de toi, nous nous voyons, nous nous écoutons, nous nous parlons ».
Notre Roi Soleil nous offrait gentiment en ce début d’automne une promotion sur les séances chez le psy. Etaient-ce nous qui étions malades ou était-ce la société imaginée par notre Roi ?
Je pris un bain de ciel bleu, les yeux au bord de l’eau. Jardin des Plantes, un oassis au coeur de la ville. Temps dégagé sur Nantes.
Les mardis soir, je reprenais les chemins des cours de théâtre, histoire de retrouver mes vingt ans et de renaître au printemps. Apprendre à chanter et à danser avec Alexis Djakelli. Théâtre du Sphinx. Cette joie d’appartenir à une troupe. La vie, la vraie vie. Aucun identifiant, aucun mot de passe ne m’étaient réclamés. Je pouvais enfin voir les autres en chair et en os. Etre corps parmi les corps. Ame vibrante sur un plancher.
Chanter. Danser. Exister. C’était simple. T’apporter un peu de joie, recevoir un peu de joie, c’était peut-être, ça, la vie. Un air de Souchon dans ma caboche, ou de Jacquot. Ou de moi-même. Ou de toi-même. Des mots doux, rien que des mots doux partagés. Une vie qui ne serait qu’un long poème sur l’oreiller de nos rêves.
« Tout ce qui est vivant est tellement simple. On ne peut être heureux sans équilibre ». (1)
L’équilibre. Complicité avec la nature. La simplicité de ce qui faisait naître la joie. L’harmonie de nos sourires qui s’accordaient au gré des vents, bravant toute intempérie, s’en moquant.
J’avais bien conscience que ces tourments provoqués par notre Roi abîmaient mes cordes, les usaient. Mon timbre vocal devenait déplaisant aux oiseaux si charmants. Trop de soleil finissait par m’aveugler au pied des marches de son château. N’étais-je devenu qu’une molasse face à ce molosse, une pierre friable devant ce chien de garde? J’empruntais l’allée de buis jusqu’au bois secret des enfants. Broderies de jeux et de rires, poussant ma brouette naïve. Le réveil chinois sonnait sur ma table de chevet. D’un geste brusque, je cherchais au petit matin encore obscur à interrompre son cri strident déchirant mes songes. Le réveil chinois dévalait l’escalier, se brisant de toutes pièces. Le temps, de nouveau, s’était suspendu. Je regardais ses deux aiguilles immobiles, puis, je remontais dans mon nuage. Je pouvais me rendormir. Il n’y avait plus d’heures, plus de labeur, que le bonheur de vivre et d’aimer. Un chat surgissait des feuilles, c’était mieux qu’un chasseur. Je m’accordais à son miaulement. Cueilleur nomade. Je ramassais des châtaignes pour mes amis. Qu’il était doux de nous retrouver autour d’un feu, nous délectant des bontés de la Terre, notre Mère, celle qui nous chérissait, nous protégeait, nous confiait tout ce qu’elle avait de plus précieux. La clé de la tendresse. L’ivresse d’une caresse. Le chat semblait égaré. Mes pas le raccompagnaient vers sa demeure. Quel bonheur d’habiter chez un chat ! Une maison si paisible.
Cette maison du chat, je la préférais au château du Roi trop bruyant. L’absurdité de ses lois avait le don d’irriter ma voix qui s’emportait de colère jusqu’à des cimes de brouillard épuisantes. Son stratagème avait marché. « Introduisez un vaccin, un passe partout, ou toute autre dose mystérieuse au sein d’un peuple uni, et vous le verrez se déchirer, s’entretuer. Ainsi, vaincrez-vous votre ennemi sans même l’avoir affronté ». Là, était le plus grand mal qui nous guettait, cette main géante qui s’amusait de nous. Jean de La Fontaine n’était plus de cette cour pour s’opposer à elle. Il nous restait à reprendre sa plume, poursuivre ses vers côté jardin, nous autres, saltimbanques itinérants, sous la voûte du temps suspendu à nos lèvres.
Amélie avait souri et je reprenais vie.
« Je chante un baiser…
marchant dans la brume… » (2)
Thierry Rousse
Nantes, vendredi 8 octobre 2021
« A la quête du bonheur »
-
Jacques Higelin, « Lettres d’Amour d’un soldat de vingt ans », édition Le Livre de Poche
-
Alain Souchon, « Le baiser »