Mon Pote Agé ( Episode 3 )

 

Barnabé apportait une poignée de sauge et de menthe à ses amies les poules ainsi qu’un seau de cendre. Elles aimaient tant se rouler dedans.

Barnabé : C’est bon pour votre santé mes copines !

Théo : Vous êtes un vrai Papa-Poule, Barnabé ! Je peux ramasser leurs œufs avec vous ?

Barnabé : Oui, mais avant, j’ai une histoire à te raconter …

Barnabé sortait de la poche de son tablier une feuille toute jaunie qu’il dépliait et fit la lecture à Théo.

Barnabé : « Il était une fois une poule aux œufs d’or… Un jour, un fermier crut que dans son corps, elle avait un trésor : il lui tordit le cou, la dépouilla, et la trouva semblable à celles dont les œufs ne lui rapportaient rien, s’étant lui-même ôté le plus beau de son bien. » Et, maintenant, nous pouvons aller ramasser les œufs!

Théo ouvrait la porte du poulailler, impatient de découvrit ce trésor.

Barnabé : Cet œuf, nous ne le ramasserons pas, Théo. Regarde, là, commence une vie, nous devons en prendre soin, c’est si fragile, la vie !

Théo regardait, admiratif le trésor, et chantait avec son grand-père adoptif :

« Que la vie est belle ici

Que la vie est douce ici

Que la vie est vie ici ! »

La pêche d’un dimanche

 

Aux Sables d’Olonne, les skippers s’apprêtaient à parcourir le tour du monde, deux mois et demi en mer, seuls face au pire et au meilleur. Ces athlètes étaient prêts à être chahutés par les vagues, des creux pouvant aller jusqu’à sept mètres. Samantha et Romain, tous deux unis dans la vie, s’affronteraient, chacun en solitaire, sur leur voilier respectif. « Je la laisserai gagner » déclarait Romain. Romain était galant. Il savait bien au fond que Samantha était plus forte que lui. L’impatience montait. Il ne leur restait plus qu’à attendre que la brume se lève. J’enfilais mon jogging et mes tennis. Il était quatorze heures. Je me sentais prêt. Le ciel était bleu. Je m’étais laissé aller à une grasse matinée. Depuis longtemps, je n’avais pas dormi autant. Je prenais connaissance de mes limites, un cercle d’un kilomètre autour de chez moi, une durée d’une heure. Je remplissais mon autorisation. Par chance, j’avais retrouvé mes tennis. Je portais la tenue parfaite du sportif, un bon camouflage en cas d’arrestation par les Brigades des Mille Pas. L’envie me titillait de franchir la limite, prendre ma voiture et retrouver les jolies landes de Notre-Dame, cet espace de liberté qui me rappelait tant de bons souvenirs avec Emma. J’imaginais construire une maison en bois pour nous deux au coeur de cette nature sauvage. La peur des 135 euros d’amende me ramenait à un cercle plus restreint, capturé sur l’écran de mon smartphone. Quitter le hameau de la Gilarderie, au rond point, prendre à gauche, longer le lycée puis la clinique, au second rond point, prendre la troisième à droite, descendre le Bas Chemin de Vertou. Les pins majestueux de mon premier confinement me saluaient, les murets en pierre couverts de lierre et de fougères, les anciens corps de ferme, les granges transformées en habitat et les jolies villas qui m’évoquaient tant de voyages dans le Jura, le Massif Central, ou encore, en Provence… Je prenais le sentier qui menait aux vaches, longeant les prairies humides. Les vaches n’étaient plus là. Où pouvaient-elles être mes compagnes que j’aimais tant ? Je traversais le bois des saules, tournais à droit, j’enjambais le petit pont, je longeais la Sèvre. Je retrouvais ma promenade quotidienne lors du première confinement. Je ralentissais, désirant apprécier chaque instant. Toujours pas de vache en vue. Les promeneurs se faisaient de plus en plus nombreux, de tous les âges, seuls, en couple, en famille, entre amis, à pied, à vélo. Certains masqués, d’autres à visage découvert. J’avais rangé le mien dans la poche de mon jogging, à peine après avoir quitté mon hameau. Je n’en pouvais plus d’étouffer derrière ce masque. J’étais seul. Je ne parlais pas. Je n’éternuais pas. Qui pouvais-je contaminer ? Etais-je malade ? Je l’ignorais. Pas de symptômes à ma connaissance. Je me retrouvais parmi cette foule en marche. Limiter nos déplacements à un kilomètre avait pour conséquence de nous concentrer dans les lieux où l’on pouvait encore respirer. De ce fait, nous étions très nombreux en ces espaces naturels contrôlés et risquions la contagion de ces petits virus volant dans les airs, d’une bouche à une narine. J’ignorais la logique de ces mesures coercitives. Pour penser à autre chose, je me cultivais. Autant rendre ma vie la plus intéressante possible avant de mourir. Au bord de la Sèvre, se trouvaient les roselières, «  formations végétales des milieux humides caractérisées par des grandes herbes comme le roseau, la massette, la baldingère, la salicaire, l’iris jaune ». Puis, la berge boisée composée de frênes, d’aulnes, de saules, d’angéliques des estuaires. Puis, les prairies fraîches où poussaient différents graminées, l’orge, le faux-seigle, le fromental, parmi lesquels s’immisçaient quelques dicotylédones, le plantain, la pâquerette, la potentille ansérine, la renoncule âcre. Puis, les prairies inondables, fréquemment gorgées d’eau, où prospéraient renoncule grimpante, vulpin genouillé, renouée amphibie, glycérie. Quatorze kilomètres de culture naturelle. J’étais limité à un kilomètre, et je m’estimais déjà heureux que ce périmètre fusse partie de mon cercle autorisé. J’admirais ces botanistes qui avaient classifié ces plantes et avaient attribué à chacune un nom. Je savais bien que je ne pourrais pas retenir tous ces noms. Avais-je besoin de connaître le nom d’une plante et ces caractéristiques pour m’en émerveiller ? Je laissais cette nature entrer en moi, me façonner. Tout en marchant, j’aspirais à une douce compagnie. J’imaginais la main qui saisirait la mienne. Les feuilles de l’automne tombées sur la terre me rendaient mélancolique. Enfin, je les aperçus, deux vaches nantaises broutant paisiblement. Puis, deux écossaises, puis, trois, puis quatre, une cinquième bien cachée. Les « Highland Castle étaient en force, les plus robustes aux aléas climatiques. J’atteignais ma limite. Ce banc en face du Port de la Morinère marquait la limite de mon cercle. Je m’asseyais un instant sur ce banc qui avait connu de belles étreintes, les songes des amoureux épris l’un de l’autre, Roméo et Juliette. Le soleil m’aveuglait et je ne voyais plus rien. L’avenir avec le Covid devenait incertain. Il était pour l’heure question de survivre. Pouvions-nous être sauvés par l’amour ? Le glas du retour avait sonné. J’arrivais chez moi à 16h29, une heure et vingt deux minutes de retard. J’avais échappé à la Brigade des Mille Pas.

Derrière ma fenêtre donnant sur le jardin de ma propriétaire, je fis mes comptes. Novembre s’annonçait prometteur. L’absence de sorties culturelles, d’achats de livres, de CD ou de DVD équivalait à des économies. Je pourrai épargner ! Mon petit cochon se remplirait. Je me donnais pour but de partir, un jour, visiter l’Irlande. Respirer au milieu des grands espaces! Ma propriétaire m’invitait à savourer des crêpes avec son amie et la fille de son amie, violoniste. Un moment simple, qui m’avait tant fait de bien en cette fin de dimanche. Emma, qui aimait me faire des surprises, m’avaient déposé quelques brindilles, quand, dans ma vie, il faisait froid…

Quelles étaient mes limites ? Celles qui m’avaient été fixées ou celles que je me donnais ? Le bonheur ne se résumait-il pas à de simples moments d’amitié et de tendresse, à l’intérieur d’un cercle, quelque soit son rayon ?

Je rentrais chez Mémé Zanine. J’écoutais Mozart. Chaque note jouait avec l’autre, à cache-cache, amusée l’une de l’autre.

Les skippers étaient au milieu de l’océan. Le bout du monde, sur mon oreiller. Je naviguais, guidé par une étoile. Quelques mots sur la page blanche d’un dimanche. Tel un marin solitaire, je rapportais au port ma pêche du jour.

Thierry Rousse

Nantes

Dimanche 8 novembre 2020.

« Hé Jo, Peace and Love now for all the People and the World ? , On a night like this »

 

Joe avait gagné en ce samedi 7 novembre 2020. C’était les journaux qui l’avaient dit. La liesse des jeunes américaines écologistes émancipées faisaient face à la colère des vieux américains aigris, misogynes, racistes. Trompe, lui, jouait au golf et venait de rater son dernier trou. Il était convaincu que sa balle était truquée. Trompe portait plainte contre sa balle, le gazon, le trou, son égoïsme et sa folie. « That is me the Winner! » . L’ambiance n’était pas à la fête sur le terrain de golf des milliardaires. La fête appartenait cette nuit à la rue. A Nantes, des armes avaient été retrouvées dans la boîte aux lettres de deux mosquées. Curieux cadeau à l’approche de Noël. Les sapins auraient-ils lieu ? Papa Noël serait-il confiné dans sa bulle? Je commençais ma journée par un entretien. Un poste m’était proposé au service d’une association de solidarité soutenant, entre autres, la création d’une école pour enfants autistes au Cameroun. Puis, je rendais visite à mon papa à l’heure du rendez-vous qui m’avait été fixé par l’Ehpad. Je lui montrais les photos que sa soeur m’avait adressées. On voyait mon Papa, enfant, puis garçon de choeur, puis jeune militaire, puis jeune marié. Mon Papa était heureux de revoir ces photographies. J’admirais son élégance. Mon Papa, originaire de Franche-Comté, était venu, âgé de vingt ans, à Paris, dans le but d’y gagner sa vie. Sa coiffure avait un petit air rebelle, l’air d’un Johnny, son idole. J’appelais sa soeur puis sa nièce avec lesquelles il put s’entretenir. Maintenir des liens en cette période confinée me semblait essentielle, un lien avec l’amour, la tendresse, la famille, les amis. Et notre Joe ? Qu’avait-il prévu dans sa besace ? Des Etats enfin unis qui respecteraient la planète et toute vie humaine ? Emma, sur la place, m’avait offert, à la nuit tombée, un délicieux pudding. Et Bobby chantait un air d’harmonica, « On a night like this » (*) …

Une histoire d’adieux, pas vraiment d’adieux, il lui dit « reste »…

But I watch you like I’m made of stone Mais je te regarde comme si j’étais fais de pierre As you walk away Alors que tu t’éloignes

Il lui portait une confiance pour toujours.

It goes deep C’est profond It goes deeper still C’est de plus en plus profond
This touch Ce contact And the smile

I want it to be perfect Je veux que cela soit parfait Like before Comme avant I want to change it all Je veux changer tout ça I want to change Je veux changer

Revenir à la perfection d’avant, changer tout ça, changer…

L’âme avait souvent la nostalgie d’un passé meilleur, et le désir de changer, l’espérance d’un lendemain plus heureux. Qu’en était-il du présent ? Un muret de pierres ordinaire, des racines qui n’en pouvaient d’étouffer sous le bitume, une promenade dans le rayon défini avec ce désir de me retrouver sur une île plus grande, sans limite. Portais-je sur moi mon attestation ? Je changeais l’heure de départ pour faire durer la nuit, rien n’était plus facile.

Cette nuit, nous fêterions la victoire. La statue de la Liberté dansait sur son socle. Les vagues berçaient nos corps. « Hé, Joe, joue-nous un air ! , fais sourire les chats solitaires »,  on a night like this » !

Thierry Rousse,

Nantes,

7 novembre 2020

(*) « On a night like this » Bob Dylan

Mon Pote Agé ( épisode 2 )

 

Episode 2

Barnabé : Et maintenant, il est temps d’aller arroser le jardin, Théo !

Barnabé grimpa sur son âne.

Barnabé : Hue, Apollon !

Barnabé avait accroché une carotte au bout d’un bâton pour faire avancer Apollon. Enfin, c’était plus pour s’amuser. Apollon n’avait pas de besoin de carotte pour avancer, il aimait tellement se promener sur les chemins avec Barnabé, à travers les bois, les prés, le long des rivières…

Théo courrait derrière lui, ou plutôt, derrière eux.

Théo : Vous perdez de l’eau, Monsieur Théo !

Barnabé : Non, Barnabé ! Regarde derrière toi, cette eau, c’est pour les fleurs sur le bord du chemin…

Les fleurs, sur le bord du chemin, il y en avait de toutes les couleurs, des jaunes, des rouges, des violettes, et même des fleurs dont les couleurs se mélangeaient entre elles. Elles jaillissaient parmi de hautes herbes.

Théo : «  Que vous êtes belle ! »

La Fleur : « N’est-ce pas ? Et je suis née en même temps que le soleil ! » (*) Je vous remercie pour cette eau, elle est délicieuse.

Dans le jardin de Barnabé, tout poussait, les bonnes comme les mauvaises herbes, et même les mauvaises herbes donnaient de jolies fleurs, si bien que Barnabé ne les appelait pas « mauvaises », mais « bonnes » ses herbes, si bien que, dans le jardin de Barnabé, ne poussaient que de bonnes herbes.

Derrière ces hautes herbes, se cachait la cabane de Barnabé. Sa cabane, c’était une drôle de maison, un vrai cabinet de curiosités, construite de paille et de planches.

Barnabé descendait de son âne.

Barnabé: Tu peux aller te promener tout seul, maintenant, Apollon !

Tout seul, c’est pas vraiment ce qu’il préférait, Apollon, alors, il suivait partout Barnabé et Théo.

Barnabé : Je te présente « Madame Jeanne » !

Madame Jeanne était une grosse bonbonne en verre. Elle avait abrité sous sa cloche en verre, une belle fougère, qui avait trouvé là, un doux refuge pour l’hiver.

Les plantes grasses avaient trouvé refuge dans les bouilloires et de théières! Pas étonnant pour des plantes grasses, c’est là qu’il faisait le plus chaud.

Devant la maison, étaient alignés des seaux, du plus petit au plus grand.

Barnabé : Où ai-je bien pu poser ma tête ? Dans ce seau-ci ou dans ce seau-là ? 

Théo: Votre tête est trop grosse, Barnabé, elle ne peut pas rentrer dans un seau !

Barnabé : Dis que j’ai attrapé la grosse tête, Théo !

Barnabé continuait à s’amuser dans les seaux.

Barnabé : Tu n’aurais pas vu ma tête ?

Théo riait aux éclats.

Théo : Elle est sur vos épaules, votre tête !

Barnabé s’amusait comme un enfant, avec un grand seau, un petit seau, et son éternel chapeau de paille.

Barnabé : Fée Clochette ? Tu es là ! Tu dormais dans mon chapeau, dis-moi ?

Barnabé s’entretenait avec sa Fée. Lui seul pouvait la voir.

Théo : Barnabé! … Barnabé !… Et votre tracteur, où est-il ?

Barnabé : Euh… Mon tracteur ?…

Barnabé sortait de la poche de son tablier un tracteur, et le faisait rouler d’une main à l’autre sur les chemins ondulés de ses bras, ses épaules, sa nuque

Théo : Vous vous moquez de moi, Barnabé !

Théo cherchait partout son tracteur.

Où avait-il bien pu le cacher ? …

Théo ne trouvait qu’une fourchette et un plantoir.

Comment jardiner avec une fourchette et un plantoir ?

Théo : Hein, Monsieur Théo ? Répondez-moi !

Barnabé : Tu veux que je te confie un secret ?

Théo : Oui !

Barnabé : Et bien, approche… Tu me promets de partager ce secret à tout le monde? Oui ? … Mes vrais outils, ce sont mes mains, Théo.

Thierry Rousse

Extrait de « Mon Pote Agé »

Episode 2

(*) extrait de « Le Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry

The Small Beautiful Garden, « Forever Young ! « 

 

Huit heures. « Debout ! » ordonnait mon corps à mon âme, ou, peut-être le contraire ?

« A vos ordres, Chef ! ». Je ne bronchais pas et descendais mon échelle. Douche, ménage, café, prêt ! « Garde à vous ! Je jetais un oeil, voire deux, voire trois, sur ma feuille blanche de notes. Je commencerais par quoi, aujourd’hui ? Tout l’art était d’évaluer les priorités du jour. Beurre ou confiture ? Ni l’un ni l’autre, au fond de mon réfrigérateur. Prospecter un nouvel emploi ? Cela aurait été imprudent . J’attendais déjà une réponse. Le rangement, c’est cela, finir ce rangement ! La dernière parcelle à ranger, sans doute la plus compliquée. Un amas de documents, de textes, de brochures culturelles, de magazines, de feuilles de paye, de papiers administratifs en tout genre. Ma maison de trente neuf mètres carrés pouvait-elle accueillir tout cet amas? Une évidence, je devais trier, jeter fatalement. Cinquante trois ans de vie ne pouvaient rentrer dans trente neuf mètres carrés. J’avais besoin d’une bulle pour respirer. Une bulle à partager. Je m’étais déjà fort allégé au fil de mes pérégrinations : buffets, tables, canapés, fauteuils, télévisions, fours, machine à laver, verres, assiettes, papiers, livres, vinyles … J’avais tout donner. Tout donner jusqu’à mes vinyles. Mes chers vinyles, je les pleurais aujourd’hui. Avec mon argent de poche, les avais-je acquis entre mes seize et vingt ans : les Beatles, les Rolling Stones, Pink Floyd, Renaud, Bob Dylan, Simon and Garfunkel, le concert pour le Bangladesh, Woodstoock, Téléphone … Je les chérissais mes vinyles, ils avaient fait peut-être ce que je suis aujourd’hui, ou, tout au moins, une partie, l’autre, c’était mes livres et certains professeurs qui m’avaient enseigné la liberté de penser et encouragé à lire l’actualité avec une capacité de recul, d’analyse et de réflexion, m’incitant à écrire, m’exprimer, créer. Depuis, je prenais garde à tout ce que je jetais. Plus je rangeais, plus le passé se rappelait à ma mémoire, le temps de mes belles années « théâtre » ressurgissait, mes pièces écrites avec la Compagnie Le Fil de l’Aube, les aventures dans les collèges, les châteaux, les théâtres, les festivals comme l’illustre Avignon avec Molière, les joyeux arts de la rue avec Les Bagattelli … J’accusais le coup à cette heure, le sentiment d’un vide. Plus rien. Le ciel était bleu et j’avais besoin de marcher. Deux heures de marche. Il fallait que mes jambes reprennent le rythme. Depuis le dernier confinement, elles marchaient moins, mes jambes. Je les sentais peiner et les encourageaient à continuer leur route jusqu’au bout. Ma destinée était, en ce vendredi, « La Chaussée aux Moines », mon petit paradis local. Mille pas et bien au-delà, je craignais de me faire arrêter par la Brigade des Mille pas. « Votre autorisation ? ».Mon autorisation de sortie ne m’autorisait que mille pas autour de ma maison. Mille pas, c’était trop peu pour ma soif d’évasion. J’avais envie de revoir ce banc vert de « La Chaussée aux Moines », ce banc vert donnant sur la Sèvre, le voir et m’y asseoir, regarder tout simplement l’eau couler. Les arbres sur la berge avaient été sauvés. La lutte était gagnée. Marée basse à cette heure. Nul autre que moi et le banc. Nous discutions tous les deux, nous souvenant de nos merveilleux moments vécus entre ces deux confinements, une parenthèse de liberté et d’amour. Les deux mots avaient été rayés d’un trait. Je me sentais captif de mon corps mélancolique. Qui gagnerait des deux ? La tristesse ou la joie` ? L’oubli ou le souvenir ? La défaite ou la victoire ? Joe la force tranquille parlerait aux Américains. La lutte était serrée, les deux camps s’affrontaient, à qui hurlerait, danserait, rirait le plus fort, séparés par un cordon de policiers à vélos. « Crazy world !». Il me fallait un but. Tenir bon. M’accrocher à la vie. Je ressortais de mon sac à dos « Mon Pote âgé », le révisais en marchant. J’avais décidé de publier un épisode par jour. A défaut de pouvoir le jouer, je me disais : les parents pourraient lire à leur enfant, chaque jour, un nouvel épisode. Mieux que « Plus belle la Vie » ! . Je tenais là mon second objectif du vendredi, peut-être prétentieux, mais qui me tirait vers la surface du monde. Sur le grand écran, les tuniques bleues et les tuniques grises finissaient par me lasser. Pouvais-je croire encore au rêve américain ? J’exposais à la place de ma télévision les deux jardins miniatures qui m’avaient été offerts et le premier que j’avais composé, encore inachevé, un commencement de jardin. Prendre soin d’un jardin, si petit soit-il, au fond, ça pouvait être le but d’une vie ?

The Small Beautiful Garden, « Forever Young ! ».

Bobby n’avait pas dit son dernier mot. Moto. Tonitruant. Un jeu qui nous conduisait jusqu’à l’aube.

« Let’s dance in style Dansons avec élégance »

Le tempo, ne pas tout danser, vibrer, ne vibrer qu’au tempo.

« Let’s dance for a while Dansons pendant un moment »

Un moment d’éternité.

« Heaven can wait, Le ciel peut attendre We’re only watching the skies Nous regardons seulement les cieux Hoping for the best Nous espérons le meilleur But expecting the worst Mais nous nous attendons au pire  Are you going to drop the bomb or not? Vas-tu lâcher la bombe ou pas ? Let us die young or let us live forever Laissez-nous mourir jeune ou laissez-nous vivre pour toujours »

Hé, Joe, ne laisse pas Trompe appuyer sur le bouton , je n’ai pas fini de danser !

« Can you imagine when this race is won? Peux-tu imaginer quand cette course sera gagnée ? Turn our golden faces into the sun Tournons nos visages d’or face au soleil »

Mes jardins ont besoin du soleil pour vivre.

« Forever young , I want to be forever young Eternellement jeune, je veux être éternellement jeune »

Mes jambes ont retrouvé leur jeunesse, je sens le tempo qui me gagne, joue encore pour moi, ton vinyle, Bobby !

« Forever young ! »

My Small Beautiful Garden !

Thierry Rousse,

Nantes

Vendredi 6 novembre 2020

Mon Pote Agé ( Episode 1 )

Barnabé se levait toujours en même temps que le soleil. Il chaussait ses gros sabots de bois, serrait fort son tablier, couvrait sa tête de son éternel chapeau de paille, grimpait sur son âne, et c’était parti pour une belle journée !

Théo : Votre arrosoir, Barnabé !

Barnabé prenait son arrosoir qui fuyait toujours. Théo aimait le suivre à travers les allées de son jardin. Aucune n’était vraiment droite. Barnabé aimait quand ça faisait des zigzags, quand ça montait et descendait !

Au creux de son jardin, il y avait un étang, il était tellement grand qu’on aurait dit l’océan. Cet étang, c’était le paradis des grenouilles, des libellules, des canards sauvages, des hérons scrutant l’horizon, veillant tranquillement sur ce monde secret.

Au fond de l’eau, les algues s’enlaçaient et dansaient un tango, tandis qu’à la surface de l’eau, les lentilles se liguaient entre elles pour se tenir plus chaud. Ainsi, parsemé de toutes ces lentilles d’eau, l’étang de Barnabé ressemblait à un jardin tout vert, un jardin tout vert qui attirait vers lui des oiseaux du monde entier.

Le ciel était le champ libre des colibris. Les colibris n’avaient point de frontière. Parfois, le ciel se couvrait de gros nuages tout gris, mais il y avait le vent, et le vent chassait toujours les gros nuages tout gris.

Le ciel était maintenant tout bleu, immobile. Le vent, sur son passage, avait offert à Barnabé quelques surprises, un petit arbre par-ci, un petit arbre par-là, modelant le paysage d’un chêne, d’un églantier, d’un érable.

C’est là, au bord de cet étang, que Barnabé, sur la pointe de ses sabots, venait remplir son arrosoir, et qu’il prenait le temps de méditer chaque matin.

Barnabé : La Solitude, je ne la connais point. Il me suffit de me pencher au-dessus de cette eau, et déjà, je suis deux, moi et mon reflet. L’eau est notre premier miroir, le miroir de notre cœur. O, je vois un sourire qui me sourit ! Serait-ce toi ma Fée Clochette ?

Eh oui, Monsieur Théo croyait encore à la Fée Clochette, étincelante à la surface des eaux. Tantôt, il la surprenait…

Barnabé : Je t’ai attrapée!

Tantôt elle lui échappait…

Barnabé : Fée Clochette ! Fée Clochette ! … Où te caches-tu ma Fée Clochette ?Tu ne dormirais pas dans mon panier par hasard ?

Fée Clochette était l’amie de Barnabé, sa « Tite Fée » comme il l’appelait. Chaque jour, il lui écrivait une lettre avec un brin de paille de son chapeau.

Barnabé : «Ma chère Fée Clochette, toi la plus belle, la plus belle, la plus belle, la plus belle… des Fées ! Aujourd’hui, je me sens heureux car tu brilles dans mon cœur.»

Ah, il l’aimait sa Fée Clochette, Barnabé ! Chaque jour, il lui écrivait une lettre avec un brin de paille de son chapeau.

A force d’arracher des brins de paille à son chapeau pour écrire à sa Fée Clochette, Barnabé ressemblait à un épouvantail, mais un épouvantail qui attirait à lui les oiseaux, les abeilles, le soleil !

Barnabé, c’était l’ami de Théo, il aurait pu être son grand-père.

Théo l’avait appelé : « Mon Pote âgé » .

Thierry Rousse,

extrait de « Mon Pote Agé »

Start Up a Fire ! ( Allumer un feu )

 

J’éternuais ce soir, et, déjà, j’imaginais le pire. 363 morts en 24 heures. Trompe le mauvais perdant et Joe la force tranquille s’affrontaient toujours. Les dépouillements étaient suspendus. Ils reprendraient demain. En attendant, des mains innocentes comptaient, recomptaient, re-recomptaient . Trompe saisirait la cour s’il perdait. « C’est de la triche ! C’est moi le gagnant ! Je couperai vos mains innocentes !». Trompe n’aimait pas perdre aux billes. En enfant gâté, il se plaisait bien à la Maison de la Reine Blanche. « That is my home and the world is me ».

«  My world ? Who is my world ? ». Il y avait toujours cet entre-deux à mon réveil, entre ma couette qui continuait de m’attirer sous elle, vers de sombres mélancolies, la peur du jour à venir, me réfugier dans le monde des rêves, et ce sursaut, ce désir de m’en sortir, prendre le problème par les deux cornes : « Start up a fire ! ». Me lever sans réfléchir, tourner le dos à mon lit, une douche, un café, j’étais prêt à répondre à cette offre de Domino. Non, ce n’était pas la pizzéria livrant à domicile ses trois fromages, juste une agence d’intérim. « Recherche travailleur social pour un centre d’hébergement qui ouvre à Nantes, accueil de familles, confinement » . Aussitôt, je téléphonais : « Le poste est déjà pourvu ». Ma joie retombait. J’avais froid. Il faisait froid aujourd’hui. Le froid avait cette vilaine manie d’envahir tout mon corps, me faire ressentir une désagréable sensation de misère, comme attiré vers un précipice sans fin. Il me fallait allumer un feu. « Start up a fire ! » Je rassemblais ce que je pouvais récupérer, quelques boites de camembert, des brindilles et un bûche trouvées dans le jardin sous le tas de bois. Un peu moins humides que celles du dessus. Les feuilles séchées du palmier me sauvaient. De belles flammes jaillissaient. J’avais chaud et me sentais, soudain, tout autre, riche, fort, prêt à affronter la journée. Un regain d’énergie, le sourire positif, indispensable à toute recherche d’emploi. Le téléphonait sonnait. La candidature que j’avais transmise pour un poste d’animateur dans les écoles allait être étudiée. Je serai contacté demain ou la semaine prochaine. La confiance revenait. J’épluchais mes carottes, mes pommes de terre, je coupais de belles rondelles, je faisais mijoter le tout avec mon restant de chou et de brocoli. L’odeur du feu de bois et l’odeur de la potée végétarienne se mélangeaient avec harmonie, réchauffant mon coeur et ma maison.

« Start up a fire ! ». Dit ainsi, cela avait une autre classe qu’ « allumer un feu ».

Après une réunion de travail en visioconférence, l’heure m’était venue d’atterrir, un potage accompagné de pâtes italiennes. Une douce chanson me faisait revenir sous la couette : « Not Dark Yet » de mon ami Bobby.

« Pas encore noir »…

Encore une petite lumière.

J’avais tiré le rideau noir sur la nuit.

Sans explication.

Juste tirer.

Le jour était ce qu’il était.

J’avais travaillé toute la journée, ou, presque.

Epluché, mangé, aussi.

Là-haut, il faisait chaud chez Mémé Zanine, peut-être un peu trop chaud.

J’avais besoin d’un léger vent soufflant sur mes pensées.

Respirer.

J’éternuais.

La chaleur au front.

« Il fait trop chaud pour dormir le temps passe…

J’ai encore les cicatrices que le soleil ne guérit pas…

Derrière chaque belle chose il y a quelques peines » ( *)

Bobby n’avait pas le moral aujourd’hui, et, moi, j’avais envie de voir ces flammes me sourire, y croire à ce rêve, à cet emploi, à ce théâtre, à tous ces mots, ces sourires, ces caresses, y croire, un monde de douceurs, un ring de pétales, un voyage sans retour. Hé Joe ! Le rêve américain ! Le rêve américain était là, au fond des yeux des Amérindiens : « Je retrouverai ma terre, mes racines, mon père, ma mère, mon enfant et la mère de mon enfant, ma vie… ».

« Start up a fire ! », allumer un feu.

J’allumerai un feu, et cette nuit, pour toi, brilleront les étoiles.

La Grande Faucheuse attendrait bien un peu. Je ne l’avais pas aiguisée.

Thierry Rousse,

Nantes,

5 novembre 2020,19h02

(*) « No Dark Yet » Bob Dylan

« Blowin’in the Wind », lettre inachevée à Emma

Depuis hier soir, les projecteurs s’étaient tournés vers les Etats-Unis, c’était l’heure du grand match, un grand match qui n’en finissait pas de se jouer. On attendait les derniers bulletins de vote par la poste, ils pouvaient arriver jusqu’au 12 novembre. Des heures et des heures de dépouillement d’ici là. Le Roi Trompe annonçait déjà sa victoire, tout baveux qu’il était de sa soif de pouvoir. Joe la Force tranquille souriait. Pour tous les démocrates, c’est Joe qui avait gagné. Il était en tête, Joe, mais Trompe avait la grosse tête prêt à éjecter son adversaire par-dessus les cordes du ring en accusant les élections de truquées s’il perdait. « Perdre », un mot que Trompe avait rayé de son dictionnaire, il ne pouvait que gagner, Trompe ne se trompait jamais, il s’autoproclamait vainqueur, balayant sur son tapis rouge toute opposition. La terre des ancêtres était loin, oubliée.

On en venait aussi à oublier les autres actualités, le Covid, 426 morts en 24 heures, et les attentats. Le Lieutenant Héron était furieux : en son absence, les députés avaient voté la fin du confinement au 15 décembre. Au 15 décembre, tout le monde serait guéri et les festivités pourraient reprendre. J’avais rendez-vous ce matin à 9 heures à la Maison de l’Emploi, une Maison de l’Emploi, quelle chance ! Cela n’avait peut-être rien à voir. Je faisais état de mes recherches et candidatures en cours. A 11h20, un autre rendez-vous m’attendait dans un Cabinet médical au coeur du Grand Centre Commercial Beaulieu. L’accueil de la secrétaire était plutôt froid à mon goût. Avait-elle mal dormi cette nuit ? Avait-elle trop regardé le match ? S’était-elle disputée avec son copain Trompiste républicain ? Ou tout simplement,était-elle stressée par son travail ? Un beau canapé bleu m’attendait pour détendre mes jambes et attendre mon tour. «- Monsieur Rousse ? – Lui-même ! ». Une charmante assistante masquée, coiffée d’un tissu jaune agrémenté de motifs indescriptibles m’introduisit dans un long couloir. « Je vous emmène chez le docteur ». Quel bonheur d’être ainsi mené chez le docteur ! Tout en délicatesse. La douceur pouvait changer le cours d’une journée. J’accordais beaucoup d’importance au premier contact, à cet instant de la salutation : prendre le temps de regarder mon interlocuteur, le saluer, lui sourire. Un médecin asiatique m’accueillait chaleureusement. Aussitôt, je me sentais à l’aise, détendu, en territoire connu. « J’ai examiné votre radio » , me dit-il, « trois dents en bas, et deux en haut, à droite, pour commencer. A gauche, ça peut attendre .- Si vous le dites, Docteur, la gauche, elle peut attendre… – Marie vous enverra le devis » . J’étais sauvé, Marie la Douce au tissu jaune indescriptible m’enverrait le devis. Je souriais en fermant la bouche. Des dents manquantes, ce n’était pas du meilleur goût. Il y avait comme quelque chose qui manquait. Tout de suite, ça faisait pauvre, le genre du pauvre homme qui avait raté sa vie, celui qui n’avait pas pu se racheter ses dents. « – Vous allez bien, rien à signaler ? – Je devais faire un bilan de santé ce lundi, mais vous comprenez, avec le virus, le bilan de santé a été annulé ». Il m’était donc impossible de savoir si j’étais en parfaite santé. En cette époque de crise de sanitaire, nul ne pouvait savoir s’il était malade. On devait attendre pour un bilan, attendre pour être soigné, attendre pour être opéré. Attendre tranquillement, attendre quoi ? Attendre qui ? – Et comment c’est fabriqué cette dent artificielle ? Je vous enfonce un bout de fer dans la gencive, et sur le bout de fer, je colle de la céramique pour faire joli ». Bien sûr, le jeune docteur s’exprimait dans un langage plus soutenu, plus raffiné, il avait des dents, le docteur ! « – Et le tarif ? … ». Une feuille m’était présentée avec plusieurs chiffres. Je fis un rapide calcul, au-moins 5600 euros, cinq implants, 1000 euros l’implant. Marie se renseignerait auprès de ma Mutuelle. Marie était si gentille, mais, j’étais plutôt du genre « homme fidèle ». Il n’existait qu’une seule femme dans ma vie, Emma. Je remerciais Marie et me rhabillais. Le tapis roulant me ramenait vers le ciel bleu. A la sortie du Centre Commercial Beaulieu, un distributeur de gels et de masques se rappelait à mon bon souvenir. « Sortez couverts ! ». Le temps d’acheter un pain, de monter dans ma vieille voiture bleue délavée qui sentait la menthe pour éviter une pandémie dans le bus, je rentrais au chaud, enfin, chez Mémé Zanine. Je fis mes comptes. Quel serait mon budget du mois de novembre ? Plus aucun bonbon dans mon joli petit cochon rose. Je devais percer un nouveau trou dans ma ceinture. La santé avait pris son rang dans les grands centres commerciaux. J’achetais ma santé en fonction de mes moyens. Si je n’avais pas de moyens pour l’acheter, ce qui était, à l’heure actuelle, mon cas, je restais sans dent et je souriais la bouche fermée. Après le budget, c’était le tour de l’actualisation de mon CV. Mes journées étaient formidables. J’avais décidé de faire avec amour chaque petite chose et cela changeait tout. Tout devenait aventure. « La vie était belle ! ». A seize heures, c’était l’heure de ma pause goûter. Je savourais le bon air dans le jardin sous un ciel bleu de toute beauté. Tout en marchant, je téléphonais à mon amie créatrice de jardins miniatures. «  Devine quoi ? Hier, j’ai créé mon premier jardin miniature ! ». Puis on parlait de Trompe, de Joe, du confinement, de l’emploi… Au bout du compte, l’avenir était aux jardins miniatures. Je me demandais ce que Bob Dylan pouvait bien penser de Trompe. Je n’en savais rien. On racontait que les pauvres votaient pour Trompe. Je n’y comprenais plus rien, plus grand chose au monde. J’avais rejoint ma Mémé Zanine. C’était l’heure du jazz sur Fip. L’heure de ces belles soirées d’été, un verre à la main, un pas de danse, une sourire, la bouche fermée. Et la réponse ? Quelle était la réponse ? Elle soufflait dans le vent. Je n’avais jamais compris ces paroles : « The answer, my friend, is blowin’in the wind ». Je cherchais une réponse dans le vent et je ne voyais rien. Le vent était invisible, il se sentait, il se vivait. Le vent nous poussait comme il pouvait nous empêcher d’avancer. Il pouvait nous élever comme nous renverser. Le vent apportait les nuages noirs comme il les chassait. Le vent était imprévisible. On le redoutait comme on pouvait l’espérer. Le drapeau flottait au vent et aujourd’hui, il n’y avait pas de vent. Attendre, attendre le dépouillement, la dernière lettre pour savoir, savoir de quoi l’avenir sera fait. Je m’appliquais à écrire une lettre, la plus belle lettre que je pouvais à Emma… Dylan jouait de son harmonica au coin du feu et m’offrait son prix Nobel : « How many roads must a man walk down, Combien de routes un homme doit-il parcourir Before you call him a man ? Avant que vous ne l’appeliez un homme ? Yes, ‘n’ how many seas must a white dove sail Oui, et combien de mers la colombe doit-elle traverser Before she sleeps in the sand ? Avant de s’endormir sur le sable ? Yes, ‘n’ how many times must the cannon balls fly Oui, et combien de fois doivent tonner les canons Before they’re forever banned ? Avant d’être interdits pour toujours ? ».

Le vent soufflait et soufflait, dans un sens, dans un autre, ce prix Nobel entre mes mains. L’harmonica continuait. Les flammes grandissaient.

« How many years can a mountain exist Combien d’années une montagne peut-elle exister Before it’s washed to the sea ? Avant d’être engloutie par la mer ? Yes, ‘n’ how many years can some people exist Oui, et combien d’années doivent exister certains peuples Before they’re allowed to be free ? Avant qu’il leur soit permis d’être libres ?
Yes, ‘n’ how many times can a man turn his head, Oui, et combien de fois un homme peut-il tourner la tête Pretending he just doesn’t see ? En prétendant qu’il ne voit rien ? ».

Ce feu nous réchauffait comme il nous embrasait.


« How many times must a man look up Combien de fois un homme doit-il regarder en l’air
Before he can see the sky ? Avant de voir le ciel ? Yes, ‘n’ how many ears must one man have Oui, et combien d’oreilles doit avoir un seul homme Before he can hear people cry ?
Avant de pouvoir entendre pleurer les gens ? Yes, ‘n’ how many deaths will it take till he knows Oui, et combien faut-il de morts pour qu’il comprenne That too many people have died ? Que beaucoup trop de gens sont morts ? » (*)

Je levais les yeux, je contemplais le ciel bleu… Combien de temps encore… C’était l’heure… Ce n’était pas l’heure… Y-avait-il assez de morts ?… Pas encore ? … Le vent avait cessé de souffler, personne ne l’avait écouté. Je t’entendais pleurer. La montagne était noyée. Flottaient un dernier drapeau, une colombe perdue. Les pauvres, les affamés, les malades, les sans-dents traînaient leur boulet au pied. Les canons résonnaient sur les vestiges de l’amour. Je rêvais de m’endormir près de toi, Emma, sur un sable doré d’étoiles mais le match n’était pas fini. Trompe était jaloux de mon Nobel. La réponse était dans le vent…

Thierry Rousse,

Nantes,

Mercredi 4 novembre 2020.

(*)Bob Dylan, « Blowin’in the Wind »

« Livingston » en période de confinement

Il était vingt heures quarante, je rejoignais ma chère Mémé Zanine.

J’étais plutôt heureux de ma journée malgré un réveil tardif vers 8 heures du matin. Cette nuit avait encore été agitée d’effroyables actualités : un attentat à Vienne, quatre morts, un homme et une femme âgés, un jeune passant, une serveuse, et quinze personnes hospitalisées dont trois dans un état critique. L’attentat avait été revendiqué, de nouveau, un attentat islamiste. Le groupe annonçait fièrement son acte barbare et son auteur, un «soldat du califat ». Ces fanatiques avaient bel et bien décidé de nous faire la guerre. Qu’attendaient-ils ? Une riposte ? Une déclaration officielle de guerre ? Connaissaient-ils la beauté, la douceur de la vie ?

Je travaillais à ma table près de la fenêtre donnant sur le jardin partagé encore luxuriant. La forêt de bambous, l’olivier, le magnolia, le sapin me souriaient, les dernières petites fleurs aussi. Je commençais mon premier jardin miniature. Je pensais à une amie sexagénaire qui m’avait transmis sa passion, créer et offrir des jardins miniatures aux gens qu’on aime, C’était mieux que faire la guerre. Je relançais un futur employeur potentiel pour un poste d’animateur dans les écoles à partir de janvier. En décembre, le rôle du Père Noël m’attendait pour la troisième saison à La Baule. J’espérais qu’on ne confine pas le Père Noël, ses lutins et ses cerfs. Que resterait-il aux enfants ? Un masque à partir de six ans pour rêver à une vie sans masque ? Une infirmière témoignait sur BFMTV :  Si, aujourd’hui, nous en sommes là, c’est le résultat de vingt années de politique d’austérité envers l’hôpital, suppression de cinq mille lits, devoir de rentabilisation … Le personnel soignant n’en pouvait plus. Comment tous ces décideurs politiques avaient pu rendre les conditions de travail inhumaines à des soignant-e-s se devant apporter humanité à des malades qui en avaient tant besoin pour guérir ? Je travaillais plusieurs heures sur un projet d’Amap artistique. Un temps d’espoir que tout redémarre. A seize heures, je m’offrais une pause « crêpes ». J’allais devenir le pro de la crêpe bretonne ! J’offrais une crêpe à ma propriétaire, nous échangions quelques mots sur l’avenir du monde et des crêpes. 36 330 nouveaux cas rapportés en 24 heures. La nouvelle vague déferlait. Je ne la voyais pas, réfugié, à l’abri pour un jour, au-moins. Demain, le monde m’attendait. Deux mains offertes à un mètre de distance, peut-être plus, j’appréhendais dès lors chaque sortie. Je songeais à devenir scaphandrier. J’optais pour la liberté au fond des océans, un voyage à vingt mille lieux sous les mers à la quête de Jules Verne. Les débats, à la surface, s’enflammaient. Pour ou contre la fermeture des commerces de proximité ? Pour ou contre l’interdiction de vente des produits non-essentiels dans les grandes surfaces ? Dès lors, ils ne seraient plus accessibles à la vente dans ces temples de la consommation par souci d’égalité avec les petits commerces fermés. J’avais repéré deux DVD lors de mon dernier passage à la Fnac, « Un homme pressé » et « Le goût des merveilles », il me faudrait attendre dès lors notre deuxième libération. Une chance, j’aimais revoir mes anciens DVD. Une autre chance, il me restait des livres que je n’avais pas lus ou que j’aimais relire comme « Jonathan Livingston le goéland ».

Lui, Livingston, avait choisi une autre destinée dans sa vie. Tous ses camarades n’avaient de cesse de « quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser » . Seul comptait le but de manger. Lui, Livingston voulait voler, explorer ses capacités, tout ce que la nature lui avait offert de potentialités, aller, jusqu’au bout de ses limites, peut-être. Ce n’était pas du goût de ses semblables, qui peu à peu, prenaient ses distances avec lui, lui reprochaient son attitude. Voler par-dessus tout. Oser prendre son envol. L’écran de mon ordinateur se brouillait. Cet ordinateur portatif acheté en Suisse à l’époque de ma convalescence d’une pneumonie n’était plus très jeune. Par grâce, l’écran de nouveau était net et je pouvais continuer à écrire. Continuer à poser des mots sur un monde qui se disloquait de toutes parts. Les mots pouvaient encore nous relier les uns aux autres. Parfois, nous élever, nous émerveiller, nous enlacer, nous faire sourire, parfois nous tuer. « Maman, cela m’est égal de n’avoir que la plume et les os. Ce que je veux, c’est savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire dans les airs, un point c’est tout. Et je ne désire pas autre chose ». « N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger ! », lui répondit son père. Le père de Livingston ramenait son fiston à la réalité pendant que lui, rêvait de liberté. « Savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire … ». Simon et Garfunkel chantaient sur Fip l’une de leurs si tendres chansons que j’aimais tant : « Homeward Bound », rentrer chez moi… « Je voudrais bien rentrer chez moi, chez moi vers où s’échappent mes pensées, chez moi où ma musique joue, chez moi où mon amour s’est allongée et attend en silence mon retour »**

Entre apprendre à voler et rentrer chez moi, mon coeur balançait, écartelé entre sa soif de liberté et son besoin de sécurité … Je relisais « Livingston » en période de confinement. Il y avait bien ces autres titres de Richard Bach qui m’attiraient, « Un pont sur l’infini », « Un cadeau du ciel », « Vole avec moi », mais, là, les librairies étaient fermées, et je ne pouvais plus acheter de livres, il me faudrait attendre, apprendre la frustration d’un désir inassouvi …

Thierry Rousse,

Nantes

Mardi 3 novembre 2020

  • * « Jonathan Livingston le goéland » de Richard Bach, Editions J’ai lu

  • ** «  Homeward Bound » Simon and Garfunkel

De l’essentiel et des livres

 

L’état de fait de la fermeture des commerces de proximité et du maintien de l’ouverture des grands centres commerciaux posait un problème métaphysique : qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui n’est pas essentiel ? Au milieu de ce débat public fort animé entre commerçants, acteurs politiques, consommateurs, chacun donnant de sa voix, de ses pleurs, de son autorité, de son réalisme, de sa passion, je m’interrogeais : qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ?

Avoir un toit, être au chaud, me laver, dormir, manger ce qui est bon pour ma santé, cuisiner des aliments sains de proximité, revêtir des vêtements et les laver, prendre l’air chaque jour, m’émerveiller des feuilles rougeâtres des arbres, écouter des musiques, des chansons, regarder des films, lire, écrire, être soigné si je tombe malade. N’avais-je rien oublier ? Rendre visite à mon papa à l’Ehpad, appeler ma famille, mes ami-e-s. Rien d’autre ? Aimer et me sentir aimé, sans doute. L’essentiel commençait peut-être ici, à la croisée de mes pensées, aimer et me sentir aimé.

J’avais rejoint ma chère Mémé Zanine, mon refuge en période de confinement. Etre confiné devenait une habitude. Je grimpais à mon échelle sous les globes de l’univers. Fip et toutes sortes de musiques que je me plaisais à ré-écouter accompagnaient mes journées. Je prenais conscience que l’essentiel avait un coût : payer mon loyer, mes assurances, mes courses, ma mutuelle, la laverie, le téléphone portable, le téléphone fixe, l’accès à internet, l’assurance de ma voiture qui m’était indispensable pour accéder à certains emplois, l’entretien et les réparations de ma voiture… Les chiffres s’additionnaient. N’avais-je rien oublier ? Epargner comme l’écureuil, oui, épargner pour régler ma taxe d’habitation, mon coiffeur une fois par trimestre, épargner pour acheter de nouvelles chaussures et de nouveaux vêtements à la saison hivernale et à la saison estivale, ces biens essentiels qui m’identifiaient au regard de mes semblables s’usaient avec le temps bien que j’y prenais le plus grand soin depuis que mes revenus avaient chuté. Et quoi d’autre ? J’équilibrais à ma peine mes deux colonnes, revenus d’emplois divers et charges citées. Il me restait un infime budget pour mes loisirs : une sortie mensuelle au restaurant, une sortie mensuelle dans un café culturel, un théâtre ou un cinéma, un livre ou un CD ou un DVD par mois. Je devais faire des choix, réfléchir : quels plaisirs m’offrirais-je ce mois-ci ? Les vacances, je n’y songeais plus. Une escapade au Lac du Jaunay, à Brocéliande ou sur les côtes bretonnes, lorsque je décrochais un beau contrat, était la cerise sur le gâteau. J’avais la chance de vivre à Nantes au coeur de ses destinations idylliques. Plus loin, la Provence, les Pyrénées, Barcelone, l’Andalousie, l’Italie, j’en rêvais, ou, je me souvenais de mes tendres vacances. Le confinement réglait une part de mes frustrations : les restaurants, les cafés culturels, les cinémas, les théâtres étaient fermés, mes déplacements limités à un kilomètre autour de ma maison. Les livres, les CD, les DVD n’étaient pas considérés comme des biens essentiels. Il me restait le travail, une valeur essentielle, précieuse à notre Grand Chef. Travailler, c’était facile. Une grande partie de mon temps était consacré au travail, du ménage à la vaisselle, du linge au rangement, de la recherche de contrats au montage de projets, de l’écriture aux répétitions… Travailler et gagner de l’argent de mon travail était bien plus difficile. Certes il y avait tous ces boulots mal payés, peu valorisés, ces boulots où j ‘exposais ma vie, ces boulots où je pouvais tirer un trait sur ma vie personnelle, tous ces boulots qui généraient du stress, des tensions et m’éloignaient peu à peu de ceux et celles qui auraient pu m’aimer. Tous ces boulots me souriaient et m’attiraient vers leurs filets sous la bénédiction du Grand Chef. « -Les maques, Lieutenant ! ». Tout le monde en portait à présent. L’industrie du masque se portait à merveille. Même isolé au milieu d’un jardin public, je voyais cet homme, cette femme porter un masque. Sans doute le petit virus volait dans l’air, s’immisçait dans les moindres recoins de liberté. Sans doute, ou, la pensée avait oublié de penser. J’étouffais derrière ce masque. Mon travail était fini, quoique … Cuisiner, mettre la table, c’était aussi travailler … Le travail pouvait rimer avec plaisir, même, avec amour. Je dialoguais avec ma fourchette, je séduisais mon verre, je dansais avec mon assiette.

Qu’est-ce qui faisait l’essentiel de ma soirée ? Mes livres m’attendaient en haut, chez Mémé Zanine. Des livres que je n’avais pas encore lus, ou, des livres que j’aimais relire. Il y avait : « Choisir de ralentir », « Cupidon a des ailes en carton », « Osez le grand amour », « Jonathan Livingston le goéland », les Guides du Routard, « La Normandie », « La Bretagne Nord », « L’Irlande »… Quel livre ouvrirais-je à la tombée de la nuit ? Quel livre continuerais-je de suivre ? J’aimais naviguer de l’un à l’autre, chaque mot se faisait écho et brillait au coeur de mes songes, m’ouvraient des chemins inconnus. De nouvelles questions surgissaient, des réponses parfois, un nouvel horizon peut-être, au lointain, un but à ma vie scintillait, je traverserais l’océan jusqu’à des terres sauvages, des terres où il faisait bon vivre à la chaleur d’un amour, ou, d’une amitié, deux verres qui se croisaient et parlaient le langage du coeur. Fip consacrait sa soirée à la République. Des artistes la chantaient. Un hommage au professeur décapité. Les voix d’Abd al Malik, de Louis Chédid, de Grand Corps Malade vibraient tout le long de mon corps ému : « Liberté, égalité, fraternité … ». Il me fallait redonner un sens à ces mots, une réalité. «  – Grand Chef, qu’est-ce qui est essentiel à ma vie ? – Mon Lieutenant vous le dira ».

J’ouvrais mon Petit Larousse de Poche…

Essentiel : « 1- Relatif à l’essence d’un être ou d’une chose. 2 – Indispensable, fondamental. Le point capital. L’indispensable. La plus grande partie.

Livingston me plaisait bien.

Nantes,

Lundi 2 novembre 2020