Une vie encyclopédique si belle

 

Un mot en remplaçait un autre. Le mot de ce début d’année n’était plus « masque » mais « vaccin ». Produire, acheminer, administrer le vaccin. Les reproches fusaient. Que faisaient le Grand Chef et les Chefs? A croire que tout le monde aspirait à ce vaccin. En finir une bonne fois pour toutes de cette guerre. En sortir vacciné ou ne pas en sortir. Avions-nous encore le choix ?

Vaccin: « Substance d’origine microbienne qui, inoculée à une personne ou à un animal, lui confère l’immunité contre une maladie ».

Ce vaccin serait notre bouclier invincible contre la vilaine sorcière. Un mot parmi les trente huit mille mots de mon Mini dictionnaire Larousse. Des mots à apprendre, des mots à savoir. Je préparais ma nouvelle mission: animateur dans les écoles au sein des Ateliers Apprentis Lecteurs. Quelle belle mission, transmettre le goût de la lecture aux enfants ! Les écrits avaient encore une vie. Je me plongeais dans « Ma première encyclopédie Larousse ». Premiers regards sur le monde, premières connaissances. Un ouvrage qui répondait à toutes nos questions d’enfants, de la naissance aux étoiles. Pour faire un bébé, il fallait un homme et une femme. L’amour n’était pas cité. Il était supposé, je supposais. L’enfant vivait neuf mois dans le ventre de sa maman. Il s’en passait des aventures pendant neuf mois. Plus rien ne semblait secret. Une drôle de caméra avait tout filmé. Le bébé naissait d’une rencontre, celle d’un spermatozoïde et d’un ovule. Exprimée ainsi, la vie n’avait rien de romantique. Une probabilité, un hasard, un phénomène biologique. Un oeuf se formait et se divisait en deux, puis quatre, puis huit, puis seize cellules,…. Le bébé était le fruit de cette multiplication de cellules, un résultat purement mathématique. A deux mois, il ressemblait déjà à un petit être humain. Son coeur battait. On le nommait « embryon », étrange prénom. A trois mois, il mesurait sept centimètres, et nous pouvions à présent connaître son sexe. Fille ou garçon?  » Qu’attendais-tu ? Tu es déçu? Tu es ravi? ». Au quatrième mois, on pouvait voir ses doigts s’agiter. « Coucou, je suis là ! » La maman souriait. « Je suis deux maintenant ». Au cinquième mois, le bébé jouait au judo ou au football dans le ventre de sa maman. Ses cheveux poussaient et il suçait son pouce, peut-être pour occuper son temps. « Quand est-ce que je sors de là ? Y’en a marre d’être confiné ! « . Au sixième mois, il pesait un kilo. Un beau bébé sur la balance du bonheur. Il découvrait toutes sortes de goûts en avalant le liquide amniotique qui lui tenait compagnie. Aux septième et huitième mois, il avait tellement grossi qu’il pouvait à peine nager dans sa mer. L’aquarium était devenu trop petit. Il était vraiment temps d’en sortir. Qu’y avait-il de l’autre côté? « Neuf mois, je suis près! J’ai hâte de découvrir votre monde ! ». La maman avait beaucoup lu sur le sujet, s’était inquiétée sans doute. « Tu accoucheras dans la douleur ». Stupide, cet Ancien Testament ! Fallait-il absolument passer par la souffrance pour donner la vie? Le bébé criait-il de joie, ou, de peur? La maman le serrait contre son sein. Le médecin coupait le cordon ombilical. Tout commençait pour cet enfant, grandir dans le monde des grands. Quel monde lui avions-nous préparé ? Tout était-il bien rangé, propre, chaque chose à sa place? Tout était-il vie, envie, désir ? Tout était-il beauté, douceur? Tout était-il tendresse ? Où était le papa? Ma première encyclopédie se terminait par « Les hommes dans l’espace ». Six fois déjà, des astronautes étaient allés sur La Lune. Qu’y cherchaient-ils ? Une autre Terre ? Vivre en apesanteur? Flotter, blottis dans le ventre d’une Mère Univers ? Ils emportaient leur oxygène, dans leur combinaison scaphandre. Confinés. Confinés dans l’infiniment grand de l’espace, pendant que sur Terre, les Capulet et Montaigu s’affrontaient.

Je rêvais d’une autre vie pour le bébé où les étoiles se rencontraient et s’aimaient.

Fragile, un amour fragile qui m’invitait à en prendre soin à chaque souffle.

Inspirer. Expirer.

La Vie.

Si mystérieuse.

Un « Refuge ».

J’écoutais le nouvel album de Jean-Louis Aubert.

Des chansons si belles.

« Va où ton coeur te dit » (*)

Je me retrouvais le coeur sur La Lune, bercé de songes. Tout était prêt. Je pouvais enfin sortir, montrer mon nez à la vie. M’envoler jusqu’à toi.

Thierry Rousse,

Nantes,

Mardi 5 janvier 2021

« A la quête du bonheur »

(*) Jean-Louis Aubert

Roméo 2021

 

 

 » – Combien de vaccins aujourd’hui, Adjudante ?… – Euh… – Que faites-vous? Vaccinez, que diable ! ».

J’imaginais le Grand Chef rouge de colère. Songeait-il déjà aux prochaines élections ?

Peu avant Noël, le Grand Chef avait été testé positif à La Covid. Oui, maintenant, nous disions « La Covid » et j’en ignorais la raison profonde. Encore un coup du sexe masculin ? La femme avait bon dos, coupable de tous les maux des hommes. Le Grand Chef s’était isolé dans un joli Pavillon de Chasse à Versailles. Tout le monde ne chassait pas. Il allait mieux, le Grand Chef. Après cet épisode royal et champêtre, des vacances l’attendaient avec sa Dame dans un Château Fort, sur une île bleue en Méditerranée, à l’abri de la vilaine sorcière de notre siècle. Le Grand Chef avait proclamé ses voeux. Je ne les avais pas écoutés. J’avais décroché, à dire vrai, depuis quelques temps.

France Culture et une nouvelle rentrée prenaient le pas sur cette guerre contre le virus. Mes pensées s’ouvraient sur d’autres sujets. Je me sentais plus libre, plus léger. Préserver ces moments d’écriture, ces temps de lecture m’étaient essentiels. Une bulle d’oxygène dans la brume hivernale. Apprendre de nouveaux mots. Les explorer. En saisir tout leur sens, en goûter leur saveur. Continuer d’évoluer dans cette quête du bonheur infinie, exaltante.

J’avais décidé d’aider notre Roméo de Clisson, enfin, l’aider à s’aider lui-même.

Roméo était parvenu à regarder tout ce qui était beau sur le chemin qu’il avait parcouru jusqu’à ce jour. C’était déjà un premier pas vers le bonheur. Ne considérer que ce qui avait échoué, râté, ne voir que ses erreurs, ses négligences, ne ressasser que ses failles, n’aidaient en rien. Et tout ce qui n’aidait pas était inutile. Il paraissait bien plus constructif à Roméo de regarder ces quelques pierres qui lui permettraient de bâtir que ce toit effondré, des heures et des heures, le regard dans le vide. Au lieu de continuer à dégringoler et dégringoler de son arbre, Roméo avait décidé de s’élever.

« Je voudrais être ton oiseau ! » (*)

Il n’était jamais trop tard pour être heureux. Le bonheur était l’addition de toutes ces joies semées, cueillies et partagées sur les sentiers, même en temps de guerre. Même au temps de la vilaine sorcière, l’amour fleurissait.

« Il faut toute la vie pour apprendre à vivre » disait Sénèque.

Thierry Rousse,

Nantes,

Lundi 4 janvier 2021

« A la quête du bonheur »

(*) « Roméo et Juliette », Shakespeare

Des voeux passés, présents et à venir ( Roméo de Clisson)

 

Depuis deux jours avait commencé le mois des voeux. Les voeux étaient liés au nouvel An, une tradition qui remontait à Babylone, deux mille ans avant Jésus- Christ. A l’origine, cette fête avait lieu au printemps pour « honorer le dieu Mardouk qui protégeait les récoltes ». La saison du printemps me semblait plus propice à célébrer une nouvelle année. Nous devions ce regrettable changement à Jules César en 46 avant Jésus- Christ. La nouvelle année commencerait le premier Janvier, César l’avait décidé.

Au Moyen-Age, cette tradition fut déplacée selon le désir de chaque peuple. Les Anglais fêtaient le nouvel An en mars, les Français, le dimanche de Pâques, les Italiens, à Noël. Les Russes et les Slaves avaient deux jours de l’An, le premier janvier et les treize et quatorze janvier, le « Nouvel An ancien ». Le Nouvel An fut même fêté un premier septembre, célébrant la fin des travaux agricoles.

Pierre Le Grand décréta le 19 décembre 1699 que le Nouvel An serait dès lors fêté le premier Janvier.

Je profitais de ce temps pour accomplir le bilan de mon année écoulée et définir mes objectifs pour l’année à venir. Ce temps était également marqué par l’habituelle formule de voeux que j’adressais à mes proches et que je recevais de ceux-ci ou de connaissances plus éloignées. A la formule habituelle, « Bonne et heureuse année », je cherchais à personnaliser mes voeux en fonction de mes destinaires. Il était question de bonheur, de santé, de réussite avec des mots plus précis. Le bonheur, la santé, la réussite pouvaient être vagues. Ces souhaits apparaissaient comme un regain d’énergie, une renaissance. Quitter le vieil habit, ce qui s’était brisé, ce qui avait échoué, ce qui avait été douloureux, pour revêtir le nouvel habit de lumière. Chaque premier de l’An était l’occasion de croire que tout irait mieux à présent, que je ne ferais pas les mêmes erreurs, que je tirerais un enseignement de mes erreurs, que je choisirais, cette fois-ci, de bons objectifs et que je m’y tiendrais pour réussir. Chaque premier de l’An était une nouvelle chance qui m’était offerte pour être heureux.

Il me restait à définir chaque mot. Qu’est-ce que j’entendais par « bonheur », « santé », « réussite », « erreur », « tromper », « briser », « quitter », « revêtir », « enseignement », « vieil habit », « habit neuf »… ? Me suffisait-il de changer d’habit pour changer ? Cela pouvait m’aider. M’aimer, prendre soin de moi pour être en capacité d’aimer les autres et prendre soin d’eux. La réussite était peut-être là.

Je regardais Roméo assis sur un banc, au bord de la Sèvre, dans un jardin italien à Clisson. Un jardin reconstitué de toutes pièces. Un jardin antique, romantique, d’un calme érotique. Une rose effleurée. Juliette avait disparu de ce banc.

Roméo avait dégringolé depuis quelques années. L’arbre du jardin lui avait pourtant offert de belles branches auxquelles s’accrocher pour l’aider à s’élever. Les avaient-ils trop vite quitter pour un autre arbre qui lui semblait plus intéressant, plus beau, plus fécond, plus robuste, plus grand, plus moderne ? Avait-il voulu trop vite tout oublier de sa vie afin de renaître à une nouvelle vie? Le Nouvel An lui avait-il tourné à ce point la tête ?

Roméo détournait à cet instant la tête, et, regardait, derrière lui, tout ce chemin parcouru. Il vit que ce chemin était beau et qu’il ne regrettait rien de ce chemin, qu’il avait vécu ce qu’il avait à y vivre, qu’un jour, il comprendrait, le secret du bonheur.

Un moulin et une guitare, sur l’autre rive, l’attendaient.

Thierry Rousse,

Nantes,

Samedi 2 janvier 2020

« A la quête du bonheur ».

Entre fromage et théâtre

 

J’avais décroché. Décroché des discours des Chefs et du Grand Chef. Où en étions-nous ? Maintien du Couvre-feu ? Troisième confinement ? Libération conditionnelle ? Travail d’intérêt général ? La campagne de vaccination avait débutée par les plus fragiles dans les Ehpad. Le nombre de cas positifs, quant à lui, augmentait dans certaines régions. La menace d’un reconfinement semblait planer. Des maires le réclamaient. Les Chefs paraissaient hésitants. L’économie ne devait pas s’arrêter. Le confinement devait être utilisé à des fins exceptionnelles. Notre moral devait être pris en considération. Les vacances de Noël n’étaient pas finies. Les âmes des Chefs étaient-elle soudain animées de bonnes intentions tels des anges-gardiens bienveillants ? Il ne fallait pas lasser l’opinion, décourager les mains des travailleurs. La Chine, quant à elle, se glorifiait de ne plus avoir aucun cas sur son territoire et d’avoir obtenu un nombre minime de morts. Le Chef de la Santé de notre beau pays parlerait ce soir. Je n’avais plus envie de l’écouter. Le sujet avait fini par me lasser malgré ses bonnes intentions.

Le ciel bleu m’appelait à une marche dans la forêt. Oter ce masque, respirer, ramasser du bois. Des besoins simples. Essentiels. Le programme que j’avais prévu ce jour, étudier les livres et les jeux pour les ateliers que j’animerais dans les écoles à partir de janvier, avait été chamboulé. Je m’étais accordé ce temps entre deux emplois. Appuyer sur la touche « Pause ».

Pause.

Après la forêt de Touffou, je fis une halte à ma chère Chaussée des Moines. La Sèvre avait débordé. Les allées étaient interrompues par des mares. Je n’avais pas songé aux bottes ni à ces entraves. Les cyclistes, fiers, fendaient l’eau. J’aurais aimé être un cycliste. J’accueillais l’imprévu du piéton. Je rebroussais chemin, tentais une autre allée. Une autre mare, de nouveau, m’arrêtait dans mon élan. Il y avait des journées où rien ne se passait comme je l’avais désiré. Un peu comme la vie. Ces mares rappelaient à ma conscience que j’habitais une Terre vivante. L’heure du retour était venue.

Sur la route, France Culture poursuivait mon instruction. J’apprenais que Lewis Caroll ne s’appelait pas Lewis Caroll mais Charles Dogdson. Charles Dogdson enseignait les mathématiques. Il s’était pris d’affection pour une petite fille de quatre ans, Alice. Seize années plus tard, âgé de trente six ans, il la demanda en mariage à ses parents. Alice avait seize ans. A cette époque, une telle demande était légale et normale. Les parents d’Alice s’y opposèrent catégoriquement. Charles écrivait « Alice au pays des merveilles » pour Alice en souvenir de leurs moments partagés. Il n’avait aucune intention de rendre publics ses écrits. Etrange histoire. Je sortais ce livre de ma bibliothèque, Ce récit m’avait toujours paru obscur. J’envisageais de le relire. Comprendre qui était Alice et qui se cachait derrière Lewis Caroll. « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? » (*).

Inventer un monde ? Le théâtre avait inventé de nombreux mondes où toute ressemblance avec la réalité, nos désirs, nos peurs, nos révoltes, nos souffrances, nos utopies, nos passions n’était pas que pure coïncidence. J’aimais incarner des personnages aussi différents les uns des autres, porter la voix d’auteurs, leurs interrogations, leurs réflexions, leur poésie, leur humour, leur fantaisie. Sur la scène d’une salle, la place d’un village, ou, à l’ombre d’un arbre. Le théâtre était une grande partie de ma vie. J’aimais également écrire, composer et jouer mes textes. Inventer un monde, inventer des mondes, donner un peu de sens, peut-être, à la vie. Une marre. Un imprévu. Un chemin interrompu. Des répétitions suspendues. Des projets en attente. « La ferme des animaux » de George Orwell, « Mon Pote âgé », « Le grain de sable »… Plus aucune date en perspective. Quand retrouverais-je la joie d’une rencontre avec le public ? « Notre moral devait être pris en considération » . Le théâtre n’était pas un bien essentiel, à en croire l’avis de nos Chefs. Les théâtres comme les cinémas et les musées constituaient de hauts lieux à risque pour la propagation du virus. Tous les efforts, pourtant, avaient été réalisés dans les théâtres et les cinémas pour assurer la sécurité du public. Une chaise sur deux inoccupée. Une entrée progressive et espacée des spectateurs dans la salle. Le port du masque obligatoire. Une sortie également progressive et espacée. Je regardais les longues files d’attente devant les boutiques, aux étals du marché, ou, aux caisses des supermarchés. Les distances avaient été oubliées. Que comprendre à ce que je voyais ? Je doutais des bonnes intentions de nos Chefs. Inventer un autre monde que le monde pensé par nos Chefs pouvait-il être dangereux ? Christophe Alevêque, interwievé par L’humanité Dimanche, exprimait sa colère. Il devait retrouver son public le 17 décembre. « On a supprimé tout ce qui avait trait au plaisir et au bonheur. Ce n’est pas quantifiable mais cela se paye à un moment ou à un autre. Le plus dangereux est notre résignation, la vitesse à laquelle nous avons obéi. Nous avons aujourd’hui le choix entre la psychose et la névrose. Nous nous retrouvons dans un cercle vicieux de pensée duquel on ne sort pas ». (**).

J’étais sorti du cercle. Le monde semblait me sourire depuis Noël. Une cordonnière réparait ma chaussure. Au fil du temps, la semelle s’était décollée. L’agent de SFR m’adressait un nouveau câble d’alimentation pour ma Box internet. Le cadre de Santé de l’Ehpad m’autorisait à visiter mon papa. Le contact avec la vie était rétabli. Je servais des fromages lors de ma vacation à Scopéli. Je parcourais le tour de France.

Comté, Saint-Véran, Roquefort papillon, Fourme d’Yssingeaux, Beaufort d’été, Brie fermier, Saint-Nectaire laitier, Cantal entre-deux, Saint-Paulin, Munster, Pigray aux graines de poivre vert, Tomme des ailerons, Entrammes Tradition, Curé Nantais, Persillé, Rebignon, Tomme des trois mois, Reblochon, Belchamp, Chèvre Chabichou, Raclette… Mon coeur était en appétit, et, j’imaginais déjà les douces soirées qui nous attendaient au coin du feu.

Et si je jouais un spectacle, « Les fromages ont du coeur », sur l’étal d’un marché ?

Le théâtre était un bien-être essentiel.

Thierry Rousse,

Nantes

Lundi 29 décembre 2020

« A la quête du bonheur »

(*) Lewis Caroll « Alice au pays des merveilles »

(**) L’Humanité Dimanche du 24 décembre au 6 janvier

De Laponie à La Bôle, le plus beau des Noël

 

Laponie. La glace fondait. Décidément, l’esquimau glissait entre mes doigts. Je sauvais le petit Ours de la fatalité. Je l’emmenais dans mon panier rempli de cadeaux. « Je retrouverai ta maman, promis ! ». Nous nous laissions porter par le courant des étoiles, accrochés à une pomme de pin dansant sur les vagues. Un surfeur nous accueillait sur sa planche au milieu d’une baie classée. La plus longue plage d’Europe. Un sable fin avait recouvert le village d’Escoublac. Des années s’étaient écoulées depuis. Des villégiatures étaient nées sous les pins. Le Chemin de Fer acheminait de la Capitale des vacanciers fortunés. Grand-parents, parents, petits-enfants. Mille sept cents villas qui se rivalisaient d’originalité, de beauté, de charmes séduisants. De génération en génération. Une douce vie familiale, paisible se transmettait d’âge en âge. La culture d’un art de vivre, d’une certaine réussite professionnelle et personnelle entre Deauville et Biarritz. Tout était si romantique , si pittoresque derrière ce long mur de béton. Petit Ours et moi le traversions. Nous aimions tant nous perdre dans les sentiers, entre les fissures, à la recherche d’une maison. Il ne restait qu’une villa, face à l’océan, tout près du Casino. Les autres avaient été rasées pour élever ces immeubles sans âme. Nous regardions cette villa. Elle nous plaisait bien avec sa tour, Petit Ours et moi. Il y a des maisons qui ressemblent à des contes de fées, et, celle-ci, en faisait partie.

« Certes, je t’avais menti. Je ne venais pas de Laponie. Toi, non plus Petit Ours. D’ailleurs, tu étais un Ours Brun. Tu n’avais connu que les forêts, les épines de pins, les cerfs, les sangliers, les écureuils, les lapins, peut-être, les loups » .

Qu’importe, nous étions passés de l’autre côté de ce mur de béton, une nouvelle vie nous attendait, une chanson de Cabrel. « Hors Saison ». Quelle villa choisirions-nous pour être heureux ? Une maison en bois avec un piano ? Petit Ours hochait la tête. « Ta maman avait vécu en Laponie. Un bloc de glace s’était détaché. Ta maman dérivait sur son île, solitaire. Quel Chef s’en souciait ? ». J’apprenais qu’elle avait échouée parmi une tempête de sable, quelque part, à La Bôle. Il me fallait mener l’enquête. J’avais envie de trouver une maman pour ce petit Ours bien triste. « Je serai, aujourd’hui, ton Père Noël ! ».

Ma Laponie ressemblait à une pièce exigüe tout au fond d’un parking souterrain, une pièce aux murs décrépits équipée d’un lavabo, d’un miroir, d’une chaise, et d’un WC. Tout ce qu’il y avait de moins fééerique pour permettre à la magie d’opérer. « Pour toi, Petit Ours ». Le passage de l’autre côté du miroir sollicitait la plus grande précision. Un esprit méthodique. Une concentration. Le temps m’était compté. Enfiler le pantalon rouge. Les bottes. Le maillot blanc aux manches longues. Le gros ventre factice. L’écharpe blanche. Saupoudrer mon visage et mes sourcils de talc. Enfiler la veste rouge. Serrer mon gros ventre de la large ceinture noire. Coller les rubans adhésifs double face. L’un sur mon menton. L’autre au-dessus de ma bouche. Fixer la longue barbe blanche. Protéger mes oreilles de coton. Poser mes lunettes puis mon masque de zorro blanc. Enfiler le long manteau rouge épais. Les cheveux blancs bouclés. Le bonnet rouge sans pompon. Les gants blancs. Prendre le panier avec Petit Ours. Monter dans le traîneau du vingt et unième siècle électrique. Nous étions prêts, prêts à accueillir les acclamations des enfants qui se précipitaient aux grilles des écoles visitées. Prêts à offrir les sourires de nos yeux et en recevoir.

Petit Ours et moi n’avions pas de chalet cette année, ni de chocolats à distribuer. Le Noël Magique avait été annulé à cause du virus. Où était-il ? Se cachait-il sur l’emballage d’un chocolat ? Le virus ? Pas de contact tactile que le contact du regard et de la parole. Combien de temps pourrions-nous vivre sans nous toucher ? Roméo et Juliette ne s’embrassaient plus depuis belle lurette. Il leur était dès lors interdit de s’asseoir sur un banc face à la Lune. Couvre-feu sur un amour qui s’éteignait peu à peu. La braise du désir pouvait à tout instant le faire rejaillir.

Petit Ours et moi arpentions les marchés, les avenues, du Guézy au Casino en passant par Lajarrige, Escoublac et la place de la Victoire, affrontant les rafales de vent et les pluies du grand large. « Y a le Père Noël !  Y’a le Père Noël ! ». Le long défilement des voitures nous saluaient, l’émerveillement au fond des yeux. Certaines s’arrêtaient pour la joie de leurs enfants, de leurs parents et grands-parents.

Du Noël Magique, il restait le Père Noël. Fidèle au poste. La fête du divin Enfant était sauvée. Le Père Noël était masqué. Dieu s’était fait Homme pour sauver l’humanité. Nous avions tous envie d’y croire. Une bulle de tendresse au coeur de la tempête des éléments nous abritait. Les lapins, les écureuils, les loups, les rennes étaient là. Le traîneau aussi. Le Marin Solitaire, grand voyageur des mers, Loïc Peyron dédicaçait son livre sous le chalet de la librairie Lajarrige. Un cadeau géant d’Amour avait été déposé un peu plus loin, au rond-point de la rue du Général De Gaulle, face à l’église. Sur le marché central, une jeune journaliste m’interrogeait. La vie d’un Père Noël au temps du virus. Petit Ours était fier de moi. Une épicerie, une pharmacie, une galerie d’art, une boutique de haute couture, un salon de coiffure très à la mode, toutes les portes s’ouvraient à nos sourires. A la nuit tombée, sur la Place de la Victoire, les enfants, depuis le manège et l’aire de jeux, affluaient vers nous deux, sous la boule géante de lumières d’or scintillantes. Noël était bel et bien au rendez-vous. « Et ma maman ? ». C’était dans ce quartier discret, caché derrière le grand Hôtel du groupe Barrière, fermé pour cause de virus, ce quartier où tout n’était que « luxe, calme et volupté », ce quartier où hommes, femmes, enfants étaient si élégants, une élégance qui me donnait l’envie d’être Baudelaire, que je retrouvais la maman de Petit Ours. Cette rencontre était si touchante, si délicate de tendresse. Petit Ours avait enfin une maman, la plus belle des mamans. Je quittais Petit Ours, une larme de bonheur à l’oeil suspendue. Je savais qu’il serait heureux à présent. Je descendais dans mon souterrain, ma Laponie. J’ôtais ces bottes, ces habits, cette longue barbe blanche, ces cheveux bouclés qui avaient fait de moi pendant douze jours une star. Une lumière continuait de briller dans mon coeur. Il y avait toujours une Fée sur Terre pour me faire croire aux contes. Sur la route du retour, confiné dans ma 106, derrière ses essuie-glace, France Culture avait pris la place de BFMTV. Les histoires y étaient tellement plus belles, plus vraies que ces actualités en boucle. Des histoires intimes pour raconter l’humanité, des histoires de joies, de pleurs, d’espoirs, d’amour perdu et retrouvé.

Noël aurait bien lieu. Je débouchais ma bouteille de chocolats au coeur fondant de tendresse. Mon masque blanc était devenu une voile, un étendard. Je parcourais le tour du monde des maisons. Près d’une cheminée, l’amour riait, s’enlaçait. Une maison pour Petit Ours et sa maman. Le plus beau des Noël.

Thierry Rousse,

Nantes,

Dimanche 27 décembre 2020

« A la quête du bonheur »

Un Noël sans Rois Mages, le Noël d’un enfant

 

Le Premier Chefs et ses Chefs avaient parlé. Il en manquait un à l’appel. Un seul. La Cheffe de la Culture. Une pure coïncidence, sans doute. Une femme. Les théâtres, les cinémas resteraient fermés. Les grands temples de la consommation, ouverts. Nous n’aurions plus besoin de cocher les cases à partir du quinze décembre. Plus d’erreur possible. Entre-deux. Une petite récompense pour mieux nous faire passer le couvre-feu. Rentré vingt heures à la maison. Des dérogations étaient permises pour contempler les étoiles. Noël resterait Noël et nous pourrions nous déplacer librement. En dehors de Noël, chacun resterait dans son périmètre de sécurité. Pas de fiesta pour le passage à deux mille vingt et un. Ce serait un jour comme un autre. Nous fêterions plus tard l’an chinois. Il fallait savoir changer nos habitudes, oser sortir de notre zone de confort. Noël se ferait dans l’intimité de nos cinq personnes les plus proches. « Am stram gram, pique et pique et collé drame… Ce sera toi qui sera invité… ». Je voyais déjà des disputes en perspective. « Pourquoi lui et pas moi ? Tu le préfères à moi ? ». Noël, aussi, n’était plus ce qu’il était. Les Rois Mages resteraient en Orient, avec l’or, l’encens et la myrrhe. Six seulement dans l’étable, Joseph, Marie, le petit Jésus, le mouton, l’âne et l’ange Gabriel. Le boeuf faisait la tête. Le chameau restait dans ses dunes. Le berger, seul, marchait avec son bâton en contemplant sa belle étoile.

La consommation était sauvée. Le parking de l’Auchan de Saint-Sébastien-Sur-Loire était complet. Tout n’était pas confiné et les queues étaient très longues et rapprochées. Nous n’avions pas eu le temps de nous interroger sur l’essentiel. Noël ?

« Le port du masque est obligatoire, terminus ». Le Bus-Accordéon m’emmenait place Foch, là où trônait tout en haut d’un pylone un pauvre Général bien isolé. Confiné sur son piedestral, il ne risquait pas d’attrapper cet invisible virus farceur. C’est qu’il ne devait pas avoir bien chaud là-haut, le Général. Je venais de déposer ma voiture chez Norauto. Je marchais et songeais à elle. Des bougies toutes neuves. Prête à s’élancer de nouveau sur les routes de la vie. Mes pas me menaient au jardin zen de l’île de Versailles, entre les rochers, les bambous, les sapins, la pagode. Les couleurs d’automne émerveillaient mon coeur. L’eau de ce pays des lotus était si paisible. Mes pensées flottaient sur les arbres-nuages. Le temps d’une pause. La Cocotte Solidaire attendait une ouverture reportée de jour en jour. Triste une ville où tous ses restaurants, ses troquets, ses théâtres, ses cinémas étaient fermés. Les sirènes hurlaient à n’en plus finir. Nantes brûlait-il ? Je marchais… une France en marche… vers mon rendez-vous à la Régie du CCAS recevoir mon Aide Coup de Pouce. Un bon Coup de Pouce plutôt qu’un coup de pied. Nantes était une ville sensible. Elle ne laissait pas sous les ponts les identifiants radiés de Paul Emploi. Paul s’en débarrassait. Nantes les accueillait. Un joli sourire. Première fois de ma vie. Une étrange sensation de me retrouver, soudain, de l’autre côté. Le côté des gens à la dérive. « Merci, Madame ». Nous étions de plus en plus nombreux, apparemment, de l’autre côté de la rive. Un jour, le nombre l’emporterait. La justice serait rétablie. Je me défendais d’entrer dans une librairie. Ces tickets, c’était pour manger. Je ne pouvais m’en servir que dans les grands supermarchés, ces grands supermarchés que j’avais fuis au profit des petits producteurs locaux. Il me faudrait retourner chez l’ennemi avec mes tickets, trahir mes convictions. Ce Coup de Pouce me rappelait un jeu très amusant : Le « Pouce Poucette », petit duel que la Fée Emma m’avait appris une nuit de pleine Lune. Mes pas dansaient un Madison devant l’imposant Tribunal de Justice. J’avais envie de tout connaître du droit. « Nul n’est censé ignorer la loi » et nul ne nous l’enseignait vraiment dans ses subtilités, ses finesses, ses détours, ses travers. J’entrais dans ce Monument aux marches imposantes. Un tapis rouge se déroulait sous mes désirs, des tables rondes, des coupes de champagne et deux charmantes hôtesses vêtues de robes noires derrière leur barre me souriaient. J’étais seul dans ce hall gigantesque, haut de plafond, décoré de volutes antiques. « -Vous cherchez ? – Un avocat. – Aux crevettes ? – Euh… – Je crois que vous êtes au mauvais endroit, Monsieur … ». Le Tribunal avait changé de place. Il se trouvait maintenant sur l’île de Nantes. Hideux. Tout noir. Une tombe. L’illustre Tribunal historique de Nantes, tout au contraire, éclatant, s’était métamorphosé en un hôtel-restaurant somptueux. J’imaginais déjà ses suites, ses draps de soie, ses doux oreillers, ses lits à baldinquin et ses petits déjeûners gargantuesques… euh… raffinés. Ma distraction me jouait des tours amusants. Il était midi et je doutais que mes tickets furent acceptés par ces deux charmantes hôtesses, quoique… Je descendais les marches en riant. Des ailes me poussaient dans le dos. L’enfance était notre plus beau chemin. Des ours étaient attablés à l’angle du restaurant de la Place du Commerce. L’animal avait repris sa place. L’humanité avait conquis ses bois et en était, aujourd’hui, à se confiner. Les sirènes continuaient à hurler à tue-tête. La « Une » de Ouest France m’informait que les policiers nantais étaient en colère. Je vis effectivement près du Château de notre Duchesse bien-aimée un long défilé de gyrophares. La police manifestait. Le monde était vraiment à la dérive. Bobby continuait de chanter « Forever Young ». C’était si beau, toutes ces notes, tous ces cris du coeur. Je marchais sur les étoiles de neige de mes Noël. Quel était mon plus cadeau ? … «  – Une orange. – Pourquoi ? – On peut la partager ». Les bougies de ma cent six étaient toutes neuves. Ils étaient tous magnifiques à Norauto, jeunes et sportifs. La vie était belle. J’en oubliais le prix. De retour au coin du feu, l’Application Anti-Covid m’annonçait : « Pas d’exposition à risque détectée ». J’étais sauvé pour aujourd’hui. Demain serait un autre jour. Petit Virus farceur me rappelait que la vie était éphèmère. Pile ou face. Fragile comme le verre.

J’aurais aimé être un ours, un gentil ours. Brun ou polaire, j’hésitais. La banquise fondait et les forêts brûlaient. A Noël, il était bon d’avoir des ailes. La petite fille l’avait compris. « La vérité venait de la bouche des enfants ». Nous envoler et voir ce monde sur les ailes d’une oie sauvage. Dylan continuait d’écrire et de chanter. Ce qu’il voyait tout autour de lui. Ce qu’il ressentait. Je suivais les traces d’un Prix Nobel contesté. Un Prix Nobel indifférent à son Prix. Seule, la vérité, comptait.

« Here comes the story of the Hurricane
Voici l’histoire d’Hurricane(1)
The man the authorities came to blame
L’homme que les autorités sont venues blâmer
For something that he never done
Pour quelque chose qu’il n’a jamais fait
Put him in a prison cell but one time he could’ve been The champion of the world
Ils l’ont mis dans une cellule de prison mais il aurait pu etre le champion du monde » (*)

Noël serait Noël, parce qu’un enfant était né, et que cet enfant avait besoin de notre amour pour ne pas finir sur une croix…

L’essentiel ?

Thierry Rousse

Nantes

Jeudi 10 décembre 2020

« A la quête du bonheur »

(*) Bob Dylan, « Hurricane »

Avocat de la Vie, Gardien d’un phare (« Ring them Bells »)

 

Ca se compliquait pour Meredith. Une nuit d’ivresse, une nuit de désir, une nuit de folie, dans un pub de Londres. Trop longtemps séparée de l’homme qu’elle aimait, Antoine, resté à Paris, Meredith succomba aux charmes exquis de Nick. «  Je n’ai tellement pas réalisé ce que j’étais en train de faire. Je me suis laissée emporter par mes sens, par une pulsion incontrôlable… Oui, je le reconnais. J’ai désiré Nick. Pire. J’ai pris du plaisir avec lui. Avais-je le droit pour autant de céder à cette tentation ? Quel genre de femme suis-je pour ne pas même être capable de résister à mes instincts ? » (*). Une telle chose aurait pu aussi bien arriver à un homme. Aurait-il eu le même courage pour se l’avouer, se regarder, nu, dans le miroir ? Meredith regrettait cette nuit d’égarement. Elle se voyait déjà perdre l’homme qu’elle aimait si profondément, Antoine. « Nick. N’avais-je pas joué avec lui, me servant malgré moi de lui pour assouvir mes désirs ? Il ne mérite pas ça. Je vais le perdre, c’est certain ». (*). Rose, son amie, racontait tout, cette folle nuit, à Antoine, de retour à Paris. Trois cent quarante sixième page d’un « Love Tour » pour vérifier ses sentiments envers Antoine et en arriver là. Une nuit où les sentiments s’étaient envolés dans les brumes d’une piste de danse. La musique était trop forte, sans doute. Nick, trop beau, ce soir-là. Antoine, trop absent. Invisible. Qui plaiderait la cause de Meredith ? Sa meilleure amie, Rose, l’avait déjà condamnée à perpétuité. « Trahir un homme qui t’aime tant ! ». Meredith ressassait son crime. « Je comprends que ce n’est pas à Antoine que j’ai été infidèle, mais à moi-même… » (*). J’avais commencé la lecture de ce roman au début de ce deuxième confinement. Je n’étais pas encore rendu à la dernière page. Que faisais-je ? Pourquoi étais-je si lent à lire ce roman ? D’autres livres m’attendaient, impatients, une tour de Pise sur ma table de chevet prête à s’écrouler. Je m’arrêtais à chaque paragraphe, je réfléchissais. Parfois, à chaque phrase, à chaque mot. Chaque silence, Chaque vide. Je suivais pas à pas Meredith dans son « Love Tour ».Depuis un mois, je vivais avec elle. J’étais un peu son ange gardien, à Meredith. Les livres offraient tellement de vies. Les chansons aussi. J’aurais aimé savoir parler anglais, comprendre ce que Bob Dylan chantait. Ses mélodies étaient si belles, si douces, que racontaient-elles ? L’arc-en-ciel traversant la Lune ? Une neige scintillante sur deux billets d’un spectacle ? La danse d’un envol ? Litz ? Chopin ? Je songeais à devenir avocat. Peut-être parce que j’étais né un trois octobre sous le signe de la Balance. Un trois octobre mille neuf cent soixante sept, un an avant mai soixante huit. J’étais fier. Sous les pavés, la plage. Un désir de justice. Cette affaire de radiation tournait en boucle dans ma tête et venait s’ajouter aux problèmes de Meredith. Deux vies et plus s’entremêlaient dans ma tête confuse. J’en fis part à mon assistante sociale, car j’avais une assistante sociale maintenant dans ma vie. Mon réseau social s’élargissait. Une période était une période d’essai. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais été radié de mes droits d’avoir essayé un emploi dont les conditions de travail ne me convenaient pas du tout. Mes motifs étaient pourtant légitimes. Cette rupture restait en travers de ma gorge comme un noyau d’avocat avalé avec la chair tendre. J’avais soif de justice, de justice sociale. Une égalité de pouvoir entre l’employeur et le salarié. Le Grand Chef ne nous avait-il promis un « Jour d’après » différent du « Jour d’avant » ? J’enfilais mon gilet jaune. Il n’y avait plus un seul gilet jaune dans la rue, que des masques, des voix étouffées par les règles de la distanciation sociale. Un gilet jaune, et t’embrasser, Dame de la Justice ! Mon assistante sociale m’orientait vers la Maison de la Justice et du Droit à Nantes. Des consultations gratuites. J’appelais. J’expliquais mon cas. « – Venez-en au fait, Madame ! – Je suis un Monsieur … ». J’abrégeais. Je sentais que cette brave dame n’avait point le temps de m’écouter. « – C’est un avocat du droit du Travail que vous voulez ? – Oui, c’est exactement cela, un avocat du Travail ! -Désolé, Ma… Monsieur, nous n’avons pas d’avocat du Travail en décembre . Demandez un bon derrière le Tribunal pour rencontrer un avocat à la Maison de l’Avocat ». Ma voix pouvait être légère. Je devais travailler ma voix. Une grosse voix. Pas une voix d’ange ou d’enfant. La voix de l’homme qui s’affirmait. La voix traçait la voie. J’aurais aimé avoir la voix nasillarde de Dylan, cette voix qui nous baladait des creux aux cimes des vagues. Je pris une voix grave. J’appelais la Maison de l’Avocat. « – Il faut écrire… En ce moment, nous n’avons plus de place… Si c’est urgent, prenez un avocat… – C’est payant ? – Oui. – Je n’ai pas d’argent, c’est justement pour cette raison que je souhaite rencontrer un avocat. – Alors, ce n’est pas possible, Monsieur ». Il m’avait appelé « Monsieur ». Ma voix d’homme des cavernes avait marché. J’étais content. Ma première victoire de la journée. A coups sûrs, je séduirais ma Belle des Bois aux yeux bleus qui me faisait chavirer. Je m’égarais sur le trottoir de mes rêves. Il neigeait et la vie était belle. Un lit de tendresse, des étoiles de baisers, des mots qui vous embrassaient, juste pour le plaisir de vous faire plaisir. Je n’étais pas sorti de mon affaire. Dylan chantait et mes doigts jouaient du clavier suisse. « La Solitude de Genève », un texte que j’avais écrit il y a si longtemps, et que mon professeur, Jean-Luc, éveilleur du Clown qui vit en chacun de nous, avait si bien lu lors du premier confinement. Les flots des mots qui ne cessaient de couler. Un besoin. Une libération. La parole de l’avocat. Existait-il encore un avocat ? Je cherchais dans L’Humanité Dimanche. « Que se passera-t-il lorsque, à la faveur du déconfinement généralisé, toutes les problématiques sociales accumulées émergeront de nouveau ? » (**) s’interrogeait Stéphane Sirot, historien spécialiste du syndicalisme. Toutes les manifestations depuis quatre ans avaient en commun de « se poser la question du monde que l’on veut ». (**). Le sirop des injustices. Le sirop d’un sens à notre vie. Je sirotais les paroles de Stéphane. Bobby commençait à s’agiter. Il avait troqué sa guitare acoustique pour une guitare électrique. Les puristes du folk lui en voulaient. Dire, écrire, chanter la vie des petits gens. Jean était mon second prénom. Thierry, « homme fort » en grec, le premier. Le premier soutenait le second. Un vieux réflexe d’éducateur militant. J’apprenais qu’il était nécessaire d’être un ami pour moi-même. Que ferais-je pour Jean, pour le secourir ? Je serais son meilleur ami. Je me battrais pour rétablir la justice, pour lui, et pour tous les autres gens. « Il y a trop de pour » me fit remarquer ma fidèle correctrice attentive à chaque oubli, à chaque errance. Dylan se calmait. Mes maux s’apaisaient. Je regardais l’océan. Il y avait toujours un phare quelque part. Une forêt et un phare. Un oiseau qui chantait dans mon coeur. Une fenêtre ouverte. Une rose. Un olivier. Un banc au bord d’une rivière. Et, toujours, un soleil dans le phare. La vie était belle, une nuit, à La Chaussée des Moines. Je songeais à devenir moine au milieu des oiseaux et des bois. Confiné dans la plus belle des natures qui soit. Un univers infini d’amour. Emma brillait, de son sourire, au milieu des brebis, et dansait à la lueur d’une étoile filante.

« Dans la vie tribale, on est contraint de ralentir, de vivre l’instant présent et de communier avec la terre et la nature. La patience est un impératif, personne ne semble comprendre le sens de se dépêcher » (***).

Rose avait tout dit à Antoine. Antoine avait appelé à Meredith. Antoine n’avait rien dit à Meredith, rien dit de ce que Rose lui avait dit. Antoine lui avait juste dit : « Je t’aime ». « Celui qui penserait qu’une relation d’amour ou d’amitié ne connaîtrait jamais de difficultés se tromperait lourdement » (*). Meredith continuait de s’interroger sur le sentiment amoureux. L’amour pour la vie existait-il vraiment ? N’était-il pas qu’un conte de Brocéliande ?

Il me restait à lire le dernier chapitre, les retrouvailles de Meredith et d’Antoine à Paris.

A la quête du bonheur, je me disais qu’être « avocat de la Vie » ou « Gardien d’un phare » , c’était peut-être bien après tout…

Le chocolat du soir était la pantoufle du Père Noël. Il me restait à trouver la seconde pour marcher dans la neige jusqu’à l’étoile du Nord, ce phare qui éclairait mes doutes. Ouvrir une autre fenêtre demain.

« Fais sonner ces cloches,

Toi le païen,

Depuis la ville rêveuse,

Fais sonner ces cloches

Depuis les sanctuaires,

A travers les vallées et les fleuves,

Parce qu’ils sont vastes et profonds… » (****)

Thierry Rousse

Nantes

Mercredi 9 décembre 2020

« A la quête du bonheur ».

(*) Raphaëlle Giordano, « Cupidon a des ailes en carton », Editions Pocket

(**) Stéphane Sirot, « L’Humanité Dimanche du 3 au 9 décembre 2020 »

(***) Sobonfu Somé, « Origines, 365 pensées de sages africains », Editions de la Martinière

(****) Bob Dylan, « Ring them bells »

Soleil d’hiver

 

Le ciel était bleu. Le soleil brillait. L’air était pur. J’aimais ce soleil d’hiver. Il avait quelque chose de vivifiant, ce soleil d’hiver. Des rayons dans l’azur reconstituaient ce qui était détruit. La régénération du vivant. C’était difficile à dire. Un air de reggae au milieu des sapins. Quand il n’y avait plus de mots, il y avait la musique. Je m’imaginais être au Québec, ou, au fin fond de l’Irlande, ou, encore, sur la pointe du Finistère. Danser. Au bout du monde. Chanter. Quelque part. Vivre. Nulle part. Qui aurait cru qu’un petit virus se promenait dans cet air si pur ? Les passagers du Bus-Accordéon me semblaient en bonne santé. Les passants, également. Je m’étais amusé à télécharger l’application « AntiCovid ». « Pas d’exposition à risque détectée ». Je me sentais rassuré. Je poursuivais mon chemin. Porter un document au Service Social du Département de Loire-Atlantique, puis, un dossier au CCAS de la mairie de l’île de Nantes. Etre sur une île. Protégé. Je recevais mes premières aides. Deux cents euros au titre du soutien aux professionnels du spectacle touchés par la crise sanitaire, ainsi qu’une « Aide Coup de Pouce » de la part de la Ville de Nantes. Quelle chance d’habiter à Nantes ! Mon cadeau de Noël était à retirer jeudi matin. Je découvrais le monde passionnant des formulaires, des preuves à rassembler. Une nouvelle géographie se dessinait. Suivre la ligne bleue pour sortir de la zone rouge. Je me disais que nous avions encore cette chance en France, dans certains départements, dans certaines villes, d’être écoutés, soutenus, conseillés, accompagnés. Cette chance d’être aidé lorsque nous nous retrouvions sans plus aucun revenu. Radié comme un petit enfant puni de ne pas avoir aimé la soupe qui lui était servi. Au milieu de cette junge, il nous fallait vivre au bon endroit. Le midi, je regardais sur BFMTV ces images de Washington. Des boutiques fermées. Des gens à la rue. Une tente pour maison. Le rêve américain avait un goût de cauchemar. Un chew-gum trop longtemps mâché.

Aucune nouvelle du cher employeur qui avait coché la case fatale. Se souciait-il de mon sort ? Une Camarade du PCF de Vendée m’orientait vers un camarade de FO. Les camarades se tutoyaient entre eux. L’humanité n’était pas qu’une fête chez eux. Elle avait le sens de l’engagement, de l’entraide, des luttes sociales. Le Camarade m’expliquait que les victoires ne s’obtenaient que dans le rapport de forces. Ce Camarade connaissait les conditions de travail pénibles, stressantes des aides à domicile. Difficile de rassembler ces travailleurs de l’ombre. Des journées très longues, beaucoup trop longues.. Souvent des femmes, isolées, avec des enfants. Encore beaucoup de travail après le travail. Pas le choix, Se taire et subir. Les employeurs profitaient de leur précarité. Ils jouaient la carte du sauveur. Le sauvé dépendait du bon vouloir de son maître protecteur. Dans les silences, l’ignorance, l’indifférence, tant de souffrances, d’impuissances s’y logeaient. J’avais envie de rompre cette chaîne. Un désir de crier. Où était ce jour d’après ? « Reconstituer ce qui était détruit » . La poésie dans la rue sauverait le monde.

Au terme de mon périple, de retour dans le Bus-Accordéon, un homme sans domicile s’asseyait en face de moi et me racontait sa journée. Il était heureux, cet homme, on lui avait offert une pizza et des tennis tout neufs, aujourd’hui. Il me les montrait. Le bonheur tenait à ces petites choses. Je le regardais, je l’écoutais, je lui souriais derrière ce foutu masque. Comment s’appelait-il cet homme qui s’était assis en face de moi ?

Fip consacrait sa soirée à Jim Morrison. Une porte s’ouvrait. Où dormait cet homme ? Pourquoi s’était-il retrouvé dehors , cet homme ? Quel était son prénom ? J’aurais dû lui demander son prénom. Cet homme. Certaines pensées tournaient en rond dans ma boîte crânienne. Jim Morrison aurait eu, aujourd’hui, soixante dix sept ans, et John Lennon, quatre vingt ans. Je montais le son, et, dans ma boîte, je dansais, ivre de rêves, d’espoir et d’amour, entre « Imagine » et « This is the End ». « Je veux être une lanterne pour l’humanité » clamait Jim. L’apôtre de « Peace and Love », John, avait, quant à lui, été assassiné. Folie du monde. Dans ce chaos, découvrir un sens.

Le soleil d’hiver resplendissait, dans le ciel de Nantes, à la page des faits divers. Il était beau, le soleil d’hiver. L’île, enchantée. A sa pointe, un jardin, un étang, la Loire et les tours de la ville.

« Ne jamais être trop pressé, la nature est patience » (*)

« Waiting for the Sun »

« Nageons jusqu’à la Lune… » (**)

Thierry Rousse

Nantes

Mardi 8 décembre 2020

« A la quête du bonheur »

(*) « Origines, 365 pensées de sages africains », éditions de la Martinière

(**) Jim Morrison, « Moonlight Drive »

Entre deux cases, Marcel…

 

Le Chef de la Santé s’était s’exprimé en cette fin d’après-midi. L’objectif n’était pas encore atteint. Si ne nous passions pas sous la barre du nombre de cas défini par le Chef, les récompenses promises ne nous seraient pas distribuées. Ainsi, étaient rythmées nos journées. Récompenses et punitions selon nos efforts pour le bien-être de notre pays. Je commençais, certes, à radoter. Les discours se ressemblaient. Les jours se répétaient.

J’avais été courageux durant ces deux mois de période d’essai comme aide à domicile, parcourant plus de mille kilomètres par mois, de l’est à l’ouest, du nord au sud de la métropole nantaise. Une véritable course contre la montre. Pour être défrayé de mes déplacements, chaque inter-vacation devait être de quinze minutes. Mission impossible lorsque s’affichait sur mon GPS souvent presque le double, sans compter le temps pour me stationner, me rendre chez le bénéficiaire, le quitter, reprendre ma voiture. Il me fallait rattraper le temps en accomplissant mes tâches avec vitesse au détriment d’une véritable relation humaine, selon les missions écrites pour chaque prestation. Des situations de plus en plus complexes m’étaient confiées. Les emplois du temps ne cessaient de changer. Une grande partie de mes déplacements avec ma propre voiture n’étaient pas défrayées. « C’est la convention, on n’y peut rien ». Nous devions obéir à cette convention. Qui avait écrit cette convention? N’étaient-ce pas les dirigeants de ces sociétés d’aide à domicile ? J’exprimais ce que je ressentais, ma désillusion, mon désaccord avec cette convention qui ne correspondait pas à mes valeurs, au respect que nous devions, à mon sens, porter aux aides à domicile accomplissant un noble et beau travail auprès des bénéficiaires. N’étais-je pas en période d’essai ? N’avais-je pas le droit de m’exprimer, de continuer ou d’arrêter ? La période d’essai ne servait-elle pas à cela ? N’était-ce pas rédigé sur mon contrat ? L’employeur acceptait mon départ, pourtant, il cochait la case « Fin de la période d’essai à l’initiative du salarié ». S’il acceptait mon départ, cette fin de période d’essai n’était-elle pas d’un commun accord ? « Non, c’est vous qui êtes parti, vous êtes un impulsif, un immature, vous êtes responsable de votre situation » m’avait répondu mon employeur quand j’avais réussi à l’avoir au bout du fil. Il se montrait insensible à ma situation actuelle, comme s’il me faisait une leçon de morale, du genre : « Vous êtes parti, c’est bien fait pour vous si vous vous retrouvez sans ressource ». Le fil était coupé. S’était-il senti offusqué, démasqué quand je pointais les dysfonctionnement de cette convention, ces conditions de travail indignes du respect que nous devions offrir aux salariés et aux bénéficiaires ? L’employeur, un instant, déstabilisé quand je lui fis ces remarques avant de quitter sa boutique, reprenait, à cette heure, sa toute-puissance. Il était le Géant écrasant le petit chercheur d’emplois radié de ses droits.

Il me restait quelques noisettes que j’avais réussies à cacher dans ma forêt, grâce à une gestion rigoureuse de mon budget, tel un écureuil, pour faire face aux imprévus de la vie. Les imprévus arrivaient plus vite que prévu : dépannage, changement de la batterie de ma voiture, puis des bougies, une bagatelle de deux cent soixante euros et cinquante centimes, un peu plus de la moitié de mon épargne. Nombre d’employeurs nous demandaient de posséder une voiture pour l’exercice de notre travail. Savaient-ils qu’une voiture avait un coût d’entretien ? La réglementation de l’assurance chômage en vigueur me punissait, cautionnant de ce fait des conditions de travail indignes du respect de la personne. Tous ces Chefs du Travail et ces Grands Chefs fermaient les yeux, complices de ces abus. Et tout le monde devait ainsi se taire pour survivre, accepter ce qui leur était imposé, au risque de ne plus percevoir aucun revenu. Ainsi allait le monde. Un masque sur la bouche pour se taire.

Heureusement, dans ce monde, il y avait des êtres sensibles, gentils. J’avais le bonheur de les rencontrer et de leur correspondre. L’assistante sociale rencontrée ce matin, Chloé, m’avait écouté. Elle m’apportait son soutien, accomplissant aussitôt des démarches afin de m’aider à sortir de cette mésaventure. Face aux cases de l’indifférence, de la vengeance, de l’amertume, du jugement, de l’incompréhension, des donneurs de leçons, des punisseurs, il y avait la gentillesse, celle qui n’entrait dans aucune case. « Vous avez un beau parcours, me confiait-elle, vous êtes humble, touchant, j’aimerais voir vos spectacles » . Ces mots dans le froid d’un hiver précoce vinrent réchauffer mon coeur. Je ne pus empêcher ces larmes de couler, comme une source d’eau vive. Plus je cheminais vers la quête du bonheur, plus j’avais l’intime conviction que l’avenir était à la gentillesse.

Marcel faisait partie de ces gens-ci, non de ces gens-là, avec sa belle moustache. J’aurais aimé être Marcel. Je regrettais sa disparition inexplicable. Une chance que j’avais pu le prendre, un jour, en photo, Marcel. Marcel était la gentillesse. Un savoir-faire ? Une tradition ? La gentillesse était-elle innée ou s’apprenait-elle ? Nous était-elle transmise ? Par qui ?

« Le sage est une grande parcelle de divinité égarée sur terre… ». (*)

Le chocolat du soir était le visage du Père Noël.

Je m’endormais avec sa gentillesse, ces yeux qui vous réconfortent.

La gentillesse était un regard, une caresse, un présent, un acte militant.

Marcel fabriquait des savons dans sa Provence.

Il était heureux, Marcel.

Thierry Rousse

Nantes

Lundi 8 décembre 2020

« A la quête du bonheur ».

(*) Bernard B. Dadié , « Origines, 365 pensées de sages africains », éditions de la Martinière.

L’imprévu du ciel

 

Samedi 5 décembre 2020. Ma journée était planifiée. Au fil des années, j’avais appris à organiser l’emploi de mon temps. Ce matin, il était prévu : Marché à Vertou, achat de douze huîtres de Noirmoutier auprès de mon ostréiculteur préféré qui m’en offrait toujours une de plus. Promenade à la Chaussée des Moines. Retour chez moi. Dégustation des huîtres. Marche tonique dans la forêt de Vertou. Ramassage de bois mort pour chauffer ma maison. Il ne me restait plus qu’à conduire, être l’auteur de ma vie, quand… Impossible. Ma chère 106 ne voulait plus démarrer, Elle toussait ces derniers temps au réveil, par ces froids de la nuit d’un hiver qui approchait. Pourtant, elle était abritée dans son atelier. Impossible. Son coeur était fatigué. Avait-elle  vécu trop d’émotions avec son conducteur ? Je la laissais se reposer, renonçant, non sans peine, à mon programme. Il me fallait improviser. Ce matin, je ne verrais pas mon ostréiculteur préféré. Je ne dégusterais point mes treize huîtres. La forêt de Touffou était bien trop éloignée. Je ne marcherais pas parmi ses arbres. Je ne ramasserais pas son bois. J’aurais froid. Un vide imprévu ce samedi dans ma vie. Je retrouvais le goût du Busway. Destination la Gare de Nantes. Me renseigner sur les horaires des trains pour me rendre à mon travail à La Baule au cas où… où le coeur de ma chère 106 ne veuille plus rebattre.

« On l’appelle le « Bus-Accordéon » expliquait une maman à son petit garçon. C’était drôle ce nom, le « Bus-Accordéon » ! Une guinguette s’agitait dans ma tête. Des rires. Des jambes enlacées. Des baisers. Trouver le guichet d’information. La Gare avait changée. Toute neuve, la Gare de Nantes. Des arbres blancs artificiels me hissaient au-dessus des voies. Je m’agrippais à ses branches tel un Tarzan. Aucun guichet d’information. Je déambulais, cherchais, regardais, rêvais dans un monde lisse, inhabité. Ces paroles de Jacquot trottaient de nouveau sur le bout de ma langue : « Dans la salle d’attente de la gare de Nantes, j’attends… j’attends… juste le retour du printemps » (*). Le guichet d’information était resté dans l’ancienne gare. Il n’avait pas bougé. Un cheminot fort aimable m’indiquait que quatre vingt pour cent du trafic ferroviaire ne fonctionnait pas. Il fallait attendre le quinze décembre pour espérer une reprise partielle. Le monde ne tournait plus comme avant. « Reprends vie, mon coeur, je t’en prie ! ». Le Jardin des Plantes, en face, m’ouvrait son âme. Plus d’un mois que je n’y avais pas mis les pieds, enfermé dans mon cercle de mille pas. Je retrouvais les chèvres, les canards, le lac et ses ruisseaux, le reflet de la mère et son enfant. Sur la berge, Dormaron était toujours là. Elle dormait « sans carcasse, à l’abri de toute agression, sur une plage de sable fin bien ensoleillée ». L’intensité de son rêve faisait sa perfection. (**). Je poursuivais mon chemin, longeais les verrières, pénétrais des forêts équatoriales luxuriantes, des déserts tropicaux inquiétants. Des cactus, glorieux, exhibaient leur puissance. Je me tenais à bonne distance obligatoire. Regarder, ne pas toucher. Le jardin était bien calme. Les jeux d’enfants, déserts. La terrasse du restaurant, fermée. Le monde avait bel et bien changé. J’avais envie de prendre le large. Quitter la terre. Me retrouver sur un océan, entre deux rives. Partir vers une autre vie. Gare Maritime. J’attendais mon bateau qui me transporterait au village des couleurs. Trentemoult. Les pêcheurs étaient devenus des artistes. Des places, des bancs, des tables, des fleurs, encore des fleurs, des vélos, oui, beaucoup de vélos. Les ruelles étaient inaccessibles aux voitures. Un monde silencieux, Un monde qu’on découvrait à pied, avec les yeux du coeur. Le Café du Port était clos. Une fois de plus, le monde s’était arrêté de vivre. J’attendais un bus, un autre bus, quand la Fée Emma vint me cueillir au virage, me portant sur ses ailes au coeur de Touffou. J’étais tout fou, tout fou de joie, tout fou d’amour pour ses yeux, pour ses mains, pour ses lèvres. La Fée Emma parlait aux oiseaux, les rassemblait, les faisant chanter à l’unisson. Sur les branches étaient suspendus des pains aux chocolats. « C’est pour toi », me murmurait la Fée. Et, comme elle pensait à ma santé, elle m’offrit aussi des pommes au parfum enivrant. Les lumières de ses yeux brillaient au fond de mes yeux. Nous regardions comme des enfants émerveillés les vitrines. Des bocaux de gourmandises qui nous souriaient. Nous cherchions, à la nuit tombée, dans le champ du ciel, l’étoile du Nord, celle qui nous guiderait jusqu’au chalet du Père Noël. Quand, celui-ci, avec une grosse tête traversa, soudain, la rue pour chercher du travail. Décidément, le monde n’était plus le monde. Quatre noisettes. Une nuit blanche de mots, de rêves et de pleurs, des coeurs amoureux, des coeurs brisés, des espoirs… Une botte au matin. C’était déjà le dimanche six décembre de l’Avent. Le coeur de ma chère 106 ne battait plus. Le ciel avait voulu que ma quête du bonheur soit semée d’embûches et joies aussi. La joie de ces désirs à travers l’univers qui se correspondaient, attirés l’un vers l’autre. Le nouveau monde, c’est nous qui le ferions, ni les Chefs, ni les Grands Chefs, ni les Adjudants. Nous, rien que nous.

Dormaron avait ôté sa carcasse. Elle n’avait plus peur. Son désir d’aimer l’avait ouvert à la vie. Elle croyait en la loi de l’attraction qui régissait le mouvement des planètes et des étoiles, à juste écart, l’une de l’autre, pour s’aimer sans se briser. Elle croyait en la fidélité, en l’éternité de l’amour. Elle se reposait sur une plage ensoleillée. Le proverbe africain de ce dimanche épousait ses pensées.

« La vie était belle… On n’avait pas à courir après les aiguilles d’un cadran quelconque… On prenait son temps pour jouir de tout : on ne se pressait point. La vie était là, devant soi, riche, généreuse. On avait une philosophie qui permettait de se comporter de la sorte ». (***).

Et, si le bonheur, je me disais, était une philosophie, une quête initiatique, un art de vivre ?

Thierry Rousse

Nantes,

Dimanche 6 décembre 2020

« A la quête du bonheur »

* « La rousse au chocolat », Jacques Higelin

** Claude Ponti

*** Bernard B . Dadié