Jeudi 7 mai 2020, Nantes, J-4.
J moins quatre. Le Premier Chef et ses Cinq Chefs, le Chef de la Santé, le Chef de l’Education, le Chef du Transport, la Chef du Travail, le Chef de l’Intérieur, venaient d’annoncer, à quatre heures de l’après-midi, le plan de déconfinement, sans la présence du Grand Chef. Où était le Grand Chef ? A la mer ? Il n’y avait plus que deux couleurs sur l’Hexagone et ses colonies : rouge et vert. L’orange avait disparu. L’île de France, le Nord, l’Est et Mayotte étaient en rouge, Nantes en vert. Le vert l’avait emporté sur le rouge. L’Ouest et le Sud avaient gagné la bataille. Je songeais à ma famille, mes proches de la zone occupée, de la Franche-Comté et de l’Ile-de-France, eux qui n’auraient pas le droit de sortir dans les jardins le onze mai. Je compatissais à leur chagrin. Etre privé de vert était cruel. A dix-sept heures trente, je dérogeais à ma règle. A l’heure habituelle où je commençais l’écriture de mon journal quotidien, je décidai de prendre l’air. Un soleil estival m’appelait. Je me rendais à la boulangerie, j’achetais une part de pizza et un flanc que je glissais dans mon sac, et, mon pic nique dans le dos, je partais rejoindre mes copines les Highlands. Aujourd’hui c’était différent. Tout était différent. Ce matin, j’avais saisi « La Croix » au Bar-Tabac. Tant d’années que je n’avais pas lu ce journal, peut-être bien vingt cinq ans, l’époque de ma conversion enthousiaste… « La Croix » parlait du Covid-19 naturellement, quel journaliste n’en parlait pas ? Mais, chose étonnante, « La Croix » parlait aussi d’un sujet qui n’avait rien à voir avec ce qui nous préoccupait tous: les « agissements gravement déviants » du Père Georges Finet, le cofondateur des Foyers de la Charité. Le Père Finet conviait les jeunes filles de l’école des Foyers de la Charité, âgées de dix à quatorze ans, le soir, après souper, dans sa chambre-bureau. Il les attendait en soutane, assis ou allongé sur son lit-divan, leur demandait de s’agenouiller devant ses mains ou de s’assoir sur ses genoux. « Alors, tu as péché ma fille ? Qu’as-tu fait de mal ?…Tu peux tout me dire, tu sais, je suis ton Père… Oui… Et encore ?… Encore ? … Libère-toi… Oui… Oui… Dieu t’aime, te pardonne, Dieu aime les pécheresses… Que tes fautes soient lavées, ma fille. Te voici, pure de tout pêché, toute nue devant la Vérité. Tu es l’enfant bien-aimé de Jésus. Ton corps est le Temple de l’Amour, ton corps est sacré, il appartient à ton Père qui t’aime d’un amour inconditionnel, sais-tu ? Tu es la Servante soumise à Dieu. Abandonne-toi à Lui… », murmurait sans doute le Père Finet à ces jeunes filles honteuses de leurs fautes, tout en déboutonnant, un à un, leurs vêtements, caressant leurs mains, leurs bras, leurs épaules, leurs cous, leurs seins, leurs fesses, leurs cuisses… le Temple de leur corps sacré… « Que Ta Volonté soit faite ! »…. Dans ce même article, j’apprenais, à ma plus grande déception, que Jean Vanier avait lui aussi abusé d’âmes innocentes tout comme le Père Thomas… Aujourd’hui n’était vraiment pas comme les autres jours…
Arrivé ce soir au pré de mes copines les Highlands, je fus arrêté, dans mon élan, sur le chemin goudronné, menant aux berges. L’eau lentement montait, couvrait le chemin et bientôt le pré à ma gauche. D’où jaillissait cette eau ? Le ciel était bleu. Il n’avait pas plu aujourd’hui, ni hier. Une source était-elle née au cœur de la nuit ? La plupart des gens faisaient demi-tour. D’autres, plus aventuriers s’avançaient, les pieds dans l’eau. « C’est la grande marée ! » annonçait un père à son fiston. La grande marée ? La Sèvre était bien éloignée de l’océan, et, pourtant, elle vivait au rythme des marées. La nature n’avait pas fini de m’étonner. Heureusement, les Highlands pouvaient se réfugier sur une butte dans le pré de droite. « Ils vont croire qu’on est à la campagne » disait une mamie à sa petite-fille, photographiant l’une des vaches, robuste et magnifique, qui broutait l’herbe, imperturbable. La force tranquille des Ecossaises. La tondeuse d’un pavillon venait de rompre cette harmonieuse mélodie du chœur des oiseaux. Je marchais, plus loin, plus loin. Familles, joggeurs, joggeuses étaient de sortie. Un air détendu, bientôt la Libération. Demain, nous fêterions la Victoire de la deuxième guerre mondiale. Et lundi ? La prudence était de rigueur. Les Chefs n’avaient pas encore pu vaincre le virus, ils avaient juste signé l’armistice. Je marchais, je marchais parmi tous ces gens heureux qui respiraient de nouveau. Les rubans jaunes de la Gendarmerie étaient déchirés, les barrières, renversées, les cadenas, éventrés… Il était temps que nous puissions accéder aux berges. Je marchais encore… Le onze mai, le jour de la Libération, j’avais prévu de me rendre tout au bout, sur le Chemin de Compostelle, là où je n’étais jamais encore allé, après Beautour, j’irais à La Chaussée-aux-Moines, un lieu magique, m’avait-on dit. Pour mon Papa, je devais attendre le mardi 19 mai. Les visites étaient planifiées. Le plan pour l’écologie n’avait pas été présenté aujourd’hui par les Chefs. L’urgence était sanitaire. Quand les habitants des cités auraient un jardin obligatoire au pied du béton ? Quand les fermes reviendraient en ville ? Quand les méduses reviendraient danser dans l’eau transparente des canaux de Venise ? Après, après… En attendant, les grenouilles croassaient de secrètes amourettes derrière les roseaux des bords de Sèvre. C’était la fête, et le coq, en décalage horaire, chantait son heure. Je remontais la rue du bonheur, aux airs de Provence nantaise. Je retrouvais mon quartier. Sur un abri de vélo, il y avait cette affiche collée à la va-vite : « En cas de virus, abandonnez-tout sans réfléchir ». C’était la grande marée !
J’avais bien travaillé entre les deux, je m’étais inscrit sur tous les sites pour l’Emploi : L’Education Nationale, L’Aide à domicile, Le Staff Santé… Je me serais bien inscrit sur le Site « Les Rêves sont faits pour être réalisés » comme Comédien, Auteur, Clown, Conteur, mais cela ne m’était pas recommandé par le Pôle d’Orientation Nationale pour l’Emploi. Je gardais mon rêve en secret au fond d’un coquillage.
Aujourd’hui ne serait décidément pas comme tous les jours. Je publierais après mon dictionnaire le début d’une pièce que j’avais commencée d’écrire, il y a bien longtemps, bien avant le confinement… Une bouteille jetée à la mer pour une metteuse en scène… Kiribati. Qui connaît Kiribati ?…
Marée (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Mouvement périodique des eaux de la mer : marée montante, descendante. 2- Toute espèce de poisson de mer frais destiné à la consommation. 3 FIG. Masse, foule considérable en mouvement : une marée humaine. Marée noire : arrivée sur le rivage de nappes de pétrole provenant d’un navire accidenté.
Marée (Le Petit Rousse de Poche) : berceuse d’une rive à l’autre du monde.
Cadeau du soir : « ET KIRITATI ? »
B : Je suis fatigué, je n’en peux plus de marcher. Depuis combien de temps on marche ?
A : Je ne m’en souviens plus, il y a tellement longtemps que nous marchons…
B : Et toujours de l’eau, de l’eau, encore de l’eau… On peut s’arrêter, ne plus bouger, juste s’arrêter, juste faire un arrêt, rien qu’un arrêt, une pause, oui, rien qu’une pause, une courte pause dans une vie?
A : Si tu veux.
(Un temps, long silence, le temps de souffler puis de réaliser l’ampleur de la catastrophe)
A : (cherchant un sujet de conversation pour briser ce long silence qui devient très pesant) Tu connais Kiribati ?
B : Comment ? Qu’est-ce que tu me dis ?
A : Tu connais Kiribati ?
B : Kiri… quoi ?
A : Kiribati
B : Kiri…Pourquoi je connaitrais Kari… Kiri quoi déjà ?
A : Kiribati. C’est vrai, pourquoi tu connaîtrais Kiribati…
B : Pourquoi tu me poses cette question ?
A : C’est vrai, pourquoi je te pose cette question au fond…
B : On marche dans l’eau depuis des heures, une journée, peut-être deux jours, trois jours, une semaine, un mois, et tu me demandes si je connais kiri, bari, tabi, biti, tati ! Je n’ai vraiment pas le temps de répondre à tes questions, j’ai les pieds dans l’eau, c’est tout ce que je peux te dire.
A : Moi aussi.
B : Quoi, toi aussi ?
A : Moi aussi, j’ai les pieds dans l’eau.
B : Pourquoi ? Mais pourquoi ?
A : Je ne sais pas. Il ne pleut pas, je ne sais pas d’où vient cette eau. Tu sais, toi ?
B : Je ne sais pas non plus, on pourrait lui demander. Dis-moi, l’eau, d’où tu viens, de la terre ou du ciel ? De la mer, peut-être ? Tu ne parles pas ? Tu es muette ? Tu refuses de nous parler, c’est ça, tu refuses de nous parler, insolente, méprisante, orgueilleuse !
A : Arrête ! Ca ne sert à rien !
B : Quoi, ça ne sert à rien ?
A : Ca ne sert à rien de s’en prendre à l’eau, de lui parler méchamment comme tu fais.
B : Ah bon, je parle « méchamment » à l’eau ? Pardonne-moi l’eau si à cause de toi on marche des heures, une journée, trois journées, une semaine, un mois ! Pardonne-moi si à cause de toi, j’ai les pieds trempés et que je m’enrhume. Pardonne-moi si je pleure… Tu as une autre solution ?
A : On pourrait enlever nos chaussures comme ça…
B : C’est une bonne idée, attends !
A : Retrousser nos pantalons… Alors, qu’est-ce que t’en dis ? On n’est pas bien comme ça ?
B : J’ai toujours les pieds mouillés.
A : Les chaussettes !
B : Quoi, les chaussettes ?
A : Il faut enlever nos chaussettes. C’est à cause de nos chaussettes que nous nous sentons humides, pas bien quoi…
B : Aide-moi !
…
A : Alors ?
B : Tu as raison, je me sens mieux, nettement mieux maintenant… C’est même agréable, oui, très agréable, relaxant, je dirais, d’avoir les pieds dans l’eau.
A : Je te l’avais dit. On a besoin de l’eau. L’eau c’est bon pour notre bien-être, l’eau c’est notre terre nourricière, on finira par ne plus la quitter, l’eau, tu comprends.
B : Je comprends. Le souci, c’est qu’elle continue à monter l’eau, et qu’on ne sait pas pourquoi elle continue à monter l’eau, ni d’où elle vient l’eau, ni où elle va l’eau, ni…
A : On pourrait récupérer l’eau, l’éponger, il n’y aura plus d’eau, tu verras. J’ai deux bols dans ma valise. C’est bien deux bols pour commencer !
B : Bonne idée ! Quel bol !
(A pose sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort deux bols, ferme sa valise, donne un livre à B. A et B récupèrent de l’eau avec leur bol.)
B : Et qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?
A : On la boit.
B : Quoi, on va boire toute cette eau, je n’y crois pas.
A : Il le faudra bien si tu veux qu’il n’y ait plus d’eau sur Terre.
B : Ce n’est pas la solution. Je n’ai pas envie de gonfler comme une grenouille, moi ! Il faut trouver une autre solution…
A : Quelle autre solution ?
B : Laisse-moi chercher ! (B plonge la tête dans l’eau puis ressort la tête au bout d’un moment) : J’ai trouvé, il faut prendre le problème à sa racine, chercher d’où vient l’eau, oui, chercher d’où vient l’eau.
A : Attends, je crois bien que j’ai un livre qui parle de l’eau dans ma valise… (A Pose de nouveau sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort le livre, ferme sa valise. Il ouvre le livre, le livre est trempé, les pages sont collées, il ne parvient pas à lire ce qui est écrit).
B : La réponse n’est pas dans les livres, mais dans l’action, cherchons !
…
J’ai trouvé, l’eau remonte par cette grille d’eau, il y a trop d’eau dans les canalisations, forcément l’eau remonte à la surface.
A : Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
B : Prends cette planche, pose-la sur la grille, monte sur la planche, ne bouge plus.
(A s’exécute)
B : Gagné ! L’eau ne remonte plus.
A : Je peux redescendre maintenant ?
B : Non, surtout pas ! L’eau continuerait à monter, ne bouge pas.
A : Et, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
B : Je m’occupe de me chaussettes.
A : A quoi ça sert ? Tu as les pieds dans l’eau.
B : L’eau finira bien par redescendre, je remettrai alors mes chaussettes sèches pour marcher.
A : C’est une bonne idée. Je m’occupe aussi de mes chaussettes !
B : Non, ne bouge pas, je m’en occupe si tu veux. Tiens cette corde, j’accroche dessus nos chaussettes, et je la tiens à l’autre bout.
A : Regarde !
B : Quoi ?
A : L’eau remonte maintenant par cette grille-là ! Prends la planche, pose la planche sur cette grille, monte dessus, ne bouge plus.
(B s’exécute).
A : Gagné, nous sommes forts et nos chaussettes peuvent sécher maintenant.
(Un long temps, A et B sont chacun debout sur leur planche respective à tenir un bout de la corde tendue sur laquelle sont suspendues leurs chaussettes).
B : J’ai mal au bras.
A : C’est ton idée, ne flanche pas, si tu flanches, nos chaussettes ne pourront pas sécher…
(B finit par lâcher la corde).
B : Tant pis pour nos chaussettes, tu me pardonnes ?
A : Je te pardonne… Au fond, c’était ton idée les chaussettes, faire sécher les chaussettes, c’était ton idée de nous arrêter aussi, on aurait pu continuer à marcher.
B : Jusqu’où ?
A : Je ne sais pas. (Il ouvre sa valise, sort un pot, des graines, un arrosoir)
B : Qu’est-ce que tu fais ?
A : Je m’organise. On est ici pour un bon bout de temps, non ? (*)
Je ramassais la bouteille, cherchais un tire-bouchon, jetais un œil, un rai de lumière arc-en-ciel. L’invisible était là, aussi…
Thierry Rousse, Nantes, jeudi 7 mai 2020.
29ème récit, J- 4 de ConfiNez
(*) Début « Et Kiribati ? », texte de Thierry Rousse