Mercredi 22 avril 2020. Frère Soleil était revenu à Nantes. Mon corps s’étirait doucement de sa couette et tendait l’oreille aux « Grandes Figures du Jazz Manouche ». Les doigts des grands coeurs nomades se promenaient allègrement sur leurs cordes vibrantes. Mes oreilles se souvenaient de ces notes échangées, à l’ombre des feuilles de l’Île du Berceau, Samois-Sur-Seine, ce bon vieux port, enjambant le pont des désirs. Hier, j’avais écouté sur BFMTV les annonces publicitaires. Pétula y avait mis sa plume. Ah, Pélula, comme j’aurais aimé qu’elle écrive pour mes doigts, Pétula ! La belle Pétula ! La Pétula, la Chargée de communication du Grand Chef, pour celles et ceux qui n’avaient pas lu les épisodes précédents, deux fois « Hou ! Hou !». « Nous faisons tout pour vous rapprocher » avait annoncé Orange, « tout pour vous offrir les meilleurs des réseaux ». J’étais chez SFR, galère. Le Chef Cinq Etoiles de la Restauration gastronomique prenait le micro, lui aussi. La « QuarantAime » consolait la quarantaine : « La France est à l’arrêt, le souvenir des sorties en famille ou entre amis semble déjà loin. Les moments de partage se vivent aujourd’hui derrière nos écrans. Et si cette première sortie se prévoyait aujourd’hui ? Avec #quarantAIME, anticipons le déconfinement en s’offrant ou en offrant aux gens que l’on aime un bon cadeau pour un dîner, un massage ou un week-end. #quarantAIME c’est distribuer un peu d’amour à ses proches et c’est soutenir les acteurs du tourisme et de la gastronomie qui ont besoin de nous plus que jamais pour faire face à cette situation unique ». Quelle bonne idée, il avait eu le Chef Cinq étoiles de la Restauration gastronomique ! Anticiper le déconfinement, offrir aux gens qu’on aimait un bon cadeau, un dîner, un massage, un week-end en amoureux, un portrait de famille, un spectacle, un livre, que savais-je, une promenade dans la nature, un baiser, un « je t’aime », tant pis pour ceux qu’on n’aimait pas, ils n’avaient qu’à nous aimer, les méchants. Je soutiendrais la Tour de Pise avec mon Bon Cadeau, un voyage à Venise. La Venise verte. « Un tour de barque dans les marais poitevins en mangeant des mogettes », c’était mon Bon Cadeau. 250 lits de réanimation venaient d’être libérés. « Sortez de chez vous, les autres malades, montrez-vous, on vous attend pour vous soigner ! ». Les premières lignes ne chômaient pas, je les admirais et culpabilisais d’écouter à cette heure les Grandes Figures du Jazz Manouche. Elles méritaient une année de vacances, les premières lignes, les deuxièmes lignes aussi, et j’irais travailler, où, je ne savais pas encore, les festivals étaient annulés, mais j’irais travailler. J’étais passé au « Pass’Avenir ». J’avais vu, ce matin, ma formatrice à la télé, euh non, en vidéoconférence, je m’y perdais dans les écrans. Elle était belle, ma formatrice. Elle ne portait pas de masque, ma formatrice. La distance obligatoire était respectée, deux écrans d’ordinateurs entre nos yeux. La maîtresse nous expliquait les règles de ce nouveau jeu. Impatients, avides élèves, nous pénétrions dans le fabuleux labyrinthe du « Pass’Avenir ». J’explorais les traits de ma personnalité, ma famille d’intérêts, mes aptitudes, mes inaptitudes, mes profils professionnels, de face, de dos, d’en bas et d’en haut, mes conditions de travail, une mezzanine avec vue sur des bébés escargots et leur maman sur la vitre de ma fenêtre donnant sur une fleur donnant sur des bambous donnant sur un olivier donnant sur… le jardin dont je rêvais, le jardin de la maison dont, bientôt, je serais mis dehors. Dehors, éclairé par la Lune, je marcherais, je marcherais un pied derrière l’autre. Je ne pouvais toujours pas rendre visite à mon Papa. « Les masques, Adjudant ? – Lesquels, Grand Chef ? ». Duchesse Johanna de Nantes avait parlé. J’aimais quand elle parlait, notre Duchesse. Je plaisantais, car, au fond, je l’aimais, Johanna. Elle parlait bien : « Mon objectif est que chaque Nantaise et chaque Nantais puisse bénéficier d’un masque lavable et réutilisable au moment du déconfinement ». De belles idées rayonnaient, et tout le monde s’activait à coudre des masques. La solidarité n’était pas qu’un vain mot sur le fronton de la République nantaise. Bientôt, j’achèterais une machine à coudre. « Liberté, égalité, solidarité ! ». Je savais ce que j’offrirais à mes amis pour Noël… « – Un masque, comme c’est original, il ne fallait pas, c’est trop gentil ! – C’est une bonne surprise, n’est-ce pas ? Tu es heureuse ? – Si tu savais !… ». Raoul de Marseille tenait un autre discours, Raoul, le papa cool, le yéyé aux cheveux longs qui en avait, dans le panier, des idées ! « Raoul, tu tires ou tu pointes ? ». Raoul, on l’aimait bien, c’était devenu notre pote, Raoul, le mec intelligent de la Capitale bleue, de la bouillabaisse, des olives et du pastis, Raoul ! « Le virus est saisonnier ». Enfin, il y avait de grandes chances… La Libération était prévue le 11 mai 2020. « Les masques, Grand Chef, je les ai ! – Plus besoin, Adjudant, Raoul a parlé ! – J’en fais quoi, des masques, Grand Chef ? – Des petits bateaux, Adjudant ! ». Raoul était cool, grâce à lui, nous étions sauvés. Il ne restait plus que lui, le Papa Noël, confiné dans sa bulle. Un dicton disait : « Papa Noël confiné dans sa bulle, plus de cadeaux à Noël, c’est nul ! ».
Le Papa Noël confiné dans sa bulle, il y avait longtemps, que je l’avais acheté, le Papa Noël confiné dans sa bulle, c’était le cadeau que je m’étais offert pour le 24 décembre 2019, moi, le Papa Noël du Noël Magique de La Baule-Escoublac qui avait offert tant de sourires aux enfants, moi, le Papa Noël de l’océan, le plus gâté et gâteux des Papa Noël ! « – Tu es le vrai ? – Oui, je suis le vrai puisque tu me vois ! ». Le Papa Noël confiné dans sa bulle, l’autre, la miniature, avait rejoint mon Musée de Souvenirs, devant une jolie carte postale de Conques. « Conques, un jour, je t’emmènerai, Papa Noël ! Nous prendrons le chemin de Compostelle ! Nous sauterons les barbelés, sourirons aux taureaux, traverserons le Plateau des Mille vaches, laisserons les pâquerettes en paix, danserons un air écossais et glisserons sur Conques ! – Terminus, tout le monde descend ! ». Conques, le Moyen-Agé, niché au creux d’un vallon, au milieu d’arbres millénaires ! Conques, sa vallée de l’Ouche, ses toits de lauzes, son séchoir à châtaignes, sa porte de Fer donnant sur les prés pour le mendiant qui avait la clé ; Conques, ses fontaines en cascade désaltérant les pieds des pèlerins, lumineux d’ampoules ; Conques, son Four à pain, ses miches généreuses ; Conques, son Oratoire de la Capelette où se cacher pour une amourette ; Conques, sa Chapelle Saint-Roch, son Château d’Humières ; Conques, son Hostel Dadon des douleurs où l’on y entassait tout ce que le monde avait d’impotents et d’incurables ; Conques, son couvent de sœurs et son joyau impénétrable ; Conques, Trésor paré d’or, de pierres précieuses, de camées et d’intailles, on apprendrait au croyant, dans son Abbatiale Sainte-Foy, à se déposséder de ses richesses, faire vœu de pauvreté ; Conques, tout ce que le Moyen-Age avait de sublime, je l’aimais pour sa rivière, ses forêts, ses toits de Lauze, ses fontaines et mes songes. J’y serais saltimbanque, boulanger, tailleur, drapier, cordonnier pour réparer mes sandales. Conques, je l’avais découvert avec une bande de pèlerins hirsutes, d’un autre temps. Nous étions partis, sans rien, que nos sandales et nos pieds, rêvant d’un autre monde. Conques, j’y étais revenu avec mon Frère Sébastien des Bagattelli, poète au grand cœur, qui donnait voix à la Cigale, au Corbeau et au Chat ! Du Haut du Moyen-Age, de l’autre côté des murailles, nous jouions Les Fables de La Fontaine pour les pèlerins exténués. Nos plus beaux spectateurs étaient ces enfants et ces êtres qu’on dit éclopés de la vie, les « handicapés ». Les sourires étaient nos récompenses, des éclats de lumière dans nos chapeaux troués pour laisser passer leurs soleils.
19h30, le Chef de la Santé allait parler sur BFMTV. La lèpre avait disparu de nos enceintes. Le solde était négatif. Je buvais des olives et mangeais un pastis en pensant à Raoul. Mes gestes de barrière devenaient automatiques. J’aimais mes Frères et mes Sœurs. L’Ecosse dansait dans mon cœur. J’avais un Bon Cadeau, quelques mots de ma main, des volutes de pensées entre nous.
Cadeau (Le Petit Larousse de Poche) : Objet offert pour faire plaisir ; présent.
Cadeau (Le Petit Rousse de Poche) : Ton sourire.
Ce soir, j’ouvrais mon Bon Cadeau, c’était Vous…
Thierry Rousse, Nantes, Mercredi 22 avril 2020.
14ème récit, 38ème Jour de ConfiNez