Le vélo
Quelques vagues souvenirs
De mes vingt ans
Quelques morceaux de route
Quand j’avais du temps
Ou plutôt
Quand j’avais pris ce temps
A vingt ans
Étudiant
D’accomplir mon plus long parcours
Pointant mon nez au petit jour
De Vézelay au Puy en Velay
Une coquille Saint-Jacques
Sur mon chapeau de pèlerin
Souvenirs de galères sans fin
Le vélo
Une chaîne qui n’en finissait pas de dérailler
Du cambouis sur mes mains toutes tachées
Un peu plus chaque jour
Et des cris de colère
Résonnant aux alentours
Jusqu’aux creux des collines
Je déversais tout mon spleen
Jusqu’aux confins de l’atmosphère
Je criais le vélo c’est la pire des galères
Pourquoi
Mais pourquoi
Suis-je parti
Pour chercher chaque soir
Dans une bassine d’eau
Pour chercher chaque soir
Dans ce champ tout noir
Rien que des petites bulles à la surface
A la surface de mes pneux poreux
A la surface de mes pneus crevés
A la surface de mes jambes lasses
A la surface encore une fois changer
Avec des rustines de fortune
Encore une fois recoller
Les morceaux usés du bitume
Le vélo
Les pneus toujours dans l’eau
Pourquoi
Mais pourquoi
Suis-je parti
Lui bien loin devant mon ami
Bien plus loin que moi
Lui au svelte corps sportif
Et moi au corps mouton chétif
Lui déjà arrivé
Et moi à pédaler
Coq Seul
Agrippé au guidon de mon linceul
Et moi à rêver d’être toi
De tous les vélos être le roi
Mes yeux mendiant ne voyant
Que le goudron brûlant
Défiler sur mes larmes esseulées
Le vélo
Rien des beaux paysages de Bourgogne
Et cette selle en triangle des Bermudes
Un supplice pour mes fesses dure Lune
Plein de pensées dans mon cerveau qui se cognent
Pourquoi
Mais pourquoi
Suis-je parti
Sur ce vélo
Même pas beau
Tout rouillé
Abîmé
Alors que je serais bien plus heureux
A marcher les pieds dans l’eau
A goûter à la liberté
D’un océan chaleureux
Le vélo
Pourquoi souffrir le martyre
Sur cette terre
Quand je voulais juste partir et vivre
Vivre et voir la vie
A vingt ans
Etudiant
Au grand air
Le vélo
Ni ce cambouis
Ni la solitude
Tout le temps
Laissant des traces
Sur mon visage
Vélo maudit
Viens que je te casse
Le vélo
Et
Toi
Et toi
Soudain
Par tes récits
Tes pérégrinations
Tu serais presque à me réconcilier avec lui
Toi la Jules Verne des temps modernes
Que le hasard m’a fait connaître
Dans un bar de vélos à lettres
Toi la troubadour “sans cornemuse ni château” (1)
Toi qui as parcouru huit mille kilomètres face aux vents déferlant
“Frêle comme un roseau” (1)
Dix huit pays des Alpes à la Mer Noire
Sur les ailes de ton vélo miroir
Tu me transportes par tes mots scintillants
De rayons aimant
Tu m’as donné l’envie de raconter
Mes brèves de comptoir à pédaler
Au fil des dernières pages blanches de ton livre
Comme une histoire nouée qui se délivre
Affronter les vents contraires
Pour accueillir ceux qui nous portent
Le vélo
Le vélo m’avait envoyé soudain
Sur de longues nationales
J’avais frôlé de près les poids lourds
Ou plutôt les poids lourds avait ignoré
Ma toute petite existence de plume
J’avais effleuré la fragilité de mon corps
Et pénétré ma plus profonde solitude aussi
Et toi tu m’as dit
“La solitude nous rappelle
Qu’on est vivant !” (1)
C’est peut-être bien
Ce que j’ai senti dans les descentes
Le goût de vivre
De me laisser porter
Par le souffle de cette vie
Entendre mon coeur battre à cent à l’heure
J’exagère rien qu’un peu
La tête en l’air
Amoureux des dieux
Et de mon vieux vélo
Le vélo
Enfin savourer
La beauté des montagnes
C’est peut-être bien ce que j’ai appris du vélo
La descente n’existe que grâce à la montée
L’effort à grimper
N’en rend que plus belle
La saveur à me laisser aller au bonheur
La fierté d’un sommet atteint
Être un peu plus grand demain
Et me dire au-moins
Qu’à vélo
Je prends soin de ce qui est beau
Je n’écrase point un escargot
Ni même un hérisson
Je laisse la nature
Comme je l’ai trouvée
Sublime
Sur les monts des dieux
Au sommet des cimes
Le vélo
A travers la campagne
J’ai fait chair avec elle
Comme la compagne
La plus chère à mes yeux
Le vélo
Sur l’asphalte
J’ai fait une halte
J’ai couché mon vélo dans l’herbe
Et vu cette fenêtre ouverte
Un monde Fleurs de Paradis
Où nous serions toi et moi unis
Toi qui me portes moi qui te conduis
L’un sans l’autre serions au point mort
Ce qui est au dedans est au dehors
Force des mollets force de l’univers
Des étoiles brillant en nos cœurs
Nous sommes que poussières
Le vélo
Le plus beau
Le maillot jaune
Je savais bien
Que je ne l’aurais jamais
Et qu’importe
Ce n’était pas la compétition
Qui motivait ma vie
Je n’avais pas besoin
D’un vélo ultra-puissant
Ni de mollets de Titan
Ni d’un dopage fulgurant
Ni d’une caravane publicitaire
Pour ouvrir mon chemin
Ni d’un podium pour me sentir glorieux
J’avais besoin que de toi
Mon vélo
Mon compagnon
Mon ami
Pour partager
A nous deux
Le bonheur d’être heureux
Mon vélo et moi
Plus lent que le train
Cheval des Indiens
Des temps
Renaissant
A Pâques
Le vélo m’apprendra à voir
L’iris des fleurs
De Bach
A en humer toute leur saveur
Le vélo
Harmonieux
C’est pour toi
C’est pour moi
Rien qu’un monde bienheureux
Le vélo et toi et moi
Et tant pis si de nous on rit
Ce qu’on désire
Du vélo
C’est le vent de la vie
C’est un halo
Infini
Qui irradie nos yeux
Et éclaire nos visages de sourires
Thierry Rousse Nantes, lundi 1er avril 2024 "Une vie parmi des milliards" (1) Florence Ramel “Pérégrinations d’une nomade”