Huit heures. « Debout ! » ordonnait mon corps à mon âme, ou, peut-être le contraire ?
« A vos ordres, Chef ! ». Je ne bronchais pas et descendais mon échelle. Douche, ménage, café, prêt ! « Garde à vous ! Je jetais un oeil, voire deux, voire trois, sur ma feuille blanche de notes. Je commencerais par quoi, aujourd’hui ? Tout l’art était d’évaluer les priorités du jour. Beurre ou confiture ? Ni l’un ni l’autre, au fond de mon réfrigérateur. Prospecter un nouvel emploi ? Cela aurait été imprudent . J’attendais déjà une réponse. Le rangement, c’est cela, finir ce rangement ! La dernière parcelle à ranger, sans doute la plus compliquée. Un amas de documents, de textes, de brochures culturelles, de magazines, de feuilles de paye, de papiers administratifs en tout genre. Ma maison de trente neuf mètres carrés pouvait-elle accueillir tout cet amas? Une évidence, je devais trier, jeter fatalement. Cinquante trois ans de vie ne pouvaient rentrer dans trente neuf mètres carrés. J’avais besoin d’une bulle pour respirer. Une bulle à partager. Je m’étais déjà fort allégé au fil de mes pérégrinations : buffets, tables, canapés, fauteuils, télévisions, fours, machine à laver, verres, assiettes, papiers, livres, vinyles … J’avais tout donner. Tout donner jusqu’à mes vinyles. Mes chers vinyles, je les pleurais aujourd’hui. Avec mon argent de poche, les avais-je acquis entre mes seize et vingt ans : les Beatles, les Rolling Stones, Pink Floyd, Renaud, Bob Dylan, Simon and Garfunkel, le concert pour le Bangladesh, Woodstoock, Téléphone … Je les chérissais mes vinyles, ils avaient fait peut-être ce que je suis aujourd’hui, ou, tout au moins, une partie, l’autre, c’était mes livres et certains professeurs qui m’avaient enseigné la liberté de penser et encouragé à lire l’actualité avec une capacité de recul, d’analyse et de réflexion, m’incitant à écrire, m’exprimer, créer. Depuis, je prenais garde à tout ce que je jetais. Plus je rangeais, plus le passé se rappelait à ma mémoire, le temps de mes belles années « théâtre » ressurgissait, mes pièces écrites avec la Compagnie Le Fil de l’Aube, les aventures dans les collèges, les châteaux, les théâtres, les festivals comme l’illustre Avignon avec Molière, les joyeux arts de la rue avec Les Bagattelli … J’accusais le coup à cette heure, le sentiment d’un vide. Plus rien. Le ciel était bleu et j’avais besoin de marcher. Deux heures de marche. Il fallait que mes jambes reprennent le rythme. Depuis le dernier confinement, elles marchaient moins, mes jambes. Je les sentais peiner et les encourageaient à continuer leur route jusqu’au bout. Ma destinée était, en ce vendredi, « La Chaussée aux Moines », mon petit paradis local. Mille pas et bien au-delà, je craignais de me faire arrêter par la Brigade des Mille pas. « Votre autorisation ? ».Mon autorisation de sortie ne m’autorisait que mille pas autour de ma maison. Mille pas, c’était trop peu pour ma soif d’évasion. J’avais envie de revoir ce banc vert de « La Chaussée aux Moines », ce banc vert donnant sur la Sèvre, le voir et m’y asseoir, regarder tout simplement l’eau couler. Les arbres sur la berge avaient été sauvés. La lutte était gagnée. Marée basse à cette heure. Nul autre que moi et le banc. Nous discutions tous les deux, nous souvenant de nos merveilleux moments vécus entre ces deux confinements, une parenthèse de liberté et d’amour. Les deux mots avaient été rayés d’un trait. Je me sentais captif de mon corps mélancolique. Qui gagnerait des deux ? La tristesse ou la joie` ? L’oubli ou le souvenir ? La défaite ou la victoire ? Joe la force tranquille parlerait aux Américains. La lutte était serrée, les deux camps s’affrontaient, à qui hurlerait, danserait, rirait le plus fort, séparés par un cordon de policiers à vélos. « Crazy world !». Il me fallait un but. Tenir bon. M’accrocher à la vie. Je ressortais de mon sac à dos « Mon Pote âgé », le révisais en marchant. J’avais décidé de publier un épisode par jour. A défaut de pouvoir le jouer, je me disais : les parents pourraient lire à leur enfant, chaque jour, un nouvel épisode. Mieux que « Plus belle la Vie » ! . Je tenais là mon second objectif du vendredi, peut-être prétentieux, mais qui me tirait vers la surface du monde. Sur le grand écran, les tuniques bleues et les tuniques grises finissaient par me lasser. Pouvais-je croire encore au rêve américain ? J’exposais à la place de ma télévision les deux jardins miniatures qui m’avaient été offerts et le premier que j’avais composé, encore inachevé, un commencement de jardin. Prendre soin d’un jardin, si petit soit-il, au fond, ça pouvait être le but d’une vie ?
The Small Beautiful Garden, « Forever Young ! ».
Bobby n’avait pas dit son dernier mot. Moto. Tonitruant. Un jeu qui nous conduisait jusqu’à l’aube.
« Let’s dance in style Dansons avec élégance »
Le tempo, ne pas tout danser, vibrer, ne vibrer qu’au tempo.
« Let’s dance for a while Dansons pendant un moment »
Un moment d’éternité.
« Heaven can wait, Le ciel peut attendre We’re only watching the skies Nous regardons seulement les cieux Hoping for the best Nous espérons le meilleur But expecting the worst Mais nous nous attendons au pire Are you going to drop the bomb or not? Vas-tu lâcher la bombe ou pas ? Let us die young or let us live forever Laissez-nous mourir jeune ou laissez-nous vivre pour toujours »
Hé, Joe, ne laisse pas Trompe appuyer sur le bouton , je n’ai pas fini de danser !
« Can you imagine when this race is won? Peux-tu imaginer quand cette course sera gagnée ? Turn our golden faces into the sun Tournons nos visages d’or face au soleil »
Mes jardins ont besoin du soleil pour vivre.
« Forever young , I want to be forever young Eternellement jeune, je veux être éternellement jeune »
Mes jambes ont retrouvé leur jeunesse, je sens le tempo qui me gagne, joue encore pour moi, ton vinyle, Bobby !
« Forever young ! »
My Small Beautiful Garden !
Thierry Rousse,
Nantes
Vendredi 6 novembre 2020