Samedi 2 mai 2020, Nantes, J-9.
A « J moins neuf », le ciel pleurait et j’avais peine à le consoler, le ciel. Reprendrions-nous nos habitudes ? La nature avait vécu un répit, elle avait pu, enfin, respirer le bel air. Les animaux avaient retrouvé les espaces de leurs ancêtres. Les brumes des pollutions des industries, des camions, des avions, des automobiles s’étaient dissipées. Les paysages apparaissaient dans leur beauté originelle. Une méduse dansait sur l’eau émeraude des canaux de Venise. Philippe Torreton nous avait conté hier cette guerre, aussi tragique que salutaire. Mais, le ciel voyait déjà l’Homme barbu venir avec sa grosse main poilue pour mettre son doigt sur le bouton « Pause ». Il enclencherait la touche : « Continuer ». Continuer encore et toujours les mêmes erreurs. Je sentais les promesses d’un nouveau monde soufflées par le Grand Chef prendre l’allure d’un mirage, un sentiment d’humilité éphémère, une remise en question passagère. Après la catastrophe sanitaire, tous les Chefs nous annonçaient la catastrophe économique. Le tunnel semblait interminable. « Tout repose sur votre responsabilité », nous disaient les Chefs. La sortie viendrait grâce au peuple, « nous » : être obéissants, remonter nos manches, nous sacrifier pour la Nation. La carotte d’un nouveau jour de lumière était appétissante. Mes oreilles grandissaient, et mes dents, étrangement, s’avançaient sur le dessus de ma lèvre inférieure. Magiquement, j’avais huit euros de points sur ma Carte Super U. Par miracle, je retrouvais les fameux numéros gagnants du code de ma carte Super U. Huit euros, juste ce qui correspondait à ce que je venais de poser sur le tapis roulant d’une gentille caissière derrière son plexiglas. Huit euros : des pommes de terre, un pain, des viennoiseries pour m’offrir un doux plaisir, et, « L’Humanité Dimanche ». J’aimais nourrir mon ventre et mon esprit, l’un avec l’autre. Huit euros. Je sentais la crise économique s’approcher à grands pas. Je pensais à tous les petits commerçants au bord de la faillite. Pourquoi le Grand Chef et sa Cour avaient décidé de fermer les petits commerces et de laisser ouverts les supermarchés, les supermarchés gérées par des P.D.G. et des actionnaires de multinationales milliardaires ? Les petits mourraient pendant que les grands sortaient grandis et encore plus riches de cette guerre. Je pleurais avec le ciel. Tous les deux, nous étions tristes ce matin. Mes mots avaient un goût amer de réalité. Le repas du midi fut bref. Je me replongeais sous ma couette, reprenant ma lecture de « La vie sociale des plantes, les extraordinaires capacités communautaires de la nature » de Jean-Marie Pelt. Puis, studieusement, je classais la liste de mes métiers. Mon premier classement allait dans cet ordre : « Animateur socioculturel, Auteur écrivain, Comédien, Guide-conférencier, Conteur, Marionnettiste, Metteur en scène de spectacle vivant, Professeur d’art dramatique, Formateur-animateur, Médiateur culturel, Directeur de salle de spectacles, Organisateur de spectacles, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Aide à domicile, Médiateur social, Animateur auprès de personnes âgées, Moniteur-éducateur, Educateur spécialisé, Accompagnant social de vie en structure collective, Epicier, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Crêpier, Agent de prévention et de médiation urbaine, Agent de service de restauration collectif ». J’ignorais si cette liste plairait à la Chef du Travail. Un nouveau métier venait de naître en ce jour : « Ange Gardien ». Je l’ajouterais peut-être à ma liste…
La Brigade des Anges Gardiens interviendrait au « Tracing Trois ». Le « Tracing Un » appartenait au Médecin : il testerait Albert symptomatique, puis le dénoncerait au « Tracing Deux » et recevrait quatre euros de récompense. « Allo, c’est moi, le Médecin Quatre Euros, Madame la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, j’ai un cas positif pour vous : Albert ! ». Madame la Caisse interrogerait Albert sous les feux des projecteurs : « Qui avez-vous rencontré Albert durant vos derniers quarante huit heures ? ». Albert se tairait. « Nous avons les moyens de vous faire parler, Albert ! ». Albert finirait par accoucher : deux, trois personnes connues et une longue liste d’inconnus. C’est là que la Brigade d’Anges Gardiens sortirait ses cartes géographiques. Elle irait sur le terrain, la Brigade, rencontrer tous les inconnus qu’Albert avait croisés : « -Vous êtes les Cas-Contacts d’Albert – Enchantés ! – Nous vous demandons de vous isoler pour stopper le virus. – Bien entendu ! – Sortez immédiatement de la société et rentrez dans cet hôtel ! Nous sommes vos Anges-Gardiens – Merci, mes Anges-Gardiens ».
Bel Ange-Gardien, je rêvais de toi, un Ange qui viendrait me protéger. Je sortirais de la société retrouver l’hôtel de Dame Nature. Mon chien et mon chat au paradis. Une étoile. Jésus qui embrassait Salomée, celle qui l’avait désaltéré sur la Croix. Je suggérais au Grand Chef d’ôter le mot « Brigade ». La guerre était finie. Commençait une douce paix, une tendre attention pour les autres. Les Anges Gardiens. Les Anges nous libéraient de nos maux. Et si nous suivions ces Anges Libérateurs d’un ciel transparent ?
« Tu es le vivant poème » chantait pour nous à cette heure, 19 heures 02, Jean-Louis Aubert, du fond de son repaire.
Je suis mon vivant poème…
J’avais, peut-être, écrit trop vite ce soir. Rien ne rimait. Les mots s’affrontaient. « Nous vaincrons le virus ! » clamait le Chef de la Santé ; « La lutte est dure, la lutte est âcre » renchérissait le Chef de l’Intérieur, « il faut apprendre à vivre avec le virus ». Le Raoul, baba cool, avait proposé à la Capitale son médicament-miracle. « Attendons les résultats de Discovery ! » répondaient les experts du Grand Chef. Nous attendions que Discovery revienne de son périple autour de la Terre. Paris n’aimait pas que Marseille lui fasse la leçon. Une rivalité de Chefs et d’accents qui nous tenaient à l’écart. Paris était fière d’être la première ville de France, ville du Savoir, et souhaitait bien le rester. L’Hexagone commençait secrètement à se diviser entre zone occupée et zone libre. J’étais un nanti, j’habitais le sud de Nantes. Un olivier devant mes yeux grandissait, se fortifiait, cherchant le soleil. Les Anges de ma mezzanine veillaient sur mon âme. « Il y a un monde ailleurs… »*.
Ange (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Etre spirituel, messager de Dieu. 2- FIG Personne très bonne, très douce. Ange-gardien : (a) selon le dogme catholique, ange attaché à la personne de chaque chrétien. (b) PAR EXT personne qui veille sur un autre, la protège. Etre aux anges : dans le ravissement.
Ange (Le Petit Rousse de Poche) : La lumière de mon ombre.
Un saint veillait ce soir sur le camarade Boris et de chaque cœur assoiffé d’Amour.
« Puisses-tu vivre, continuer, puisses-tu vivre et aimer… Puisque les révolutions se font maintenant à la maison, il est temps à nouveau de nous jeter à l’eau…»*
Thierry Rousse, Nantes, samedi 2 mai 2020.
24ème récit, J- 9 de ConfiNez
*Jean-Louis Aubert