Un cube de 2 mètres carré

Un cube de deux mètres carré

 

Mercredi 6 mai 2020, Nantes, J-5.

J moins cinq, une main, il me restait une main, cinq jours, cinq doigts, j’y étais. Ma main gauche, doigt après doigt s’ouvrirait comme une rose qui allait éclore. Une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui avait traversé la guerre à l’abri. Une nouvelle vie bien éloignée de toutes ces vies qui avaient lutté, qui s’étaient battues, qui étaient tombées, qui avaient pleuré et pleureraient encore leurs proches disparus. J’étais une vie ordinaire promue à un soleil renaissant. Je regardais le Grand Chef. J’écoutais le Grand Chef.  Le Grand Chef avait changé. Son arrogance, quand il jugeait le petit peuple de haut de sa montagne, semblait à tout jamais effacée. Le Grand Chef avait descendu le chemin de l’humilité, pris conscience de la grandeur des petits dans la vallée des souffrances. Chemise blanche, manches retroussées, après avoir écouté les représentants de la Culture, de ses mains ouvertes, déterminées, le Grand Chef sauvait du trou noir les artistes. Il leur offrait une année blanche, une année blanche comme sa chemise, une trêve, une paix. Les droits des intermittents seraient reconduits d’office pour un an. Un trampoline pour rebondir. Le Grand Chef reconnaissait tout leur travail qui ne se résumait pas aux quarante deux cachets obtenus dans l’année. Le Grand Chef admirait les efforts au quotidien de ces jardiniers assidus à la tâche pour faire éclore ces quarante deux roses. Je me réjouissais pour tous mes amis artistes intermittents connus et inconnus. J’ignorais quel était le sort des autres, ceux qui n’avaient pas le nombre de cachets suffisant pour bénéficier de ce privilège. J’en faisais partie. Devrais-je renoncer à mes rêves ? Laisser le champ libre à ceux qui avaient réussi ? Accepter la loi de la sélection naturelle ? Chercher un autre emploi ? Marcher à côté de cette fabuleuse famille ? Une famille parfois belle, accueillante, généreuse, animée de l’esprit du partage, des rencontres, des échanges, des collaborations, fidèle à l’essence même des arts vivants, toutes disciplines confondues. Une famille parfois méprisante,  imbue d’elle-même, n’aimant que se regarder, trahissant la raison même de son art pour exister et survivre. Ma direction était choisie. Je retournais vers ce qui m’avait amené  à prendre ce chemin. Le Grand Chef nous appelait à réfléchir à une autre forme de Culture, plus proche des gens sans doute. Une distanciation qui réinventerait la proximité. Le Grand Chef avait envie de soutenir les petits. Que lui arrivait-il ? Le Grand Chef ? Une conversion soudaine sur le chemin de Compostelle ? Le Grand Chef, pour la première fois, m’épatait. Était-il sincère ? Pouvais-je croire en ses paroles ? Entre les deux camps, j’avais toujours choisi celui des petits, un cube de quatre mètres carrés.

Dans ce cube, j’y logeais mon théâtre, j’y accueillais mes compagnons, Pierrot et Amélie. C’était un théâtre miniature pour les enfants, quinze enfants, c’était la jauge maximum. Je le jouais là où on voulait bien de moi, dans la rue, une bibliothèque de village, un restaurant familial, un festival. Les enfants étaient captivés et non captifs, certains grands aussi, d’autres voulaient l’agrandir, d’autres encore, l’ignoraient. J’avais eu le bonheur de le jouer sous un chapiteau, après une semaine de création avec mes amis circassiens, « Les Croqueurs de Pavés », une magnifique école des arts du cirque et de la rue dirigée par Dédé, Christiane et Lili, ma famille artistique de cœur. J’aimais cette simplicité des rencontres, cet art à la fois exigeant et accessible à tous. Des heures de travail qui trouvaient leur récompense auprès d’un public, dans un esprit de fête, de guinguette retrouvée. Il m’était arrivé également de le jouer sur la scène d’un théâtre. J’invitais les spectateurs à monter sur les planches autour de Pierrot et d’Amélie. Dans ce cube, nous étions sur le même bateau. Fabula avait réalisé les belles planches illustrées du spectacle. Bientôt, j’accueillerais deux autres compagnons de route, Christophe, et son accordéon. Bientôt, quand le glas fut sonné. Plus rien. Mon dernier contrat avait été annulé les jours suivant l’annonce du confinement. Ma Valise-Théâtre restait fermée. Quand l’ouvrirais-je ? Certes, j’aurais pu filmer Pierrot et Amélie. Je n’avais pas ce genre de caméra adaptée pour un « chat live ».  Et puis… Jouer devant un objectif n’avait pas la saveur d’un regard, d’un sourire, d’un mot, d’un rire, là, présents. Le Grand Chef comptait sur l’imagination des artistes pour aller dans les écoles réinventer la Culture. Comptait-il sur Pierrot, Amélie et tous me amis artistes ? Peut-être ? La vie reprendrait… Un jour, j’ouvrirais ma valise, je déplacerais les chaises dans l’école, un beau cercle se formerait, le Grand Chef s’éclipserait… « A nous de jouer, les amis, Saltimbanques ! »

Cube (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Parallélépipède à six faces carrées égales ; objet ayant cette forme : jouer avec des cubes. 2 – MATH Produit de trois nombres égaux. Adj. Qui indique la mesure d’un volume : mètre cube.

Cube (Le Petit Rousse de Poche) : un cercle à reformer.

 

La Culture serait ouverte le 11 mai 2020 !

 

Thierry Rousse, Nantes,  mercredi 6 mai 2020.

28ème récit, J- 5 de ConfiNez

Etre libre?

 

Mardi 5 mai 2020, Nantes, J-6.

J moins Six. Mon dernier doigt de la main droite. Il me resterait demain les cinq doigts de la main gauche pour dire « Au revoir mes ConfiNez ! ». Ce mardi 5 mai 2020 était un grand jour. J’avais obtenu l’autorisation de rendre visite à mon Papa à  l’Ehpad « Beauséjour » le mardi 5 mai 2020.  Le rendez-vous était fixé à 16 heures. Première fois que je sortais du périmètre bien au-delà des mille pas quotidiens. Je devais me rendre de l’autre côté de la Loire au nord de Nantes. Qu’allais-je découvrir ? Retrouverais-je ma ville comme je l’avais quittée le 13 mars 2020 ? Les ponts étaient bien là, la Loire et ses deux bras, son île et son Centre Commercial Beaulieu pas beau du tout, Le Lieu Unique et ses p’tits Lus, le Château et sa bien-aimée Duchesse Anne, la Cathédrale et son trésor, l’Erdre et ses airs de jazz, les bateaux immobiles accrochés à une note, le Marché Talensac et ses étals, la Place Viarme et son Tramway, tout était bien là, moins les gens. Les gens, il y en avait un peu plus dans le Tramway, des gens, à Commerce, à Beauséjour, la plupart d’origine africaine, les gens. Sans doute, était-ce dans leurs habitudes de sortir ? De palabrer ? De jouer ? Peut-être souffraient-ils, ces gens d’Afrique, d’être enfermés dans leurs cités ? J’ignorais… De longues queues devant les Tabacs, des cabas bien remplis défilaient sous mes yeux. Peu de gens masqués, peu de distances respectées. L’arrogance d’affirmer notre liberté ? La nonchalance ? L’insouciance ? L’égoïsme ? « Cela n’arrivera qu’aux autres, je suis invincible ! ». Ou bien, l’ignorance ? Ou bien, tout simplement : « Insupportable à porter ce masque ! De quoi ai-je l’air ? Comment parler ? Comment respirer avec tout ça ? Comment plaire à une femme ? ». Je découvrais enfin le vrai monde, ce monde que je voyais depuis bientôt deux mois derrière l’écran de mon Smarphone. Quelques commerces commençaient à ouvrir. Le gérant s’activait à nettoyer le bien de toute sa vie. Les cafés, eux, étaient fermés, des grilles pour les uns, des rideaux noirs flottant au vent pour les autres, ces cafés qui gardaient la porte ouverte, sans doute pour laisser rentrer l’air… Les commerces de première nécessité, naturellement, étaient ouverts : un caviste, une quincaillerie, une supérette de produits congelés…  Après mon voyage en Busway, je m’autorisais une marche depuis la place Foch. Je traversais l’esplanade déserte du Maréchal, j’enjambais l’Erdre tendre à mon coeur, je longeais le Marché Talensac jusqu’à la Place Viarme, rejoignant le Tramway. Une enfant ne voulait plus rentrer, s’amusant à sauter d’une estrade. « Viens, allons voir ce qu’il y a plus loin, ma Chérie » lui disait son papa. La petite fille ne semblait guère convaincue. On ne pouvait pas mentir aux enfants. Plus loin, c’était pareil qu’ici, que du bitume. Tous les jeux de plein air, tous les jardins, toutes les promenades, des bords de l’Erdre aux bords de Sèvre, étaient interdits. Interdits tous ces lieux où on pouvait respirer et s’évader. Tout était conçu pour nous ramener à cette tragique réalité : la plus vaste prison que l’Homme n’ait jamais inventée. Je ne retrouvais plus ce Nantes foisonnant de vie, de jeunesse aux terrasses des brasseries, ce Nantes de la culture, de la fête à tous les coins de rues. Qu’importe, en ce jour, je rendais visite à mon Papa. J’attendais sagement l’heure devant l’établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes « Beauséjour ». A 16 heures précises, le personnel hospitalier m’accueillait avec beaucoup de délicatesse, de gentillesse. Je me sentais attendu. Non, je ne rentrerais pas par l’entrée principale habituelle. Un jeune agent hospitalier masqué, fort aimable, m’accompagnait au sous-sol de l’établissement. Une salle était aménagée avec toutes les précautions requises. Lavage des mains, prise de la température, port du masque, signature du registre des visites. Une jeune agente hospitalière masquée, elle aussi, aux yeux ravissants, conduisait mon Papa. Mon Papa était également masqué. Une palissade vitrée nous séparait. Curieuse situation. La première fois de ma vie que je me retrouvais dans un tel contexte ressemblant à un parloir de prison. Je savais que c’était pour le bien de mon Papa, je savais que les agents hospitaliers n’y étaient pour rien, ils subissaient, eux-aussi, cet isolement.  Je pense que nous étions tous émus, tous bouleversés, tous embarrassés par ce qu’il nous arrivait, cette drôle de guerre pas vraiment drôle, ni au début, ni à la fin. La durée de la visite était limitée à trente minutes. L’agente hospitalière devait restée dans la salle. Elle se faisait discrète, attentionnée. Que se passait-il, là haut, dans les chambres ? Y-avait-il des résidents atteints du Covid-19 ? « Aucun pour le moment » me répondait l’agent hospitalier. « Quand pourrais-je organiser une sortie avec mon Papa dans ma maison ? – Nous ne savons pas. Il fait partie des personnes fragiles ». Je sentais des larmes contenues dans les yeux de cette jeune agente hospitalière étudiante. Des larmes de fatigue ? Des larmes d’émotion ? Des larmes d’amour ? La fatigue gagnait mon Papa. Je ne pouvais pas l’embrasser, que lui dire : « A ce soir, je t’appellerai ! ». Je n’avais pas le droit de photographier mon Papa. Le protocole était strict, orchestré par les Chefs de la Nation et leurs experts. Ce qui se vivait à l’intérieur de ces murs hospitalers demeurait secret. On n’en savait que ce que les personnes autorisées à parler pouvaient nous en dire. Je quittais mon Papa, espérant très vite le revoir en dehors de ce parloir.

La liberté nous avait été ôtée, pour combien de temps ?

Le Chef du Service des Urgences de l’Hôpital George Pompidou expliquait sur BFMTV que cette privation de liberté avait dû être décrétée suite au manque de tests, de masques… « Les tests ! Les masques ! Adjudant ! ». L’Adjudant avait bon dos, l’Adjudant. L’Adjudant, épuisé de courir, faisait ce qu’il pouvait l’Adjudant  pour sauver des vies. « Vous toussez, Adjudant ? ». Le Grand Chef, aujourd’hui, était à l’école. Une maîtresse masquée. Six élèves bien sages isolés à leur table. « Qui est-ce, madame ? ». Les élèves n’avaient pas reconnu le Grand Chef. Il prit son masque, le baissa : « Coucou, c’est moi, Zorro ! ». Le Grand Chef était là au milieu de la classe et l’école était sauvée. Tous au travail le onze mai ! « Je suis le bon sens » chantait le Grand Chef.  « Suivez-moi, à la queue leu-leu, un mètre l’un derrière l’autre, et tout le monde se marre ! ». Le Grand Chef était un bon animateur. Il aurait pu être la maîtresse de l’école, le Grand Chef. Le Grand Chef quittait son masque autoritaire pour un visage de bon père de famille. Un père rassurant qui posait le cadre. De l’ordre, de l’organisation, rien de tel pour nous détendre. Tout irait bien, Madame la Marquise ! Le Grand Chef avait juste commis une erreur : ôter son masque par le bas en le touchant. Cet acte était formellement interdit par la loi. Le masque se retirait par les élastiques. Le Grand Chef venait de recevoir un zéro pointé de la maîtresse. Il était puni, au coin, le Grand Chef ! Les Grands devaient montrer l’exemple aux Petits, c’était écrit sur le fronton de la République. Mon masque en tissu blanc, je venais de le recevoir, ce matin, dans ma boite aux lettres. C’était un cadeau de Johanna. Johanna était pour nous, habitants de Nantes, une bonne maman, ou, une grande sœur prévenante. Demain, je lirais le mode d’emploi, je répéterais mon rôle de Zorro, je ne voulais pas me retrouver avec un zéro pointé, puni au coin comme le Grand Chef qui venait de perdre son rôle.

Etre libre ? Je n’avais pas répondu à la question du jour. J’échafaudais quelques pirouettes. Toute liberté était relative. Nous étions plus ou moins libres. Tout dépendait du point de vue. J’étais plus libre qu’un prisonnier dans sa cellule. J’étais moins libre qu’un oiseau dans un ciel sans chasseur. J’étais prisonnier de mon corps si je pensais que mon corps était une prison. Si je considérais mon corps comme un oiseau, mon esprit pouvait s’envoler et se sentir libre, pourvu qu’il n’y eût point de chasseur. Mais, à être trop libre, je n’étais plus libre. Toute contrainte déclenchait ma soif de liberté. Sans son contraire, la liberté n’existait pas.

« La liberté désigne ici l’aptitude à dépasser, généralement à travers une situation de crise, le poids des aliénations qui conditionnent nos automatismes et nos habitudes. Elle brise les cercles vicieux. Elle appelle imagination et créativité. Elle rend brusquement crédibles à nos yeux étonnés de nouveaux modèles de comportements individuels ou collectifs. Elle pousse nos destinées au-delà des frontières que leur assignent les systèmes, et débouche sur un futur ouvert. Elle dépasse les fausses alternatives dans lesquelles les sociétés piétinent et s’emprisonnent. Bref, elle étend à l’infini, dans un mouvement d’intériorité et d’approfondissement, le champ du possible ». (*)

Libre (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Qui peut venir et aller venir à sa guise, qui n’est pas prisonnier : l’accusé est libre. 2- Qui a le pouvoir d’agir, de se déterminer à sa guise : vous êtes libre de refuser. 3- Qui ne subit pas de domination, qui jouit de la liberté politique : pays libre. 4- Qui est sans contrainte, sans souci des règles : on est libre dans cette maison. 5- Qui n’est pas lié par un engagement : je suis libre ce soir. 6- Qui n’est pas occupé, retenu : le taxi est libre ; Qui n’est pas limité par une autorité, une règle : presse libre ; libre de tout préjugé. Ecole libre : qui ne relève pas de l’enseignement public. Temps libre : dont on peut disposer à sa guise.

Libre (Le Petit Rousse de Poche) : épris d’un élan infini.

Des gens, il y avait aussi, assis sur le bitume, des personnes sans domicile. Qui était libre ? Qui ne l’était pas ? Entouré de murs visibles et invisibles ?

Thierry Rousse, Nantes,  mardi 5 mai 2020.

27ème récit, J- 6 de ConfiNez

(*) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes », Poche Marabout.

L’objectif du jour

 

Lundi 4 mai 2020, Nantes, J-7.

Le journaliste de BFMTV était détendu ce soir, il  plaisantait avec sa charmante collègue qui annonçait la météo. « Il a fait chaud dans le sud aujourd’hui » lui faisait-il remarquer en souriant. A quoi pensait-il en disant cette phrase ? A ce que tout le monde pensait ? Sortir, inviter ses copains-copines,  se baigner, prendre un apéritif en terrasse, danser, s’enlacer ? S’embrasser, enfin ! La Libération dans sept jours prenait cet air de fête. Le Grand Chef avait pris le micro cet après-midi. Tout se ferait dans le calme, de manière organisée. « La vie avec le virus » nous accueillait. Cette nouvelle vie avec le virus était un bon remède à la solitude. Vivre avec le virus, apprendre à le connaître, lui parler. « Comment vas-tu, mon virus ? Tu es gentil, promis ? De quoi as-tu envie aujourd’hui ? Que je t’emmène à l’école ? A la boulangerie ? Au restaurant ? Dans un jardin ? Au théâtre ? Non, le théâtre est fermé. C’est bon, pleure pas ! Je vais t’acheter une voiture toute neuve ! ». Il faudrait faire preuve d’imagination pour satisfaire les caprices du virus. « Quel masque veux-tu ? Le blanc ? Le noir ? L’arlequin ? L’arc-en-ciel ? Celui avec des têtes de morts ? ». Je prenais de l’avance. Je m’habituais à ce colocataire qui s’invitait chez moi. « Bien, mon pote le Virus, maintenant que je dois vivre avec toi, ce serait bien que tu participes aux frais : le loyer, la nourriture, l’eau, le gaz… ». Aujourd’hui, j’étais parti chercher pour lui ma nouvelle bouteille de gaz, tout au bout de la large route de Clisson, à la Station Service de l’Hypermarché Auchan. Hélas, il n’y avait que là que je pouvais en trouver une, bouteille de gaz. J’avais dû prendre le bus. Il y a bien longtemps, presque deux mois que je n’avais pas pris le bus. Je redécouvrais ce monde étrange et fabuleux. Nous étions peu nombreux dans le long Busway fabriqué en Suisse. Quatre passagers éloignés les uns des autres et s’observant. Un monde bien sage, taciturne, attentif au moindre rapprochement intempestif. Le conducteur était isolé dans sa cabine et ne craignait rien, hormis son volant. De l’Arrêt à la Station Essence, il me restait un bon mille, tirant mon chariot avec ma bouteille de gaz vide. « Posez-le devant ! » me dit la caissière dans sa cage de verre. « Reculez ! ». Je restais à trois mètres de ma bouteille posée devant la réserve grillagée des bouteilles. La caissière masquée sortit, prit ma bouteille, la fit disparaître et ressortit, victorieuse, avec une nouvelle bouteille qu’elle posait à la place de l’ancienne bouteille. En un éclair, elle regagnait sa cage de verre, dans une solitude infinie. « Uniquement par carte bleue !». Docilement, je me soumettais à ses ordres. Je m’en allais tirant mon chariot avec ma nouvelle bouteille de gaz, fier, un peu plus lourde, certes, ma bouteille. Les mesures de distanciation avaient été respectées et le contact avait été plutôt politiquement correct. Les voitures s’accumulaient sur le parking de l’Hypermarché Auchan. Un Auchan qui n’avait aucunement l’air d’un champ que son nom illusoire. Le bus tardait à venir. Je décidais de marcher le long de cette large route de Clisson, bruyante, laide qui sentait le retour d’une civilisation inconsciente. La chaleur était lourde comme ma bouteille, prête à exploser. Enfin, je retrouvais ma maison et un jardin luxuriant. Un cœur rouge s’affichait sur l’écran de mon Smartphone : « Alerte Santé. 10 000 pas. Vous avez atteint votre objectif du jour ». Il était 14 heures 02, j’étais arrivé chez moi, la bouteille de gaz n’avait pas explosé, et j’avais atteint mon objectif du jour. Je me sentais heureux, comblé de cette bonne nouvelle. Ainsi, la vie se résumait à cet objectif quotidien : 10 000 pas. Il était 14 heures 02. Que pouvais-je faire à présent de ma journée si j’avais déjà atteint mon objectif du jour ? Tout ne pourrait être que banalités, vanités. Je n’avais plus d’objectif, puisque je l’avais atteint, puisqu’une personne que je ne connaissais pas m’avait écrit à 14 heures 02 : « Votre objectif du jour est atteint ». Je grimpais dans ma niche, et, banalement, je postulais pour un emploi : « Aide à domicile ». Le site s’appelait « Cœur » et ce nom me plaisait, « cœur ». Un coup de cœur, peut-être, vain ? Chercher un emploi était un emploi à plein temps. Il ne me restait guère plus de temps pour trouver un emploi. Mon esprit était parfois distrait. Je pensais à Océane que j’avais rencontrée à distance, car toute rencontre, à présent, se faisait à distance. Océane vivait à Hawaï et diffusait de merveilleuses vidéos sur Facebook. Son sourire, son regard, l’océan, le ciel, tout resplendissait et vibrait en elle. Océane promulguait des soins à distances. Pouvoir être si éloignés et si proches, l’un de l’autre, me fascinait. Comment pouvait-on soigner à distance ? Océane me répondait par de jolis cœurs et j’y croyais. Nos pensées, dans le ciel, vibraient à l’unisson. Océane nous rassemblait à des milliers et des milliers de pas à vol d’oiseaux. Quelle idée géniale ! Nous formions une communauté, la communauté d’Hawaï. Hawaï… Où pouvait bien se trouver Hawaï ? De vague mémoire de leçons de géographie, Hawaï était une île au milieu de l’océan Pacifique entre l’Amérique et le Continent asiatique. Je comblais mes lacunes grâce à ma copine Google : «  Hawaï est un archipel volcanique isolé dans le Pacifique central. Ses îles sont réputées pour leurs paysages accidentés composés de falaises, de chutes d’eau, de forêt tropicale et de plages dont le sable arbore des teintes dorées, rouges, noires, voire vertes ». Isolés, nous étions, chaque être, isolé, et grâce aux vibrations, nous étions ensemble. « Où sont les masques, Adjudant ? – Dans les Hypermarchés, Grand Chef ! – Vous auriez dû me le dire le premier jour, Adjudant ! ». Les Hypermarchés avait attendu le jour de La Libération pour vendre les masques dont tout le monde avait besoin pour survivre en temps guerre. Les Hypermarchés aimaient bien jouer des farces au petit peuple. La reprise de la vie économique était rapide et le Chef de l’Intérieur jubilait. Devant cette farce tragique, j’avais besoin des yeux souriant d’Océane pour imaginer un autre monde, plus beau, sans doute. Ses messages vibraient dans le volcan de mon cœur comme les vagues d’un soupir aimant : « Vibrer ton intensité est le plus beau cadeau que tu peux offrir à toi et au monde. With love, Océane ».

A ses paroles, rien, je n’avais envie d’ajouter rien, rien qu’un silence profond, vibrant de toutes les âmes du ciel.

Objectif (Le Petit Larousse de Poche) : 1- But à atteindre. 2- PHOT Système optique permettant de former l’image sur un support sensible.

Objectif (Le Petit Rousse de Poche) : Invisible Amour qui nous relie.

Idir venait de nous quitter et ses chansons vibraient dans le premier soupir de ma nouvelle vie.

« A new life with Love »

 

Thierry Rousse, Nantes,  lundi 4 mai 2020.

26ème récit, J- 7 de ConfiNez

Un dimanche entre Coucou et Rien

 

Dimanche 3 mai 2020, Nantes, J-8.

Huit jours, plus que huit jours. Le décompte sur une main. Je soufflais. Bientôt, je sortirais, au-delà des mille pas, sans autorisation à remplir. Juste un masque à porter pour prendre le bus, le tramway et faire mes courses. Le mètre de distance avec mes semblables qui devenait une habitude. Je n’avais pas vécu le plus dur. Le plus dur de cette guerre revenait aux premières lignes, aux deuxièmes lignes, aux victimes, et à toutes les troisièmes lignes qui vivaient dans d’étroits logements au cœur de cités de béton. C’est ce qui me guettait, l’une de ces tours de béton Habitation à Loyer Modéré. Ma propriétaire envisageait de vendre la jolie maison où je vivais, dont la fenêtre donnait sur un jardin luxuriant. J’étais malade à la pensée de devoir quitter ce Paradis. Le Coucou me réveillait, en ce dimanche matin, de son joli chant à 9 heures précisément: « Coucou ! ». Il m’appelait à le rejoindre. C’était à 18 heures précisément que, de nouveau, je l’entendis chanter : « Coucou ! ». L’oiseau invisible clôturait ma journée, me disant : « Il est l’heure que tu écrives ». J’avais pris cette habitude, depuis le confinement écrire entre 17 heures 30 et 19 heures 30. Aujourd’hui, aucun sujet n’était venu à mon esprit. J’avais fait le choix de ne pas écouter en ce dimanche BFMTV. Le temps m’apparaissait soudain si calme, comme si la guerre n’avait jamais existé. Un temps infini comme ce ciel blanc. Quelques gouttes ce matin à l’heure de ma promenade. Et, puis le silence, savourer l’instant, savourer le rien. Le rien, existait-il ? S’il n’était rien, comment pouvait-il exister ? Et pourtant, on le nommait, le « Rien ». Si on le nommait, c’est qu’il existait le « rien », donc qu’il n’était plus « rien » le « rien » mais bien quelque chose. Cette chose impalpable qui existait sans pouvoir la toucher, l’embrasser, cette chose du « rien ». Mon « rien » commençait par le ménage quotidien. Mon « rien » continuait par un bol de Chicorée accompagné de deux croissants. Mon « rien » se poursuivait par une promenade jusqu’au port de la Morinière. Mon « rien » à midi se résumait à dix-huit pommes de terre Dauphine. Mon « rien » se glissait sous sa couette blanche. Mon « rien » appelait mon Papa. Mon « rien » lisait « L’Humanité Dimanche ». Mon « rien » prenait des notes sur son petit carnet rose : « La crise sanitaire met en évidence l’échec d’un modèle de développement basé sur l’hyper mobilité des personnes et des produits, la mise en concurrence des travailleurs, le pillage des ressources naturelles, la désarticulation des systèmes productifs »(1).  Mon « rien » découvrait que cette course au profit n’était pas rien. Mon « rien » aspirait à retrouver son « rien », un coin de nature. J’ouvrais « La vie sociale des plantes » là où je l’avais laissée, la veille au soir, page 183. Le titre du paragraphe était  « Les plantes et la guerre conventionnelle ». Décidément, la guerre était partout, même chez les plantes : « Les différents types de guerre chimique entre êtres vivants se résument toujours à des phénomènes d’empoisonnement à distance, empoisonnement dû à l’émission par une plante d’une substance toxique » (2) .Cette nouvelle m’attristait, moi qui voyais la nature si paisible. Le Coucou préparait-il une attaque contre mon « rien » ? C’était une araignée que je vis sur le carrelage de ma maison. Doucement, je l’invitais, à prendre l’air. L’araignée semblait craintive, inoffensive, fragile . Était-ce cette araignée qui tissait de jolies toiles dans ma maison, et m’offrait, en cadeaux, ses chefs d’œuvre ? Une artiste intermittente, si douée et discrète. Je ne pouvais que l’imiter. Pourquoi l’avais-je chassée ? Avais-je peur de sa fragilité ? Etais-je jaloux de son talent ? Ce dimanche de « rien » commençait à se peupler de rencontres imprévisibles. Que faisait maintenant l’araignée dehors ? Tissait-elle un hamac entre les hautes herbes ? Et si je lui demandais de me coudre un masque résistant à l’ennui ? J’avais appris lors d’une exposition au Muséum de Nantes consacrée à cette grande Dame noire qu’il n’y avait pas plus résistant qu’une toile d’araignée. J’ouvrais ma fenêtre : « Reviens ! Où es-tu ? ». L’araignée ne me répondit pas. Je me retrouvais seul face à mon « rien ». Je révisais alors mon texte, « La ferme des animaux » de George Orwell, mise en scène par Sébastien Vuillot. La résidence de création prévue en avril 2020 sur la magnifique scène du théâtre « Horizinc » de Bouvron  avait dû être annulée. J’ignorais la date où nous pourrions reprendre le travail. Il paraissait compliqué de jouer masqué des répliques où les travers humains nous étaient dévoilés. Il ne me restait « rien » de ce dimanche que des souvenirs, des souvenirs de « dimanche », des « presque rien »…

Le dimanche était le jour du repos, le jour de la famille. Je visitais, chaque dimanche, mon Papa à l’Ehpad Beauséjour, puis, quand il pleuvait, je visitais les musées. J’organisais mon programme, tantôt au Musée des Beaux-Arts, tantôt au Muséum, tantôt au Musée du Château de notre chère Duchesse Anne. Je voyageais à travers les expositions, du monde des Araignées aux forêts d’Amazonie, des vols du Chamane à la canne de Chaplin, je nourrissais mon esprit. Quand le soleil resplendissait, je marchais, mon catalogue de jardins en main. Dix jardins, dix dimanche ensoleillés, je remplissais mes yeux et fortifiais mes pieds : Jardin des Plantes, Ile de Versailles, Procé, La Gaudinière, Parc floral de la Beaujoire, le Grand Blottereau, l’Ile de Nantes, les Oblates… Il m’en restait deux à découvrir : la Chantrerie et l’Arboretum du cimetière. J’attendrais un peu pour le cimetière. Dans ces jardins, la vie, à tout instant, me faisait « coucou ». J’y croisais des anglaises, un magnolia, un camélia, des érables, des nuages de pins, une carpe, une maison japonaise, une Nymphéa éblouissante, je sautais de rocher en rocher la rejoindre, un tulipier de Virginie, un dahlia, une bruyère, une coulée verte et des âmes qui dansaient, des châtaigniers, des chênes plusieurs fois centenaires, je me faufilais entre les allées jusqu’au torrent d’une montagne retrouvée, je longeais sa cascade, le torrent s’enrichissait de ses affluents, il était maintenant rivière, le torrent, et me menait jusqu’au large fleuve de l’Erdre, où je slalomais entre les joggeuses, les vélos et les chiens. La vie était belle au bord de l’eau. Il m’arrivait de prendre le BatoBus pour gagner l’autre rive. Au Grand Blottereau, je me retrouvais au cœur du Lubéron, tendres collines issues de vacances lointaines, à Suncheon dans une Corée inconnue, m’enfonçant au fin fond d’une forêt de bambous jusqu’à sa céleste pagode au bord de l’étang, je finissais ma traversée par le Bayou, jouant de l’harmonica et de mes rêves. Les Oblates, sur la Butte Sainte-Anne, était mon jardin secret, à l’ombre d’une abbaye, je promenais mes prières, entre les potagers et les cèdres, je me voyais ramer sur la Loire, remontant les châteaux et les siècles jusqu’en Ardèche.

A ces escapades bucoliques, depuis janvier 2020, je prenais, un dimanche par mois, la route vers Campbon, charmant village niché sur un mont de Bretagne, entre Nantes et Saint-Nazaire. C’était la première fois de ma vie que j’animais un stage « Clown » Je n’aurais jamais osé si ToTTi ne m’avait pas dit : « Vas-y ! ». « ToTTi », je l’avais rencontré grâce à Jean-Luc qui m’avait accompagné vers ce trésor enfoui. « Transmettre ce que j’avais reçu, vécu, depuis que ce Nez m’avait été offert » était la proposition de Déborah. Le pas était fait. La participation était libre. Six stagiaires, ravis, décidaient de remplir mon bonnet. Je me retrouvais, par un doux hasard, sage-femme de Clowns aussi beaux, aussi uniques et touchants les uns que les autres. Ce pécule, et bien plus, me sauvait d’une catastrophe annoncée. Malgré tous mes efforts, l’énergie et le temps que je déployais, je ne parvenais plus, ces derniers temps,  à vendre mes spectacles. Le marché était rude. Les coudes se serraient. Cette échappée, un dimanche, avait allumé une étincelle d’espoir en mon cœur. Ce dimanche 3 mai 2020, tout espoir s’éteignait. Le monde du spectacle était confiné jusqu’à nouvel ordre. Qui donnait les ordres ? Il me restait  un certain nombre de pommes Dauphine dans le compartiment Pôle Nord de mon réfrigérateur. Je n’avais plus envie de les compter, les pommes Dauphine. ToTTi dormait dans l’arbre de son coffret. Rien, ce dimanche, il n’y aurait rien, rien qu’un « Coucou » qui me ferait naître à l’instant présent.

Rien (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – (avec ne ou précédé de sans) Aucune chose : il ne fait rien ; sans rien faire. 2 – (sans ne) A une valeur négative dans des réponses ou des phrases sans phrase : à quoi penses-tu ? – à rien ; rien à l’horizon. 3- (sans ne) Quelque chose : est-il rien de plus simple ? .Cela ne fait rien : cela importe peu. Cela n’est rien : c’est peu de chose. Comme si de rien n’était : comme si la chose n’était pas arrivée. De rien : réponse polie à un remerciement. De rien, ou, de rien du tout : sans importance. Pour rien : (a) inutilement. (b) gratuitement, pour très peu d’argent. Rien que : seulement. Chose sans importance, bagatelle : un rien lui fait peur. En un rien de temps : en très peu de temps. Un rien de : un petit peu de.

Rien (Le Petit Rousse de Poche) : pour tout accueillir.

N’était-il rien de plus simple que de ne penser à rien ?

Coucou ! Coucou ! Coucou !

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 3 mai 2020.

25ème récit, J- 8 de ConfiNez

Les Anges Gardiens

 

Samedi 2 mai 2020, Nantes, J-9.

A « J moins neuf », le ciel pleurait et j’avais peine à le consoler, le ciel. Reprendrions-nous nos habitudes ? La nature avait vécu un répit, elle avait pu, enfin, respirer le bel air. Les animaux avaient retrouvé les espaces de leurs ancêtres. Les brumes des pollutions des industries, des camions, des avions, des automobiles s’étaient dissipées. Les paysages apparaissaient dans leur beauté originelle. Une méduse dansait sur l’eau émeraude des canaux de Venise. Philippe Torreton nous avait conté hier cette guerre, aussi tragique que salutaire. Mais, le ciel voyait déjà l’Homme barbu venir avec sa grosse main poilue pour mettre son doigt sur le bouton « Pause ». Il enclencherait la touche : « Continuer ». Continuer encore et toujours les mêmes erreurs. Je sentais les promesses d’un nouveau monde soufflées par le Grand Chef prendre l’allure d’un mirage, un sentiment d’humilité éphémère, une remise en question passagère. Après la catastrophe sanitaire, tous les Chefs nous annonçaient la catastrophe économique. Le tunnel semblait interminable. « Tout repose sur votre responsabilité », nous disaient les Chefs. La sortie  viendrait grâce au peuple, « nous » : être obéissants, remonter nos manches, nous sacrifier pour la Nation. La carotte d’un nouveau jour de lumière était appétissante. Mes oreilles grandissaient, et mes dents, étrangement, s’avançaient sur le dessus de ma lèvre inférieure. Magiquement, j’avais huit euros de points sur ma Carte Super U. Par miracle, je retrouvais les fameux numéros gagnants du code de ma carte Super U. Huit euros, juste ce qui correspondait à ce que je venais de poser sur le tapis roulant d’une gentille caissière derrière son plexiglas. Huit euros : des pommes de terre, un pain, des viennoiseries pour m’offrir un doux plaisir, et, « L’Humanité Dimanche ». J’aimais nourrir mon ventre et mon esprit, l’un avec l’autre. Huit euros. Je sentais la crise économique s’approcher à grands pas. Je pensais à tous les petits commerçants au bord de la faillite. Pourquoi le Grand Chef et sa Cour avaient décidé de fermer les petits commerces et de laisser ouverts les supermarchés, les supermarchés gérées par des P.D.G. et des actionnaires de multinationales milliardaires ? Les petits mourraient pendant que les grands sortaient grandis et encore plus riches de cette guerre. Je pleurais avec le ciel. Tous les deux, nous étions tristes ce matin. Mes mots avaient un goût amer de réalité. Le repas du midi fut bref. Je me replongeais sous ma couette, reprenant ma lecture de « La vie sociale des plantes, les extraordinaires capacités communautaires de la nature » de Jean-Marie Pelt. Puis, studieusement, je classais la liste de mes métiers. Mon premier classement allait dans cet ordre : « Animateur socioculturel, Auteur écrivain, Comédien, Guide-conférencier, Conteur, Marionnettiste, Metteur en scène de spectacle vivant, Professeur d’art dramatique, Formateur-animateur, Médiateur culturel, Directeur de salle de spectacles, Organisateur de spectacles, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Aide à domicile, Médiateur social, Animateur auprès de personnes âgées, Moniteur-éducateur, Educateur spécialisé, Accompagnant social de vie en structure collective, Epicier, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Crêpier, Agent de prévention et de médiation urbaine, Agent de service de restauration collectif ». J’ignorais si cette liste plairait à la Chef du Travail. Un nouveau métier venait de naître en ce jour : « Ange Gardien ». Je l’ajouterais peut-être à ma liste…

La Brigade des Anges Gardiens interviendrait au « Tracing Trois ». Le « Tracing Un » appartenait au Médecin : il testerait Albert symptomatique, puis le dénoncerait au « Tracing Deux » et recevrait quatre euros de récompense. « Allo, c’est moi,  le Médecin Quatre Euros, Madame la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, j’ai un cas positif pour vous : Albert ! ». Madame la Caisse interrogerait Albert sous les feux des projecteurs : « Qui avez-vous rencontré Albert durant vos derniers quarante huit heures ? ». Albert se tairait. « Nous avons les moyens de vous faire parler, Albert ! ». Albert finirait par accoucher : deux, trois personnes connues et une longue liste d’inconnus. C’est là que la Brigade d’Anges Gardiens sortirait ses cartes géographiques. Elle irait sur le terrain, la Brigade, rencontrer tous les inconnus qu’Albert avait croisés : « -Vous êtes les Cas-Contacts d’Albert – Enchantés ! – Nous vous demandons de vous isoler pour stopper le virus. – Bien entendu ! – Sortez immédiatement de la société et rentrez dans cet hôtel ! Nous sommes vos Anges-Gardiens – Merci, mes Anges-Gardiens ».

Bel Ange-Gardien, je rêvais de toi, un Ange qui viendrait me protéger. Je sortirais de la société retrouver l’hôtel de Dame Nature. Mon chien et mon chat au paradis. Une étoile. Jésus qui embrassait Salomée, celle qui l’avait désaltéré sur la Croix. Je suggérais au Grand Chef d’ôter le mot « Brigade ». La guerre était finie. Commençait une douce paix, une tendre attention pour les autres. Les Anges Gardiens. Les Anges nous libéraient de nos maux. Et si nous suivions ces Anges Libérateurs d’un ciel transparent ?

« Tu es le vivant poème » chantait pour nous à cette heure, 19 heures 02, Jean-Louis Aubert, du fond de son repaire.

Je suis mon vivant poème…

J’avais, peut-être, écrit trop vite ce soir. Rien ne rimait. Les mots s’affrontaient. « Nous vaincrons le virus ! » clamait le Chef de la Santé ; « La lutte est dure, la lutte est âcre » renchérissait le Chef de l’Intérieur, « il faut apprendre à vivre avec le virus ». Le Raoul, baba cool,  avait proposé à la Capitale son médicament-miracle. « Attendons les résultats de Discovery ! » répondaient les experts du Grand Chef. Nous attendions que Discovery revienne de son périple autour de la Terre. Paris n’aimait pas que Marseille lui fasse la leçon. Une rivalité de Chefs et d’accents qui nous tenaient à l’écart. Paris était fière d’être la première ville de France, ville du Savoir, et souhaitait bien le rester. L’Hexagone commençait secrètement à se diviser entre zone occupée et zone libre. J’étais un nanti, j’habitais le sud de Nantes. Un olivier devant mes yeux grandissait, se fortifiait, cherchant le soleil. Les Anges de ma mezzanine veillaient sur mon âme. « Il y a un monde ailleurs… »*.

Ange (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Etre spirituel, messager de Dieu. 2- FIG Personne très bonne, très douce. Ange-gardien : (a) selon le dogme catholique, ange attaché à la personne de chaque chrétien. (b) PAR EXT personne qui veille sur un autre, la protège. Etre aux anges : dans le ravissement.

Ange (Le Petit Rousse de Poche) : La lumière de mon ombre.

Un saint veillait ce soir sur le camarade Boris et de chaque cœur assoiffé d’Amour.

« Puisses-tu vivre, continuer, puisses-tu vivre et aimer… Puisque les révolutions se font maintenant à la maison, il est temps à nouveau de nous jeter à l’eau…»*

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 2 mai 2020.

24ème récit, J- 9 de ConfiNez

 

*Jean-Louis Aubert

Muguet

 

Vendredi 1er mai 2020, Nantes, J-10

Mai, nous étions au mois de Mai, le Premier Mai. Une page d’avril venait de se tourner. Je pensais à toutes les victimes de cette guerre. Je pensais à tous les proches de toutes ces victimes. Je pensais aux premières lignes qui avaient sauvé courageusement tant de vies au péril de leur propre vie. Certaines premières lignes étaient mortes au front. Je pensais à ce mot « guerre » que le Grand Chef avait employé. Je pensais à chaque heure de cette guerre depuis ce vendredi 13 mars 2020, soir où tout avait vraiment commencé pour moi. Je pensais à cette époque comme à une époque révolue. « La guerre est finie », je me disais. La pluie était fine, ce vendredi Premier Mai.  Je n’irais pas faire mes courses au Super U. Le Super U était fermé, ce qui m’arrangeait bien, car il ne me restait plus que quelques pièces dans mon cochon rose et il pleuvait toujours de fines gouttes régulières. Ce matin, je n’irais pas non plus cueillir le muguet. Ce matin, je n’irais pas non plus à mon balcon défiler avec les camarades rouges de colère. Je n’avais pas de balcon.  Ce matin n’était pas comme tous les matins du Premier Mai. Ce brin de muguet que j’aimais porter à mes proches  appartenait à l’époque ancienne. Ce matin, le brin de muguet m’était offert sur Messenger et Facebook. Ce matin, je me disais : « C’est mieux qu’il reste dans la terre, le muguet ». Laisser le muguet dans la terre et le contempler, le muguet, simplement, sans lui faire de mal, au muguet. « Penser, écrire un mot est déjà un cadeau, un cadeau quotidien, un muguet », je me disais.  J’écoutais la météo de la journée : Ciel orange, pluvieux sur Nantes. Je retournais sous ma couette blanche. Deux journaux m’attendaient : « Le Monde » et « L’Humanité ». Ce n’était pas tous les jours le Premier Mai !  Je disparaissais au fond de mes lectures. La Banque C.I.C. me rassurait : « Reconstruisons dans un monde qui bouge. Nous agissons sur le terrain, près de vous, maintenant ».  Mon cochon rose serait sauvé, la Banque C.I.C. le remplirait de petites pièces jaunes. J’apprenais la sobriété heureuse, jaune, jour après jour. Mon appétit avait diminué. Le jeûne avait ses vertus. Les pommes étaient nourrissantes. Seuls les Tabac-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre du muguet. Une perte estimée à sept millions pour les Fleuristes. L’Homme s’était fabriqué ce marché pour exister. Cultiver les brins de muguet et les vendre, c’était : rémunérer des gens pour cueillir les brins de muguet ; permettre à d’autres gens d’acheter  les brins de muguet ; permettre à tous les gens d’être heureux d’offrir et de recevoir les brins de muguet. Je dépensais ce que je gagnais de mon travail, et, en dépensant mon argent, je créais des emplois. Ainsi, l’économie était censée assurer le bonheur de tous les gens.  Etions-nous heureux ? Qu’est-ce qui n’allait pas, Docteur ? Le marché du muguet était pourtant simple. Seuls les Tabacs-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre en ce Premier Mai 2020 du muguet, pas les Fleuristes.  N’était-ce pas clair ? Un jour, les Boucheries vendraient des appareils Photo, et, les Librairies des poissons. Nos habitudes changeraient. « Le jour d’après » ne serait pas comme « le jour d’avant ». Il n’y avait plus de problème. Raoul l’avait dit : « La seconde vague, c’était de la science-fiction ! ». Il n’y avait plus rien à craindre de ce Coronavirus. Comme tous les virus, il montait puis il descendait, on ne savait pas pourquoi, mais il en était ainsi de la vie des virus. Le Covid-19 disparaîtrait comme il était apparu, aussi mystérieusement. Il n’était pas plus dangereux qu’un autre, pas plus mortel, un virus parmi d’autres. Il suffisait de tester et de soigner les malades… « – Vous êtes sûr de vous, Professeur ? – Je ne suis pas un devin. Je suis un chercheur. Les chercheurs cherchent et peuvent se tromper. Et alors ?  – Pourquoi vous avez les cheveux longs ? – Parce que mon Grand Père avait les cheveux longs ». Raoul avait les cheveux longs, était un chercheur, non un devin, un chercheur qui pouvait se tromper, et alors ? A quoi servait tout ce raffut des experts ? Le Grand Chef se voyait-il obligé de nous rassurer par une jolie carte rouge, orange et verte pour être réélu dans deux ans ? Avions-nous perdu la force des aventuriers, avions-nous oublié que vivre c’était risqué ? Les cheveux de Raoul étaient cools. Leurre ou réalité ? Je continuais l’étude des métiers : « … Editeur, Professeur des écoles, Professeur spécialisé, Journaliste, Professeur documentaliste, Psychologue hospitalier, Garde des espaces naturels protégés ».

Ma fleur s’était recroquevillée pour se protéger de la pluie. Mes bébés escargots escaladaient sa tige. Mes bambous tenaient le coup. A 21 heures, Philippe Torreton nous raconterait la troisième guerre mondiale sur BFMTV. A 20 heures 46,  je venais de trouver un nom à mon mouton qui protégeait, avec soin, mon espace naturel : « Muguet ». Muguet, ça lui allait bien, Muguet à mon mouton…

Muguet (Le Petit Larousse de Poche). 1- Liliacée à petites fleurs blanches d’une odeur douce. 2- Maladie des muqueuses due à un champignon.

Muguet (Le Petit Rousse de Poche) : Petit porte-bonheur dans ton cœur.

Et, alors ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 1er mai 2020.

23ème récit, J- 10 de ConfiNez

Une envie d’être au Vert

 

Jeudi 30 avril 2020, Nantes, J-11

A J moins onze, le ciel était perturbé, et, la pandémie des voitures, sous le pont des coquelicots, retrouvait son cher circuit des 24 heures de Nantes. Les nuages noirs océaniques en avaient gros sur le cœur, un gros chagrin d’enfant. « Vous n’avez donc pas compris, petits bonhommes de terre ? ». Apparemment les petits bonhommes de terre, dans leur capsule de ferraille, n’avaient rien entendu des maux du ciel. Le vent soufflait, des rafales de colère, et, de tendresse, séchant les larmes des nuages noirs. Les dieux du ciel étaient partagés. Le ciel voulait encore y croire, le ciel, à l’intelligence du cœur. Le soleil et le ciel bleu, par intermittence, jaillissaient. De mon cœur à mon âme, la météo de mon esprit était également perturbée, vacillant de l’espérance à une fatalité désespérante. J’ouvrais, je fermais, j’ouvrais, je fermais ma fenêtre toute la journée. Je descendais, je montais,  je descendais, je montais, de ma mezzanine à ma mezzanine, toute la journée, une longue journée, j’étais à pied…  « Notre économie repose sur l’industrie automobile », avait proclamé le Premier Chef. Des voitures électriques seraient bientôt construites. Nous étions sauvés ! Et combien de centrales nucléaires ? Un silence se fit.  A 19 heures, le Premier Chef, ou peut-être, le Chef de l’Intérieur parlerait. Le Grand Chef ne parlait plus. Où était-il le Grand Chef, en vacances à Hawaï ? Il méritait son repos, le Grand Chef. Un Grand Chef héroïque. A 19 heures, tout nous serait dévoilé par les Petits Chefs : nous saurions où nous serions, « to be in to be ! ».  Dans le rouge ou dans le vert. Coco, ou, écolo. Non, je me trompais : en colère, ou, dans les champs.  Non plus : enfermés ou libres. Masqués ou nus. Zone occupée, ou, zone libre. Bref, tout nous serait dit, nous serions, enfin, rassurés, sur notre destin. Et, j’en étais rendu à mon soixante-seizième métier étudié : « … Professeur d’éducation socioculturelle, Organisateur d’événements, Organiseur de spectacles, il n’y en avait plus, Moniteur en maison familiale et rurale, Moniteur-éducateur, Médiateur social, Médiateur culturel, Médiateur familial, Educateur spécialisé, Marionnettiste, Libraire, Journaliste en ligne ». Journaliste en ligne ? Journaliste en ligne ! Journaliste en ligne… « -Ca mord à l’hameçon ? – Tiens, un bon sujet : Le Raoul du vieux port… ».  J’hésitais. Je le gardais au chaud, pour plus tard, notre vieux pote Raoul aux cheveux longs, notre savon marseillais qui lavait nos doutes.

Le Web exigeait des brèves à sensations, une peur permanente qui nourrissait notre état d’anxiété, des inventions à n’en plus finir, des coups d’éclats, des miracles, du suspens, une intrigue, des héros, des victimes, des sauvés, un fil d’actualités du coq à l’âne, car nous aimions zapper entre le coq et l’âne. Le spectacle était là, il avait remplacé celui de nos théâtres. BFMTV et ses complices !  Ce zapping était notre nouvelle ADN.  Le zapping tuait l’ennui. Il suffisait de poser notre pouce sur l’écran et nous laisser glisser du haut vers le bas. Un jeu fort amusant. Nous laisser glisser, lâcher, prendre le téléphérique, et de nouveau nous laisser glisser sur les vagues des mots, nos yeux émerveillés. La publicité était notre déesse, objet de désirs inavoués : « Les chefs d’entreprises sont les soignants de l’économie. Vos frais de santé sont pris en charge du début du confinement à la fin de l’été. Avec Camping Car, vous êtes partout chez vous en sécurité et en liberté.  Maintenant, vous pouvez acheter votre voiture en ligne. Elle vous sera livrée en kit dans votre boite aux lettres par une sauvage amazone. Des repas à base d’insectes, naturels et fabriqués en France, seront servis à vos animaux. Nous sommes la France qui travaille. Même si nous avons dû ralentir, nous sommes prêts à redémarrer à tout jamais. La sécurité passe avant tout, nous sommes à vos côtés. Il faut se retrousser les manches. Le muguet vous sera vendu demain. Le travail reprend le premier mai. Le masque est obligatoire au Val d’Isère. La montagne est votre ressourcement. Nous vous attendons pour les vacances ! Mettez votre masque et respirez le bon air de nos montagnes ! ».

Le Chef de la Santé, après cette page de publicité, avait parlé. Une nouvelle météo était née. La couleur Orange s’était glissée entre le Rouge et le Vert pour adoucir les frontières. Une zone tampon, de mélanges, de rencontres, celle où on ne savait pas trop bien, si on appartenait aux Verts ou aux Rouges. « Tu reprendras bien un p’tit Vert, Léon ! ». Léon était rouge comme une pivoine. C’est qu’il en avait bu des verres avec les Verts, Léon !  Et ça chantait dans le bistrot du Trou du Fût : « Allez les Verts ! ». Les Rouges étaient les perdants, toujours les perdants. Les Oranges attendaient, impatients, sur le banc de la touche. « Tu veux quel maillot ? Le rouge ou le vert ? – Le vert ! – Tiens, prends le rouge ! ». Les Verts n’étaient pas tendres avec les Rouges. Les Rouges, on les voyait pointer leur nez à vue de nez, les Rouges. On fermait nos volets et nos portes. Bientôt, les Rouges portaient des clochettes à leurs chevilles. Le Carnaval était né. On leur jetait des oranges. Il était 20 heures 30 et le bon vieux Raoul allait parler sur BFMTV…

Envie (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Convoitise à la vue du bonheur ou des avantages d’autres. 2- Désir, souhait. 3- Besoin organique soudain. 4- Tâche naturelle sur la peau : les tâches de vin

Envie (Le Petit Rousse de Poche) : d’être en vie

« Le Rouge et le Vert », mon nouveau livre de chevet. Je m’endormais avec cette envie d’être au Vert, demain matin au réveil, ouvrir ma fenêtre et prendre l’air…

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 30 avril 2020.

22ème récit, J- 11 de ConfiNez

Entre-deux

 

Mercredi 29 avril 2020, Nantes, J-12.

Cette fois-ci, il pleuvait bien sur Nantes, une pluie fine, régulière, une pluie qui avait décidé de s’imposer pour la journée. Une pluie qui m’avait dit : « Reste ici ! ». Ici, cette fois-ci, il n’y avait plus de gaz dans ma bouteille, ma bouteille de Propane était bien vide, cette fois-ci, vide, ici. Elle avait duré, ma bouteille de Propane, courageuse, fière jusqu’à la dernière étincelle, ma bouteille. Cette fois-ci, ici, je comptais mes derniers billets, ici, les derniers, ici. Ils avaient bien duré, mes billets jusqu’à la fin avril, « ne te découvre pas d’un fil ».  Un duo, le 29 et le 30 avril dont j’aurais pu bien me passer. Où était passée cette époque d’un mois d’avril à 28 jours ? Le temps avait décidé, définitivement, de se prélasser. « Reste ici, sous la couette blanche de ton ermitage ! ». Quel idiot avais-je été de me raser ? Vêtu d’une longue barbe blanche, j’aurais ressemblé à un sage pour observer la forme des nuages. J’aurais sorti mon petit doigt à la fenêtre. « Ho ! Hé ! » … D’où viendrait le vent qui chasserait la pluie ? De la terre ou de l’océan ? De l’est ou de l’ouest ? Du sud ou du nord ? Il n’y avait qu’un vaste nuage de coton blanc, aujourd’hui, qui couvrait le monde gris, aigri. J’étais à l’abri,  au milieu, entre-deux, deux états d’âme, deux élans. Quitter mon ermitage, ou, m’y blottir jusqu’à la fin de la guerre ? D’un côté, une économie qui devait reprendre pour éviter la catastrophe financière. De l’autre côté, un virus invisible toujours présent qui se réjouirait de la reprise de la vie économique pour sauter de corps en corps, du marchand au client, se nourrir de leurs cellules pour exister et les unir. Qui avait pu inventer pareille bombe nucléaire, une guerre froide glaçant nos pensées ? Me battre ? Résister ? Fuir ? M’enfuir ? Aider ? Sauver ? Travailler ? Etre héros ? Lâche ? Criminel ou victime ? Entre-deux, j’étais ici, sous ma couette blanche, entre eux deux. Douze jours, et, puis après ? J’en étais rendu au soixante-troisième métier étudié : « … Cuisinier, Formateur-animateur, Jardinier, Guide-conférencier, Chargé de mission dans un espace naturel protégé, Chargé de mission en développement durable, Chargé de promotion touristique, Chef de projet, Enseignant-chercheur, Serveur de bar, Serveur en restauration, Visiteur médical, Technicien de l’intervention sociale et familiale, Sociologue, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Professeur d’art dramatique, Metteur en scène du spectacle vivant ». Metteur en scène du spectacle vivant ?… Était-il encore vivant, le spectacle ? J’improvisais, entre deux hésitations, sa mise en scène tragique…

« Un espace vide. Dans cet espace, un entre-deux et un cercle. Un comédien ou une comédienne. Au milieu, ici, dans le cercle. Je te dis : cour ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Cuisinier ! Oui, le cuisinier ! Ce qui te passe par la tête ! La carotte ! Oui, bien, la carotte ! Coupe-la moi en petits morceaux, la caroote ! C’est ça ! Reviens ! Dans le cercle ! Je te dis : jardin ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Formateur-animateur ! C’est ça, oui ! Le vidéo projecteur ! C’est ça ! Joue-moi le vidéo projecteur ! C’est bon ! Rentre dans ton cercle ! Jardin ! Sors ! Cours ! Joue-moi le sociologue ! C’est  ça, compte les morts ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Non, Cour !!! Cours ! Joue-moi le Porteur de repas pour personnes âgées ! Il n’y en a plus ? Comment ça, il n’y en a plus ? Rentre dans ton cercle ! Sors de ton cercle ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Jardinier ! Oui, c’est ça, coupe-moi ces putains de pâquerettes avec ta tondeuse ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Sors de ton cercle ! Joue-moi le Comédien ! Le mort, si tu préfères ! C’est bon, lève-toi, rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de mission dans un espace naturel protégé ! Quoi ? Il n’y a plus d’espace naturel protégé ? Le virus est partout ? Rentre dans ton cercle ! Cours ! Sors ! Cour ! Joue-moi le Chargé de mission de développement durable ? C’est ça ! Oui, tout se ramollit ! Joue-moi tout ce qui se ramollit ! Non, pas ça ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de promotion touristique ! Oui ! Oui ! Oui ! La forêt des Pangolins, là où tout a commencé ! C’est ça, joue-moi le pangolin ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours à cour ! Joue-moi le Chef de projet ! Tu n’as pas de projet ? Joue-moi le Chef de projet qui n’a pas de projet ! C’est ça, continue, approfondis ! Approfondis le néant ! Sois Shakespeare ! Oui, sois Shakespeare ! To Be or not to Be ! Rentre dans ton cercle ! Sors à jardin ! Joue-moi l’Enseignant-chercheur ! Oui ! Cherche l’invisible ! Cherche-moi l’invisible ! Tu y es, je le vois l’invisible ! Rentre dans ton cercle ! Cour, cours ! Joue-moi le Visiteur médical ! Non, non et non ! Tu es à côté, tu es à côté, tu es à jardin, pas à cour ! Cours à Cour ! Rentre dans ton cercle et cours à cour, joue-le moi, bon dieu, ce Visiteur médical ! Le Visiteur médical, je t’explique, il ne rend pas visite aux malades, le Visiteur médical, non, il vend des médicaments aux médecins, le Visiteur médical ! Vends-moi des médicaments ! C’est ça, vends-moi ces enculés de médocs qui vont me faire crever, vends-les moi, j’te dis, sors tes trippes, vends-moi, c’est ça, ça vient, enfonce-le moi bien profond cet enculé de médoc ! Rentre dans ton cercle ! Cours ! Jardin ! Jardin ! Pas cour ! La cour, on s’en fout ! Joue-moi le Professeur d’art dramatique hystérique ! C’est ça ! Hystérique ! Pense à Pétula, à Pétula, bon dieu ! Tire-lui les cheveux ! La tignasse ! Traîne-la ! Piétine-la ! Apprends-lui les alexandrins, ou, apprends-lui « L’illusion comique » ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Joue-moi le Serveur de bar ! C’est ça ! Les verres qui tremblent ! Le plateau qui chavire ! On y est ! Joue-moi la tragédie ! La sueur ! Le sang ! Oui, taille-toi les veines avec ce bout de verre ! Finissons-en du monde ! Rentre dans ton cercle, rentre, rampe, comme tu veux, coule dans ton bain de sang jusqu’au rond de lumière, jusqu’au rond, jusqu’au centre ! Rentre ! Sors ! Comme tu veux ! Par la porte invisible ! Sors ! Un jardin ! Des oiseaux ! Une muse ! Joue-moi la muse ! Ce n’est pas un métier ? On s’en fout ! Le monde chavire, il n’y a plus de métier ! Joue-moi le Serveur en restauration ! Oui ! Oui ! Tu as compris ! On y est ! De la viande saignante ! Crue, c’est ça, qu’il lui sert, de la viande crue ! Et elle adore ! Rentre ! Dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Cour ! Joue-moi le Cuisinier ! Allez, joue-moi le Cuisinier ! Je t’en prie, joue-moi le Cuisinier ! Je te le demande, à genoux ! Laisse-moi Artaud dans son frigo ! Joue-moi du Claudel ! Oui, joue-moi du Claudel ! Cuisine-moi le meilleur plat du monde ! Je te le demande ! Joue-moi, joue-moi… une sonate… une sonate… Joue-moi quelques notes, quelques notes… Scarlatti ! Rentre ton cercle, une note, joue-moi, une note, une note de Scarlatti, rien qu’une note… Regarde-moi, souris-moi, juste, souris-moi, dis-moi que nous sommes vivants, bien vivants, et que nous voguons entre deux illusions, dis-le moi, juste, une dernière fois, que tout ça n’était que du théâtre, que du théâtre… ».

Entre-deux (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Partie située au milieu de deux choses ; état intermédiaire entre deux extrêmes. 2 – Au basket-ball, jet du ballon par l’arbitre entre deux joueurs, pour la reprise du jeu.

Entre-deux (Le Petit Rousse de Poche) : Cour et Jardin.

Un rond de lumière.

 

Thierry Rousse, Nantes, mercredi 29 avril 2020.

21ème récit, J- 12 de ConfiNez

La porte bleue de secours

 

Mardi 28 avril 2020,  Nantes, J-13.

Ce matin du « J-13 », le vent soufflait, soufflait d’une force inconnue. Je n’avais vu que le ciel bleu à ma fenêtre, enfilant mes bretelles, ma culotte, mes sandales, mon béret blanc, blanc, mon béret, face au vent, je marchais, je marchais, je… quand je vis, soudain, au-dessus de mon béret blanc béret, les gros nuages noirs me menacer de leurs regards furieux. Je traversais le pont de coquelicots, insouciant, sous lequel filaient les voitures, de plus en plus nombreuses, vers le nombril de ma ville. « Promis, je n’y suis pour rien, les nuages ! ». Je fis du vent mon allié. Les nuages noirs passaient leur chemin. J’achetais « Le Monde » au Bar-Tabac de Sèvre, le seul qui restait, « Le Monde ».  Le monde, aujourd’hui, avait pris toute la place, la place de « Libération » et de « L’Humanité ». Après une déambulation solitaire, flânant dans les ruelles de Sèvre, loin des vautours, je longeais la rue de l’Olivraie rejoignant, d’un bon pas, mes compagnes, les vaches écossaises. Elles broutaient de bon appétit, mes amies sur leur île verdoyante. Mon ventre se réjouissait pour elles. Il était l’heure. Pour me protéger, le vent me poussait jusqu’à mon doux ermitage. Je recevais là une réponse très courtoise à ma candidature d’Agent des Services Hospitaliers : « J’ai le regret de vous informer que nous ne disposons d’aucun poste vacant correspondant à vos compétences. En effet, vous devez posséder à minima un Brevet d’Etude Professionnel Carrière Sanitaires et Social ou un Brevet d’Etude Professionnel Agricole Services aux Personnes ». L’auteur de ce courrier me souhaitait « bonne chance dans mes recherches ». Je me sentais heureux, tellement heureux qu’une personne ait pris le temps de répondre à ma lettre. J’avais le sentiment d’exister, d’être enfin reconnu des premières lignes que j’admirais. Le vent avait chassé tous ces nuages noirs de mon esprit. Aujourd’hui, le Premier Chef de la Nation parlerait à 15 heures, derrière son pupitre, devant une assemblée de 75 députés représentant 66,99 millions de françaises et français. Nous étions fort bien représentés, les spectateurs de la démocratie. En de pareilles circonstances, nos coeurs étaient écoutés. Le monologue était retransmis en direct sur BFMTV. Pétula en était la rédactrice en chef. Je l’aimais Pétula. Emma, sur son piédestal, était jalouse. Peut-être, m’égarais-je et faisais-je marche arrière. « Un peu trop d’insouciance, et c’est l’épidémie qui repart ; un peu trop de prudence, et c’est la Nation qui s’effondre ». Insouciance, prudence, ciel bleu, nuages noirs, dans quel sens soufflait le vent ? Où marcher, où ne pas marcher, de ce coté-ci, de ce côté-là, pour trouver une réponse à mes insomnies ? Les enfants de moins de trois enfants ne porteraient pas de masque. J’avais envie de sucer mon pouce, retrouver mon enfance, toute mon enfance, une dent de lait qui n’était jamais tombée et faisait l’admiration des jeunes étudiantes en soins dentaires à l’Université du C.H.U. de Nantes. Non, il n’était pas question de me perdre. La Libération pouvait être, à tout moment, remise en question par le Premier Chef de la Nation. Je me taisais et reprenais le fil de ma conversation, cherchant une chute à mes idées. J’en étais à mon 46ème métier étudié : « Chef d’études Environnement, Chargé d’évaluation médico-économique, Chargé de mission, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Chargé de programmation de spectacle vivant, Conseiller d’éducation populaire et de jeunesse, Cuisinier en restauration collective, Documentaliste, Epicier, Directeur de salle de spectacle, Conteur ». Conteur ? Conteur ! Conteur… Un mot qui résonnait à cette heure dans un coin de mon cœur…

Jean était conducteur de train bleu. Il l’aimait son train, Jean. Toute sa vie, il aimait transporter les gens, les conduire à leurs destinations, Jean, les gens : La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Perpignan, Marseille, Nice, Gênes, Florence, Florence, terminus ! Jean, il aurait aimé que tous ces gens se parlent dans les wagons, trinquent à la joie d’une rencontre, sortent leurs instruments, leurs balles, dansent et jonglent de leurs désirs, déclament des poèmes et des récits de vie à n’en plus finir, où les rires essuieraient les larmes. Jean avait tout prévu : le wagon Cabaret pour les plus fous, le Wagon Lecture pour les sages, le Wagon Restaurant pour les gourmands, le Wagon Lits pour les amoureux, le Wagon Libre pour les contemplatifs. Jean aimait ses gens. Il aurait pu être passager, Jean, d’un train, mais aucun train ne lui avait ouvert ses richesses, Jean, aucun, il n’avait pas de billet. Alors, il avait ouvert, une nuit, Jean, la porte de la locomotive du Train Bleu stationnée en gare de Nantes, une erreur d’aiguillage sans doute… Jean tenait sa passion d’un train miniature que son papa lui avait offert pour Noël, et de son grand-père, Alfred, cheminot à Lure, un vrai luron, le grand-père de Jean, né en Franche-Comté ! C’est que la Comté en comptait des grands pères conteurs ! Mais, aujourd’hui, lundi 16 mars 2020, le train bleu sur le quai 1 de la gare de Nantes ne partirait pas. Les gens dans les wagons s’étonnaient du retard. Jean, à la tête de sa locomotive, prit l’haut-parleur, et d’un ton triste dit : « Les frontières sont fermées, nous sommes confinés. La Société Nationale des Chemins de Fer Français vous prie de bien vouloir l’excuser ». Les gens restaient, jouaient aux cartes, se parlaient, certains sortaient une trompette, une cymbale, un tambourin, d’autres, un simple bouquin, d’autres s’endormaient sur leurs voisins, d’autres s’embrassaient, tous espéraient, qu’un jour, le train repartirait. Jean était navré pour ses gens, il leur apportait un café, un thé, un sourire. Florence, silencieuse, était au bout des rails, et l’attendait, Jean, impatiente. Jean savait qu’il ne repartirait pas de si tôt, le train bleu. Et un à un, tous les wagons disparaissaient de la gare, et les gens avec, et il ne restait plus que la locomotive d’un Jean hagard. Jean aurait pu partir, sous les étoiles, discrètement, avec sa locomotive, mais « à quoi bon ? ». « A quoi bon, se demandait Jean, partir sans nulle vie conduire que la mienne ? Quel sens donner à mon existence si les gens ne sont plus là avec moi? ». Jean ignorait que Florence l’attendait au terminus. Jean s’ennuyait, seul, sur le quai de la gare, regardant sa locomotive aussi malheureuse que lui. Les herbes poussaient entre les voies. Jean vit dans le brouillard, au bout du quai, une porte, une étrange porte qui lui murmurait dans le creux de ses yeux : « Je suis là, derrière, derrière la porte bleue,  j’attends que tu écrives pour mes longs cheveux noirs des vers nus, que tu me séduises de tes lèvres émues, c’est en forgeant qu’on devient forgeron, Jean ». Jean, sans partenaire de jeu, sans public pour les regarder, ne pouvait plus jouer avec son train miniature. Il lui restait un crayon de bois qui s’offrait à ses doigts fragiles pour charmer le cœur des absents.

Porte (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Ouverture pour entrer et sortir : ouvrir, fermer la porte ; porte de secours ; ce qui clôt cette ouverture ; battant : porte de fer ; porte vitrée. 2. Lieu situé à la périphérie d’une ville, correspondant à une ouverture autrefois aménagée dans un mur d’enceinte : porte de Versailles (à Paris). 3- Espace délimité par deux piquets et entre lesquels un skieur doit passer un slalom. Mettre à la porte : renvoyer. Opération, journée porte(s) ouverte(s) : possibilité offerte au public de visiter librement une entreprise, un service public, etc.

Porte (Le Petit Rousse de Poche) : la paupière d’un regard

De frontière, le cœur ne connaissait qu’un désir infini. Ce soir, au bout du fil, la voix charmante d’une aide-soignante m’autorisait à rendre visite à mon Papa. Mardi 5 mai 2020, à 16 heures, à l’Ehpad Beauséjour, le soleil resplendirait.

Thierry Rousse, Nantes, mardi 28 avril 2020.

20ème récit, J- 13 de ConfiNez

Chemins buissonniers d’un lycée confiné

 

Lundi 27 avril 2020,  Nantes, J-14.

Il avait bien plu en ce lundi 27 avril 2020 sur Nantes, un vrai temps de rentrée. Les vacanciers tiraient à leur fin. Les morts étaient au ciel. Demain, à 16 heures sonnantes, le Chef de l’Intérieur, les pieds sur Terre, lui, nous dirait tout et tout sur ce que nous avions toujours rêvé de savoir sans oser le demander, la victorieuse rentrée des classes ! Le Grand Chef avait missionné son Chef de l’Intérieur pour prendre le micro. En effet, lorsqu’il y avait des flèches à annoncer au petit peuple, le Grand Chef envoyait toujours son Chef de l’Intérieur pour cible. Si le discours du Chef de l’Intérieur plaisait au petit peuple, le Grand Chef déclamait: « C’est moi qui l’ai écrit ». Si le discours du Chef de l’Intérieur déplaisait au petit peuple, le Grand Chef reprenait le micro de son Chef de l’Intérieur et rassurait le petit peuple: « Je répudie sur le champ cet imbécile de Chef incompétent de l’Intérieur, et corrige de ce pas les fautes extérieures, Chers Compatriotes, vous pouvez compter sur… etc… ! ».  Le Grand Chef avait toujours raison. Il n’avait pas besoin de finir ses discours et de nous consulter, le Grand Chef, il devinait nos pensées… Discipliné, je continuais à étudier ma liste de métiers pour la victorieuse rentrée des classes, j’en étais au 36ème métier, « Commis de cuisine », après avoir épluché sous ce jour pluvieux : « Animateur de prévention Santé, Animateur du Commerce et de l’Artisanat, Animateur Enfance Jeunesse, Animateur Nature, Animateur Radio, Animateur touristique, Animateur socioculturel, Art-thérapeute, Assistant d’éducation, Assistant de soins en gérontologie, Barman, Bibliothécaire, Brancardier, Chef de projet humanitaire, Commerçant ambulant ». Qui voudrait de mes mots ambulants ? Il suffisait de traverser la rue pour trouver un métier, avait dit le Grand Chef. De l’autre côté de ma rue, il y avait un lycée. Un très grand lycée seul et désert. Etais-je prêt à sauter sa grille ? A écrire sur son tableau noir mes pensées ? Nous avions quatorze jours, quatorze jours pour penser un nouveau monde. Le Grand Chef nous laisserait-il parler ? Notre Grand Chef !

Quels souvenirs avais-je du lycée ? Il s’appelait le lycée Jacques Amyot, un long bloc de béton, une vaste cour de goudron et un petit coin d’herbe pour rompre notre ennui. A l’arrivée du printemps, des fleurs, des oiseaux et du ciel bleu, rester enfermé dans une classe, assis, bien rangé, les uns derrière les autres, était pour mes yeux, mes oreilles et mon âme, un vrai supplice. J’avais besoin de respirer, je n’y comprenais rien à toutes ces équations, toutes ces dissertations, toutes ces expérimentations. Mes plus beaux souvenirs, je les devais à notre professeur de sciences économiques et sociales. Il nous faisait classe sur l’herbe quand venaient les fleurs, les oiseaux et le ciel bleu. Nous étions en cercle à étudier les journaux, à les commenter, à développer notre esprit critique sur l’organisation de la société, comment tout ça faisait que tout ça ne tournait vraiment pas rond dans le monde… Faire classe sur l’herbe lui a valu un rappel à l’ordre, une sanction disciplinaire, à notre bien-aimé professeur de sciences économiques et sociales. Il devait appliquer le programme, mot à mot, comme c’était dicté par les Chefs, pour nous faire rentrer dans les cases bien-pensantes de la société. A 53 ans, je n’avais rien retenu de ces cases et tout compris de ce qu’était la vie : un cercle d’ami-e-s, d’échanges, de réflexion, de partage, de tendresse, de joie, d’amour. Libre, être libre, et créer. Des mots défendus. Apprendre, obéir et marcher, des mots promus au meilleur grade de la société. A la réussite sociale, je préférais les chemins buissonniers, m’enivrer des vers de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire. Avec mes ami-e-s, nous avions créé une revue de poésie : « L’infini ». Nous espérions un autre monde en ce printemps 1985…

Trente-cinq ans plus tard, ce printemps 2020, le vin était amer. Les gouttes de la mélancolie automnale accompagnaient mes heures à la recherche d’une rime…

« Les sanglots longs*

Des violons… »

Du printemps

«..Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l’heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure ;

Et je m’en vais… »

Et je m’en vais

Au vent meilleur

Qui m’emporte

Deça, delà,

Au-delà des grilles d’un lycée,

Seul et désert,

Tel un colibri

Éteindre l’incendie géant

De la Vie…

 

Buissonnier (Le Petit La Rousse de Poche) : Faire l’école buissonnière : se promener, au lieu d’aller en classe.

Buissonnier (Le Petit Rousse de Poche) : Découvrir la Vie : apprendre à l’aimer, au lieu de l’ignorer.

J’apprenais, chaque matin, qu’un être intime, une amie, un ami me lisait, partageait mes mots au-delà du monde, et les oiseaux chantaient, et le ciel bleu et les fleurs riaient sur le bord de ma fenêtre. Quatorze jours pour penser l’autre monde, un nouveau lycée sur les chemins buissonniers de la liberté…

*Verlaine « Chanson d’automne »

 Thierry Rousse, Nantes, lundi 27 avril 2020.

19ème récit, J- 14 de ConfiNez