De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

Journal de Confinement ConfiNez de Thierry Rousse

De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées

 

Vendredi 8 mai 2020, Nantes, J-3.

J moins trois.  Toi, Moi  et la Victoire. En ce jour férié, célébrant la Victoire de 1945, je m’étais octroyé un jour de trêve. Pas de recherche d’emplois aujourd’hui. Il m’était nécessaire de souffler pour mieux repartir. Tous les jours n’étaient pas « Jour de Victoire ». Je savourais donc ces instants victorieux. Plus que trois jours à tenir confinés. La barbe du Premier Chef avait blanchi. Le Premier Chef manifestait des signes de fatigue. D’un ton grave, il nous parlait du risque d’écroulement de la Nation. Rien n’était gagné. Nul ne pouvait prédire si le virus rôdait encore dans les parages, étant donné qu’il était l’Homme invisible, le virus. La plus grande prudence était donc de mise. Le Premier Chef risquait sa première place, le Premier Chef, si la deuxième vague déferlait sur les rochers paisibles de Bretagne. Victoire ou défaite ? Natif de la Rome antique, le Premier Chef, sur son estrade, jouait le monologue du Docteur Galien : « Pars vite, loin, et longtemps ! Voici tout ce que je peux te conseiller, mon Ami Marc Aurèle, pour remédier à cette peste ! ». Le remède était bref, simple, efficace, sans appel. Peut-être, rêvait-il de partir vite, loin, et longtemps, le Premier Chef épuisé de Paris ? Peut-être, rêvait-il de retrouver ses vaches de Normandie, son doux havre de paix tout vert, le Premier Chef romain à la barbe blanchie? Le Grand Chef, lui, affichait toute sa vitalité, manches retroussées, avec un beau masque bleu de La République. « Je n’emploie pas ces grands  mots qui font peur, moi ! Soyons calmes, cools, mes copains, pragmatiques et de bonne volonté ! ». Pétula avait corrigé, à coups de « Tipp-Ex Rapid Fort pouvoir couvrant », le solo du Grand Chef. L’été approchait, le discours s’allégeait et prenait des airs de bistrot. Bientôt, je jouerais à la pétanque, sur la Canebière,  avec notre Grand Chef et notre bon vieux pote Raoul, le baba cool de Marseille, aux cheveux longs comme son grand-père. « La deuxième vague ? Pur délire ! Arrêtez de fumer l’herbe à Paris ! ».  Le Grand Chef partait à la chasse au tigre et, de ses deux poings brandis, nous invitait à le suivre. « Nous enfourcherons le tigre pour le domestiquer ». Je n’avais pas tout compris à ce conte. Que venait faire le tigre dans cette histoire ? Y-avait-il des Tigres en France ? N’étaient-ils pas en voie de disparition, les Tigres ? Dans l’enveloppe de Johanna, il n’y avait pas de fourche pour enfourcher le Tigre, qu’un masque, un pauvre masque blanc, bien seul. Je reportais au lendemain la répétition de mon solo écrit par Johanna : « La Mise du masque ». Le texte était compliqué à apprendre et j’étais de congé, en ce jour de Victoire. Je me délectais d’un produit importé en douce de la zone rouge occupée, un « Délice de Bourgogne », un fromage de couleur blanche à la pâte onctueuse qui portait à merveille son nom. Mon solo commençait ainsi : « Un masque pour protéger chaque Nantaise et Nantais ». Le début mettait vite le spectateur en appétit. Il se sentait interpellé, concerné. Je reconnaissais là, tout l’art du théâtre participatif, cher à ma ville. J’appréciais cette délicatesse de Johanna de placer, pour une fois, la femme devant l’homme. Je m’adresserais d’abord aux femmes : « Un masque pour protéger chaque Nantaise ». On verrait ensuite pour les hommes, s’ils méritaient un masque, les hommes. La suite de mon texte était : « Le port du masque est complémentaire des gestes barrière ». Il était question de port, de barrière. J’y voyais en sous-texte le Port de la Morinière, la rivière de la Sèvre et ses prairies inondables, les vaches écossaises et leurs copines nantaises, et les barrières, les barrières, les barrières, les fameuses barrières. Le décor serait grandiose. Il me fallait au-moins la scène du Grand T pour l’installer. J’appellerais demain sa directrice. Pour les « gestes barrière », j’imaginais une pantomime dansée inspirée du théâtre Nô. Je porterais un masque,  mon jeu serait dépouillé, codifié. Mais, aujourd’hui, c’était relâche, je célébrais la Victoire. Ce matin, j’avais remplis mon chariot de clowns au Super U : cent euros soixante dix neuf centimes. L’heure était aux comptes.

Des victoires, j’en avais connues, des défaites aussi. Mars 2018, mon emploi de veilleur de nuit dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui m’assurait une subsistance régulière, venait de s’arrêter. Je me lançais à fond dans le spectacle. J’y croyais. Un projet dans un jardin rassemblant jardiniers, promeneurs, élèves en classes de découverte, enfants, parents, personnes âgées et handicapées, vacanciers, conteurs, musiciens, clowns, comédiens, danseurs, marionnettistes… Un jardin des possibles où se rencontreraient  et s’enrichiraient les uns et les autres, partageant leur être et leur savoir-faire. Je m’étais retroussé les manches, un peu comme le Grand Chef, travaillant corps et âme à ce rêve. Notre théâtre de verdure était né. Nous étions, après quatre mois de chantiers participatifs, enfin, prêts. Il ne manquait plus que le public, un public nombreux aux rendez-vous d’ « Un été au jardin ». Un, deux, trois… trente spectateurs pour nos plus belles soirées estivales. Hélas, cela ne suffisait pas pour vivre de nos arts. La traversée du désert avait commencé. De moins en moins de contrats malgré tous les mails adressés aux mairies, aux bibliothèques, aux théâtres, aux festivals… sans compter les relances téléphoniques. « Rappelez plus tard » répondait un perroquet. De victoires en défaites… Mon travail jusqu’en mars 2018 m’avait ouvert des droits jusqu’en octobre 2020, une « Allocation d’Aide au Retour à l’Emploi ». Avec l’allocation logement, je percevais neuf cents euros par mois. Je déduisais quatre cents euros de loyer mensuel et les charges liées à la vie moderne, assurance, téléphone, internet, transport… Il me restait… Je n’osais pas faire le calcul. Combien me restait-il ? J’avais appris aux temps des rébellions des Gilets Jaunes, ces illustres Gaulois, que d’autres avaient bien moins pour vivre. Comment était-ce possible ? Vivre avec moins ? Mes cachets d’intermittence devenaient de plus en plus rares et mes cachets d’aspirine de plus en plus fréquents. « Des Bigoudis dans l’Aspirine ! ». Jouer au chapeau ne payait point mon loyer, à peine mes déplacements. L’échéance était là devant moi : octobre 2020. Le compte à rebours. Le sablier. J’entendais, une à une, les gouttes de sable tomber. Un jour écoulé. La liste des chiffres était longue pour un réfrigérateur peu rempli : un Délice de Bourgogne, une paëlla de nulle part, des moules de Bouchot, un cidre de Bretagne, un pain de la campagne, une pastèque de Raoul, des haricots verts et des petits pois et jeunes carottes bio bien de chez nous, des œufs bio de Challans, du pur jus d’orange bio d’Orange, des olives vertes piquantes de l’olivier, de la crème fraîche de la crémière, des croissants dorés du boulanger, du beurre salé de Guérande, des pommes rissolées en cubes de Chez Congelé, un vin blanc biologique Grand Milord du Gard «  produit avec soin et rigueur afin qu’il conserve toutes ses qualités naturelles », et… et… au-dessus du réfrigérateur, ma nouvelle bouilloire. La deuxième venait de rendre l’âme, hier. A ce ravitaillement, j’ajoutais la cerise sur le gâteau : « Le Monde », « Libération » et « L’Humanité Dimanche ». J’avais dépassé les cent euros… Cent euros et soixante dix neuf centimes. Je tiendrais combien de jours avec ce trésor ? La « défaite » n’était pas le mot à prononcer. Je croyais en la loi de l’abondance. La victoire appelait la victoire. Je criais sur mon chemin : « Victoire ! ». Il était doux d’expérimenter la sobriété dans une société de surconsommation, de surproduction, de « sur de tout » trop sûre d’elle. « La vie est belle » et tout devenait jeu, sujet d’histoires infinies. Je chantais ma victoire en ce jour de Victoire. Les drapeaux flottaient au vent. Curieusement, alors que je terminais d’écrire ma bafouille, notre Grand Frère Facebook, sur l’écran de mon Smartphone, ravivait à mes souvenirs les photographies de nos chantiers participatifs au cœur de ce merveilleux Jardin des Cultures partagées. Curieuse coïncidence ? Un signe des Anges-Oiseaux-Fleurs-Clochette ?

Victoire (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Issue favorable d’une bataille, d’une guerre. 2- Succès remporté sur autrui : la victoire d’un joueur de tennis. Chanter, crier victoire : se glorifier d’un succès.

Victoire (Le Petit Rousse de Poche) : Ailes déployées d’une troupe d’oiseaux migrateurs.

Notre Grand Chef avait déclaré : « Je fais confiance à tous les intermittents. Et il se trouve que moi j’ai besoin de gens qui savent faire des choses, inventer pour nos jeunes ».

Nous savions jardiner, conter, animer…  Notre Grand Chef soutiendrait-il notre « Jardin des Cultures partagées » ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 8 mai 2020.

30ème récit, J- 3 de ConfiNez

 

 

La grande marée / Et Kiribati ?

Journal de confinement

 

Jeudi 7 mai 2020, Nantes, J-4.

J moins quatre. Le Premier Chef et ses Cinq Chefs, le Chef de la Santé, le Chef de l’Education, le Chef du Transport, la Chef du Travail, le Chef de l’Intérieur,  venaient d’annoncer, à quatre heures de l’après-midi, le plan de déconfinement, sans la présence du Grand Chef. Où était le Grand Chef ? A la mer ? Il n’y avait plus que deux couleurs sur l’Hexagone et ses colonies : rouge et vert. L’orange avait disparu. L’île de France, le Nord, l’Est et Mayotte étaient en rouge, Nantes en vert. Le vert l’avait emporté sur le rouge. L’Ouest et le Sud avaient gagné la bataille. Je songeais à ma famille, mes proches de la zone occupée, de la Franche-Comté et de l’Ile-de-France, eux qui n’auraient pas le droit de sortir dans les jardins le onze mai. Je compatissais à leur chagrin. Etre privé de vert était cruel. A dix-sept heures trente, je dérogeais à ma règle. A l’heure habituelle où je commençais l’écriture de mon journal quotidien, je décidai de prendre l’air. Un soleil estival m’appelait. Je me rendais à la boulangerie, j’achetais une part de pizza et un flanc que je glissais dans mon sac, et, mon pic nique dans le dos, je partais rejoindre mes copines les Highlands. Aujourd’hui c’était différent. Tout était différent. Ce matin, j’avais saisi « La Croix » au Bar-Tabac. Tant d’années que je n’avais pas lu ce journal, peut-être bien vingt cinq ans, l’époque de ma conversion enthousiaste… « La Croix » parlait du Covid-19 naturellement, quel journaliste n’en parlait pas ? Mais, chose étonnante, « La Croix » parlait aussi d’un sujet qui n’avait rien à voir avec ce qui nous préoccupait tous: les « agissements gravement déviants » du Père Georges Finet, le cofondateur des Foyers de la Charité. Le Père Finet conviait les jeunes filles de l’école des Foyers de la Charité, âgées de dix à quatorze ans, le soir, après souper, dans sa chambre-bureau. Il les attendait en soutane, assis ou allongé sur son lit-divan, leur demandait de s’agenouiller devant ses mains ou de s’assoir sur ses genoux. « Alors, tu as péché ma fille ? Qu’as-tu fait de mal ?…Tu peux tout me dire, tu sais, je suis ton Père… Oui… Et encore ?… Encore ? … Libère-toi… Oui… Oui… Dieu t’aime, te pardonne, Dieu aime les pécheresses… Que tes fautes soient lavées, ma fille. Te voici, pure de tout pêché, toute nue devant la Vérité. Tu es l’enfant bien-aimé de Jésus. Ton corps est le Temple de l’Amour, ton corps est sacré, il appartient à ton Père qui t’aime d’un amour inconditionnel, sais-tu ? Tu es la Servante soumise à Dieu. Abandonne-toi à Lui… »,  murmurait sans doute le Père Finet à ces jeunes filles honteuses de leurs fautes, tout en déboutonnant, un à un, leurs vêtements, caressant leurs mains, leurs bras, leurs épaules, leurs cous, leurs seins, leurs fesses, leurs cuisses… le Temple de leur corps sacré… « Que Ta Volonté soit faite ! »…. Dans ce même article, j’apprenais, à ma plus grande déception, que Jean Vanier avait lui aussi abusé d’âmes innocentes tout comme le Père Thomas… Aujourd’hui n’était vraiment pas comme les autres jours…

Arrivé ce soir au pré de mes copines les Highlands, je fus arrêté, dans mon élan, sur le chemin goudronné, menant aux berges. L’eau lentement montait, couvrait le chemin et bientôt le pré à ma gauche. D’où jaillissait cette eau ? Le ciel était bleu. Il n’avait pas plu aujourd’hui, ni hier. Une source était-elle née au cœur  de la nuit ?  La plupart des gens faisaient demi-tour. D’autres, plus aventuriers s’avançaient, les pieds dans l’eau. « C’est la grande marée ! » annonçait un père à son fiston. La grande marée ? La Sèvre était bien éloignée de l’océan, et, pourtant, elle vivait au rythme des marées. La nature n’avait pas fini de m’étonner. Heureusement, les Highlands pouvaient se réfugier sur une butte dans le pré de droite. « Ils vont croire qu’on est à la campagne » disait une mamie à sa petite-fille, photographiant l’une des vaches, robuste et magnifique, qui broutait l’herbe, imperturbable. La force tranquille des Ecossaises. La tondeuse d’un pavillon venait  de rompre cette harmonieuse mélodie du chœur des oiseaux. Je marchais, plus loin, plus loin. Familles, joggeurs, joggeuses étaient de sortie. Un air détendu, bientôt la Libération. Demain, nous fêterions la Victoire de la deuxième guerre mondiale. Et lundi ? La prudence était de rigueur. Les Chefs n’avaient pas encore pu vaincre le virus, ils avaient juste signé l’armistice. Je marchais, je marchais parmi tous ces gens heureux qui respiraient de nouveau. Les rubans jaunes de la Gendarmerie étaient déchirés, les barrières, renversées, les cadenas, éventrés… Il était temps que nous puissions accéder aux berges. Je marchais encore… Le onze mai, le jour de la Libération, j’avais prévu de me rendre tout au bout, sur le Chemin de Compostelle, là où je n’étais jamais encore allé, après Beautour, j’irais à La Chaussée-aux-Moines, un lieu magique, m’avait-on dit. Pour mon Papa, je devais attendre le mardi 19 mai. Les visites étaient planifiées. Le plan pour l’écologie n’avait pas été présenté aujourd’hui par les Chefs. L’urgence était sanitaire. Quand les habitants des cités auraient un jardin obligatoire au pied du béton ? Quand les fermes reviendraient en ville ? Quand les méduses reviendraient danser dans l’eau transparente des canaux de Venise ? Après, après… En attendant, les grenouilles croassaient de secrètes amourettes derrière les roseaux des bords de Sèvre. C’était la fête, et le coq, en décalage horaire, chantait son heure. Je remontais la rue du bonheur, aux airs de Provence nantaise. Je retrouvais mon quartier. Sur un abri de vélo, il y avait cette affiche collée à la va-vite : « En cas de virus, abandonnez-tout sans réfléchir ». C’était la grande marée !

J’avais bien travaillé entre les deux, je m’étais inscrit sur tous les sites pour l’Emploi : L’Education Nationale, L’Aide à domicile, Le Staff Santé… Je me serais bien inscrit sur le Site « Les Rêves sont faits pour être réalisés » comme Comédien, Auteur, Clown, Conteur, mais cela ne m’était pas recommandé par le Pôle d’Orientation Nationale pour l’Emploi. Je gardais mon rêve en secret au fond d’un coquillage.

Aujourd’hui ne serait décidément pas comme tous les jours. Je publierais après mon dictionnaire le début d’une pièce que j’avais commencée d’écrire, il y a bien longtemps, bien avant le confinement… Une bouteille jetée à la mer pour une  metteuse en scène… Kiribati. Qui connaît Kiribati ?…

Marée (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Mouvement périodique des eaux de la mer : marée montante, descendante. 2- Toute espèce de poisson de mer frais destiné à la consommation. 3 FIG. Masse, foule considérable en mouvement : une marée humaine. Marée noire : arrivée sur le rivage de nappes de pétrole provenant d’un navire accidenté.

Marée (Le Petit Rousse de Poche) : berceuse d’une rive à l’autre du monde.

Cadeau du soir : « ET KIRITATI ? »

B : Je suis fatigué, je n’en peux plus de marcher. Depuis combien de temps on marche ?

A : Je ne m’en souviens plus, il y a tellement longtemps que nous marchons…

B : Et toujours de l’eau, de l’eau, encore de l’eau… On peut s’arrêter, ne plus bouger, juste s’arrêter, juste faire un arrêt, rien qu’un arrêt, une pause, oui, rien qu’une pause, une courte pause dans une vie?

A : Si tu veux.

(Un temps, long silence, le temps de souffler puis de réaliser l’ampleur de la catastrophe)

A : (cherchant un sujet de conversation pour briser ce long silence qui devient très pesant) Tu connais Kiribati ?

B : Comment ? Qu’est-ce que tu me dis ?

A : Tu connais Kiribati ?

B : Kiri… quoi ?

A : Kiribati

B : Kiri…Pourquoi je connaitrais Kari… Kiri quoi déjà ?

A : Kiribati. C’est vrai, pourquoi tu connaîtrais Kiribati…

B : Pourquoi tu me poses cette question ?

A : C’est vrai, pourquoi je te pose cette question au fond…

B : On marche dans l’eau depuis des heures, une journée, peut-être deux jours, trois jours, une semaine, un mois, et tu me demandes si je connais kiri, bari, tabi, biti, tati ! Je n’ai vraiment pas le temps de répondre à tes questions, j’ai les pieds dans l’eau, c’est tout ce que je peux te dire.

A : Moi aussi.

B : Quoi, toi aussi ?

A : Moi aussi, j’ai les pieds dans l’eau.

B : Pourquoi ? Mais  pourquoi ?

A : Je ne sais pas. Il ne pleut pas, je ne sais pas d’où vient cette eau. Tu sais, toi ?

B : Je ne sais pas non plus, on pourrait lui demander. Dis-moi, l’eau, d’où tu viens, de la terre ou du ciel ? De la mer, peut-être ? Tu ne parles pas ? Tu es muette ? Tu refuses de nous parler, c’est ça, tu refuses de nous parler, insolente, méprisante, orgueilleuse !

A : Arrête ! Ca ne sert à rien !

B : Quoi, ça ne sert à rien ?

A : Ca ne sert à rien de s’en prendre à l’eau, de lui parler méchamment comme tu fais.

B : Ah bon, je parle « méchamment » à l’eau ? Pardonne-moi l’eau si à cause de toi on marche des heures, une journée, trois journées, une semaine, un mois ! Pardonne-moi si à cause de toi, j’ai les pieds trempés et que je m’enrhume. Pardonne-moi si je pleure… Tu as une autre solution ?

A : On pourrait enlever nos chaussures comme ça…

B : C’est une bonne idée, attends !

A : Retrousser nos pantalons… Alors, qu’est-ce que t’en dis ? On n’est pas bien comme ça ?

B : J’ai toujours les pieds mouillés.

A : Les chaussettes !

B : Quoi, les chaussettes ?

A : Il faut enlever nos chaussettes. C’est à cause de nos chaussettes que nous nous sentons humides, pas bien quoi…

B : Aide-moi !

A : Alors ?

B : Tu as raison, je me sens mieux, nettement mieux maintenant… C’est même agréable, oui, très agréable, relaxant, je dirais, d’avoir les pieds dans l’eau.

A : Je te l’avais dit. On a besoin de l’eau. L’eau c’est bon pour notre bien-être, l’eau c’est notre terre nourricière, on finira par ne plus la quitter, l’eau, tu comprends.

B : Je comprends. Le souci, c’est qu’elle continue à monter l’eau, et qu’on ne sait pas pourquoi elle continue à monter l’eau, ni d’où elle vient l’eau, ni où elle va l’eau, ni…

A : On pourrait récupérer l’eau, l’éponger, il n’y aura plus d’eau, tu verras. J’ai deux bols dans ma valise. C’est bien deux bols pour commencer !

B : Bonne idée ! Quel bol !

(A pose sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort deux bols, ferme sa valise, donne un livre à B. A et B récupèrent de l’eau avec leur bol.)

B : Et qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?

A : On la boit.

B : Quoi, on va boire toute cette eau, je n’y crois pas.

A : Il le faudra bien si tu veux qu’il n’y ait plus d’eau sur Terre.

B : Ce n’est pas la solution. Je n’ai pas envie de gonfler comme une grenouille, moi ! Il faut trouver une autre solution…

A : Quelle autre solution ?

B : Laisse-moi chercher ! (B plonge la tête dans l’eau puis ressort la tête au bout d’un moment) : J’ai trouvé, il faut prendre le problème à sa racine, chercher d’où vient l’eau, oui, chercher d’où vient l’eau.

A : Attends, je crois bien que j’ai un livre qui parle de l’eau dans ma valise… (A Pose de nouveau sa valise dans l’eau, l’ouvre, sort le livre, ferme sa valise. Il ouvre le livre, le livre est trempé, les pages sont collées, il ne parvient pas à lire ce qui est écrit).

B : La réponse n’est pas dans les livres, mais dans l’action, cherchons !

J’ai trouvé, l’eau remonte par cette grille d’eau, il y a trop d’eau dans les canalisations, forcément l’eau remonte à la surface.

A : Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

B : Prends cette planche, pose-la sur la grille, monte sur la planche, ne bouge plus.

(A s’exécute)

B : Gagné ! L’eau ne remonte plus.

A : Je peux redescendre maintenant ?

B : Non, surtout pas ! L’eau continuerait à monter, ne bouge pas.

A : Et, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

B : Je m’occupe de me chaussettes.

A : A quoi ça sert ? Tu as les pieds dans l’eau.

B : L’eau finira bien par redescendre, je remettrai alors mes chaussettes sèches pour marcher.

A : C’est une bonne idée. Je m’occupe aussi de mes chaussettes !

B : Non, ne bouge pas, je m’en occupe si tu veux. Tiens cette corde, j’accroche dessus nos chaussettes, et je la tiens à l’autre bout.

A : Regarde !

B : Quoi ?

A : L’eau remonte maintenant par cette grille-là ! Prends la planche, pose la planche sur cette grille, monte dessus, ne bouge plus.

(B s’exécute).

A : Gagné, nous sommes forts et nos chaussettes peuvent sécher maintenant.

(Un long temps, A et B sont chacun debout sur leur planche respective à tenir un bout de la corde tendue sur laquelle sont suspendues leurs chaussettes).

B : J’ai mal au bras.

A : C’est ton idée, ne flanche pas, si tu flanches, nos chaussettes ne pourront pas sécher…

(B finit par lâcher la corde).

B : Tant pis pour nos chaussettes, tu me pardonnes ?

A : Je te pardonne… Au fond, c’était ton idée les chaussettes, faire sécher les chaussettes, c’était ton idée de nous arrêter aussi, on aurait pu continuer à marcher.

B : Jusqu’où ?

A : Je ne sais pas. (Il ouvre sa valise, sort un pot, des graines, un arrosoir)

B : Qu’est-ce que tu fais ?

A : Je m’organise. On est ici pour un bon bout de temps, non ? (*)

 

Je ramassais la bouteille, cherchais un tire-bouchon, jetais un œil, un rai de lumière arc-en-ciel. L’invisible était là, aussi…

 

Thierry Rousse, Nantes,  jeudi 7 mai 2020.

29ème récit, J- 4 de ConfiNez

 

 

(*) Début « Et Kiribati ? », texte de Thierry Rousse

Un cube de 2 mètres carré

Un cube de deux mètres carré

 

Mercredi 6 mai 2020, Nantes, J-5.

J moins cinq, une main, il me restait une main, cinq jours, cinq doigts, j’y étais. Ma main gauche, doigt après doigt s’ouvrirait comme une rose qui allait éclore. Une nouvelle vie. Une nouvelle vie qui avait traversé la guerre à l’abri. Une nouvelle vie bien éloignée de toutes ces vies qui avaient lutté, qui s’étaient battues, qui étaient tombées, qui avaient pleuré et pleureraient encore leurs proches disparus. J’étais une vie ordinaire promue à un soleil renaissant. Je regardais le Grand Chef. J’écoutais le Grand Chef.  Le Grand Chef avait changé. Son arrogance, quand il jugeait le petit peuple de haut de sa montagne, semblait à tout jamais effacée. Le Grand Chef avait descendu le chemin de l’humilité, pris conscience de la grandeur des petits dans la vallée des souffrances. Chemise blanche, manches retroussées, après avoir écouté les représentants de la Culture, de ses mains ouvertes, déterminées, le Grand Chef sauvait du trou noir les artistes. Il leur offrait une année blanche, une année blanche comme sa chemise, une trêve, une paix. Les droits des intermittents seraient reconduits d’office pour un an. Un trampoline pour rebondir. Le Grand Chef reconnaissait tout leur travail qui ne se résumait pas aux quarante deux cachets obtenus dans l’année. Le Grand Chef admirait les efforts au quotidien de ces jardiniers assidus à la tâche pour faire éclore ces quarante deux roses. Je me réjouissais pour tous mes amis artistes intermittents connus et inconnus. J’ignorais quel était le sort des autres, ceux qui n’avaient pas le nombre de cachets suffisant pour bénéficier de ce privilège. J’en faisais partie. Devrais-je renoncer à mes rêves ? Laisser le champ libre à ceux qui avaient réussi ? Accepter la loi de la sélection naturelle ? Chercher un autre emploi ? Marcher à côté de cette fabuleuse famille ? Une famille parfois belle, accueillante, généreuse, animée de l’esprit du partage, des rencontres, des échanges, des collaborations, fidèle à l’essence même des arts vivants, toutes disciplines confondues. Une famille parfois méprisante,  imbue d’elle-même, n’aimant que se regarder, trahissant la raison même de son art pour exister et survivre. Ma direction était choisie. Je retournais vers ce qui m’avait amené  à prendre ce chemin. Le Grand Chef nous appelait à réfléchir à une autre forme de Culture, plus proche des gens sans doute. Une distanciation qui réinventerait la proximité. Le Grand Chef avait envie de soutenir les petits. Que lui arrivait-il ? Le Grand Chef ? Une conversion soudaine sur le chemin de Compostelle ? Le Grand Chef, pour la première fois, m’épatait. Était-il sincère ? Pouvais-je croire en ses paroles ? Entre les deux camps, j’avais toujours choisi celui des petits, un cube de quatre mètres carrés.

Dans ce cube, j’y logeais mon théâtre, j’y accueillais mes compagnons, Pierrot et Amélie. C’était un théâtre miniature pour les enfants, quinze enfants, c’était la jauge maximum. Je le jouais là où on voulait bien de moi, dans la rue, une bibliothèque de village, un restaurant familial, un festival. Les enfants étaient captivés et non captifs, certains grands aussi, d’autres voulaient l’agrandir, d’autres encore, l’ignoraient. J’avais eu le bonheur de le jouer sous un chapiteau, après une semaine de création avec mes amis circassiens, « Les Croqueurs de Pavés », une magnifique école des arts du cirque et de la rue dirigée par Dédé, Christiane et Lili, ma famille artistique de cœur. J’aimais cette simplicité des rencontres, cet art à la fois exigeant et accessible à tous. Des heures de travail qui trouvaient leur récompense auprès d’un public, dans un esprit de fête, de guinguette retrouvée. Il m’était arrivé également de le jouer sur la scène d’un théâtre. J’invitais les spectateurs à monter sur les planches autour de Pierrot et d’Amélie. Dans ce cube, nous étions sur le même bateau. Fabula avait réalisé les belles planches illustrées du spectacle. Bientôt, j’accueillerais deux autres compagnons de route, Christophe, et son accordéon. Bientôt, quand le glas fut sonné. Plus rien. Mon dernier contrat avait été annulé les jours suivant l’annonce du confinement. Ma Valise-Théâtre restait fermée. Quand l’ouvrirais-je ? Certes, j’aurais pu filmer Pierrot et Amélie. Je n’avais pas ce genre de caméra adaptée pour un « chat live ».  Et puis… Jouer devant un objectif n’avait pas la saveur d’un regard, d’un sourire, d’un mot, d’un rire, là, présents. Le Grand Chef comptait sur l’imagination des artistes pour aller dans les écoles réinventer la Culture. Comptait-il sur Pierrot, Amélie et tous me amis artistes ? Peut-être ? La vie reprendrait… Un jour, j’ouvrirais ma valise, je déplacerais les chaises dans l’école, un beau cercle se formerait, le Grand Chef s’éclipserait… « A nous de jouer, les amis, Saltimbanques ! »

Cube (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Parallélépipède à six faces carrées égales ; objet ayant cette forme : jouer avec des cubes. 2 – MATH Produit de trois nombres égaux. Adj. Qui indique la mesure d’un volume : mètre cube.

Cube (Le Petit Rousse de Poche) : un cercle à reformer.

 

La Culture serait ouverte le 11 mai 2020 !

 

Thierry Rousse, Nantes,  mercredi 6 mai 2020.

28ème récit, J- 5 de ConfiNez

Etre libre?

 

Mardi 5 mai 2020, Nantes, J-6.

J moins Six. Mon dernier doigt de la main droite. Il me resterait demain les cinq doigts de la main gauche pour dire « Au revoir mes ConfiNez ! ». Ce mardi 5 mai 2020 était un grand jour. J’avais obtenu l’autorisation de rendre visite à mon Papa à  l’Ehpad « Beauséjour » le mardi 5 mai 2020.  Le rendez-vous était fixé à 16 heures. Première fois que je sortais du périmètre bien au-delà des mille pas quotidiens. Je devais me rendre de l’autre côté de la Loire au nord de Nantes. Qu’allais-je découvrir ? Retrouverais-je ma ville comme je l’avais quittée le 13 mars 2020 ? Les ponts étaient bien là, la Loire et ses deux bras, son île et son Centre Commercial Beaulieu pas beau du tout, Le Lieu Unique et ses p’tits Lus, le Château et sa bien-aimée Duchesse Anne, la Cathédrale et son trésor, l’Erdre et ses airs de jazz, les bateaux immobiles accrochés à une note, le Marché Talensac et ses étals, la Place Viarme et son Tramway, tout était bien là, moins les gens. Les gens, il y en avait un peu plus dans le Tramway, des gens, à Commerce, à Beauséjour, la plupart d’origine africaine, les gens. Sans doute, était-ce dans leurs habitudes de sortir ? De palabrer ? De jouer ? Peut-être souffraient-ils, ces gens d’Afrique, d’être enfermés dans leurs cités ? J’ignorais… De longues queues devant les Tabacs, des cabas bien remplis défilaient sous mes yeux. Peu de gens masqués, peu de distances respectées. L’arrogance d’affirmer notre liberté ? La nonchalance ? L’insouciance ? L’égoïsme ? « Cela n’arrivera qu’aux autres, je suis invincible ! ». Ou bien, l’ignorance ? Ou bien, tout simplement : « Insupportable à porter ce masque ! De quoi ai-je l’air ? Comment parler ? Comment respirer avec tout ça ? Comment plaire à une femme ? ». Je découvrais enfin le vrai monde, ce monde que je voyais depuis bientôt deux mois derrière l’écran de mon Smarphone. Quelques commerces commençaient à ouvrir. Le gérant s’activait à nettoyer le bien de toute sa vie. Les cafés, eux, étaient fermés, des grilles pour les uns, des rideaux noirs flottant au vent pour les autres, ces cafés qui gardaient la porte ouverte, sans doute pour laisser rentrer l’air… Les commerces de première nécessité, naturellement, étaient ouverts : un caviste, une quincaillerie, une supérette de produits congelés…  Après mon voyage en Busway, je m’autorisais une marche depuis la place Foch. Je traversais l’esplanade déserte du Maréchal, j’enjambais l’Erdre tendre à mon coeur, je longeais le Marché Talensac jusqu’à la Place Viarme, rejoignant le Tramway. Une enfant ne voulait plus rentrer, s’amusant à sauter d’une estrade. « Viens, allons voir ce qu’il y a plus loin, ma Chérie » lui disait son papa. La petite fille ne semblait guère convaincue. On ne pouvait pas mentir aux enfants. Plus loin, c’était pareil qu’ici, que du bitume. Tous les jeux de plein air, tous les jardins, toutes les promenades, des bords de l’Erdre aux bords de Sèvre, étaient interdits. Interdits tous ces lieux où on pouvait respirer et s’évader. Tout était conçu pour nous ramener à cette tragique réalité : la plus vaste prison que l’Homme n’ait jamais inventée. Je ne retrouvais plus ce Nantes foisonnant de vie, de jeunesse aux terrasses des brasseries, ce Nantes de la culture, de la fête à tous les coins de rues. Qu’importe, en ce jour, je rendais visite à mon Papa. J’attendais sagement l’heure devant l’établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes « Beauséjour ». A 16 heures précises, le personnel hospitalier m’accueillait avec beaucoup de délicatesse, de gentillesse. Je me sentais attendu. Non, je ne rentrerais pas par l’entrée principale habituelle. Un jeune agent hospitalier masqué, fort aimable, m’accompagnait au sous-sol de l’établissement. Une salle était aménagée avec toutes les précautions requises. Lavage des mains, prise de la température, port du masque, signature du registre des visites. Une jeune agente hospitalière masquée, elle aussi, aux yeux ravissants, conduisait mon Papa. Mon Papa était également masqué. Une palissade vitrée nous séparait. Curieuse situation. La première fois de ma vie que je me retrouvais dans un tel contexte ressemblant à un parloir de prison. Je savais que c’était pour le bien de mon Papa, je savais que les agents hospitaliers n’y étaient pour rien, ils subissaient, eux-aussi, cet isolement.  Je pense que nous étions tous émus, tous bouleversés, tous embarrassés par ce qu’il nous arrivait, cette drôle de guerre pas vraiment drôle, ni au début, ni à la fin. La durée de la visite était limitée à trente minutes. L’agente hospitalière devait restée dans la salle. Elle se faisait discrète, attentionnée. Que se passait-il, là haut, dans les chambres ? Y-avait-il des résidents atteints du Covid-19 ? « Aucun pour le moment » me répondait l’agent hospitalier. « Quand pourrais-je organiser une sortie avec mon Papa dans ma maison ? – Nous ne savons pas. Il fait partie des personnes fragiles ». Je sentais des larmes contenues dans les yeux de cette jeune agente hospitalière étudiante. Des larmes de fatigue ? Des larmes d’émotion ? Des larmes d’amour ? La fatigue gagnait mon Papa. Je ne pouvais pas l’embrasser, que lui dire : « A ce soir, je t’appellerai ! ». Je n’avais pas le droit de photographier mon Papa. Le protocole était strict, orchestré par les Chefs de la Nation et leurs experts. Ce qui se vivait à l’intérieur de ces murs hospitalers demeurait secret. On n’en savait que ce que les personnes autorisées à parler pouvaient nous en dire. Je quittais mon Papa, espérant très vite le revoir en dehors de ce parloir.

La liberté nous avait été ôtée, pour combien de temps ?

Le Chef du Service des Urgences de l’Hôpital George Pompidou expliquait sur BFMTV que cette privation de liberté avait dû être décrétée suite au manque de tests, de masques… « Les tests ! Les masques ! Adjudant ! ». L’Adjudant avait bon dos, l’Adjudant. L’Adjudant, épuisé de courir, faisait ce qu’il pouvait l’Adjudant  pour sauver des vies. « Vous toussez, Adjudant ? ». Le Grand Chef, aujourd’hui, était à l’école. Une maîtresse masquée. Six élèves bien sages isolés à leur table. « Qui est-ce, madame ? ». Les élèves n’avaient pas reconnu le Grand Chef. Il prit son masque, le baissa : « Coucou, c’est moi, Zorro ! ». Le Grand Chef était là au milieu de la classe et l’école était sauvée. Tous au travail le onze mai ! « Je suis le bon sens » chantait le Grand Chef.  « Suivez-moi, à la queue leu-leu, un mètre l’un derrière l’autre, et tout le monde se marre ! ». Le Grand Chef était un bon animateur. Il aurait pu être la maîtresse de l’école, le Grand Chef. Le Grand Chef quittait son masque autoritaire pour un visage de bon père de famille. Un père rassurant qui posait le cadre. De l’ordre, de l’organisation, rien de tel pour nous détendre. Tout irait bien, Madame la Marquise ! Le Grand Chef avait juste commis une erreur : ôter son masque par le bas en le touchant. Cet acte était formellement interdit par la loi. Le masque se retirait par les élastiques. Le Grand Chef venait de recevoir un zéro pointé de la maîtresse. Il était puni, au coin, le Grand Chef ! Les Grands devaient montrer l’exemple aux Petits, c’était écrit sur le fronton de la République. Mon masque en tissu blanc, je venais de le recevoir, ce matin, dans ma boite aux lettres. C’était un cadeau de Johanna. Johanna était pour nous, habitants de Nantes, une bonne maman, ou, une grande sœur prévenante. Demain, je lirais le mode d’emploi, je répéterais mon rôle de Zorro, je ne voulais pas me retrouver avec un zéro pointé, puni au coin comme le Grand Chef qui venait de perdre son rôle.

Etre libre ? Je n’avais pas répondu à la question du jour. J’échafaudais quelques pirouettes. Toute liberté était relative. Nous étions plus ou moins libres. Tout dépendait du point de vue. J’étais plus libre qu’un prisonnier dans sa cellule. J’étais moins libre qu’un oiseau dans un ciel sans chasseur. J’étais prisonnier de mon corps si je pensais que mon corps était une prison. Si je considérais mon corps comme un oiseau, mon esprit pouvait s’envoler et se sentir libre, pourvu qu’il n’y eût point de chasseur. Mais, à être trop libre, je n’étais plus libre. Toute contrainte déclenchait ma soif de liberté. Sans son contraire, la liberté n’existait pas.

« La liberté désigne ici l’aptitude à dépasser, généralement à travers une situation de crise, le poids des aliénations qui conditionnent nos automatismes et nos habitudes. Elle brise les cercles vicieux. Elle appelle imagination et créativité. Elle rend brusquement crédibles à nos yeux étonnés de nouveaux modèles de comportements individuels ou collectifs. Elle pousse nos destinées au-delà des frontières que leur assignent les systèmes, et débouche sur un futur ouvert. Elle dépasse les fausses alternatives dans lesquelles les sociétés piétinent et s’emprisonnent. Bref, elle étend à l’infini, dans un mouvement d’intériorité et d’approfondissement, le champ du possible ». (*)

Libre (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – Qui peut venir et aller venir à sa guise, qui n’est pas prisonnier : l’accusé est libre. 2- Qui a le pouvoir d’agir, de se déterminer à sa guise : vous êtes libre de refuser. 3- Qui ne subit pas de domination, qui jouit de la liberté politique : pays libre. 4- Qui est sans contrainte, sans souci des règles : on est libre dans cette maison. 5- Qui n’est pas lié par un engagement : je suis libre ce soir. 6- Qui n’est pas occupé, retenu : le taxi est libre ; Qui n’est pas limité par une autorité, une règle : presse libre ; libre de tout préjugé. Ecole libre : qui ne relève pas de l’enseignement public. Temps libre : dont on peut disposer à sa guise.

Libre (Le Petit Rousse de Poche) : épris d’un élan infini.

Des gens, il y avait aussi, assis sur le bitume, des personnes sans domicile. Qui était libre ? Qui ne l’était pas ? Entouré de murs visibles et invisibles ?

Thierry Rousse, Nantes,  mardi 5 mai 2020.

27ème récit, J- 6 de ConfiNez

(*) Jean-Marie Pelt, « La vie sociale des plantes », Poche Marabout.

L’objectif du jour

 

Lundi 4 mai 2020, Nantes, J-7.

Le journaliste de BFMTV était détendu ce soir, il  plaisantait avec sa charmante collègue qui annonçait la météo. « Il a fait chaud dans le sud aujourd’hui » lui faisait-il remarquer en souriant. A quoi pensait-il en disant cette phrase ? A ce que tout le monde pensait ? Sortir, inviter ses copains-copines,  se baigner, prendre un apéritif en terrasse, danser, s’enlacer ? S’embrasser, enfin ! La Libération dans sept jours prenait cet air de fête. Le Grand Chef avait pris le micro cet après-midi. Tout se ferait dans le calme, de manière organisée. « La vie avec le virus » nous accueillait. Cette nouvelle vie avec le virus était un bon remède à la solitude. Vivre avec le virus, apprendre à le connaître, lui parler. « Comment vas-tu, mon virus ? Tu es gentil, promis ? De quoi as-tu envie aujourd’hui ? Que je t’emmène à l’école ? A la boulangerie ? Au restaurant ? Dans un jardin ? Au théâtre ? Non, le théâtre est fermé. C’est bon, pleure pas ! Je vais t’acheter une voiture toute neuve ! ». Il faudrait faire preuve d’imagination pour satisfaire les caprices du virus. « Quel masque veux-tu ? Le blanc ? Le noir ? L’arlequin ? L’arc-en-ciel ? Celui avec des têtes de morts ? ». Je prenais de l’avance. Je m’habituais à ce colocataire qui s’invitait chez moi. « Bien, mon pote le Virus, maintenant que je dois vivre avec toi, ce serait bien que tu participes aux frais : le loyer, la nourriture, l’eau, le gaz… ». Aujourd’hui, j’étais parti chercher pour lui ma nouvelle bouteille de gaz, tout au bout de la large route de Clisson, à la Station Service de l’Hypermarché Auchan. Hélas, il n’y avait que là que je pouvais en trouver une, bouteille de gaz. J’avais dû prendre le bus. Il y a bien longtemps, presque deux mois que je n’avais pas pris le bus. Je redécouvrais ce monde étrange et fabuleux. Nous étions peu nombreux dans le long Busway fabriqué en Suisse. Quatre passagers éloignés les uns des autres et s’observant. Un monde bien sage, taciturne, attentif au moindre rapprochement intempestif. Le conducteur était isolé dans sa cabine et ne craignait rien, hormis son volant. De l’Arrêt à la Station Essence, il me restait un bon mille, tirant mon chariot avec ma bouteille de gaz vide. « Posez-le devant ! » me dit la caissière dans sa cage de verre. « Reculez ! ». Je restais à trois mètres de ma bouteille posée devant la réserve grillagée des bouteilles. La caissière masquée sortit, prit ma bouteille, la fit disparaître et ressortit, victorieuse, avec une nouvelle bouteille qu’elle posait à la place de l’ancienne bouteille. En un éclair, elle regagnait sa cage de verre, dans une solitude infinie. « Uniquement par carte bleue !». Docilement, je me soumettais à ses ordres. Je m’en allais tirant mon chariot avec ma nouvelle bouteille de gaz, fier, un peu plus lourde, certes, ma bouteille. Les mesures de distanciation avaient été respectées et le contact avait été plutôt politiquement correct. Les voitures s’accumulaient sur le parking de l’Hypermarché Auchan. Un Auchan qui n’avait aucunement l’air d’un champ que son nom illusoire. Le bus tardait à venir. Je décidais de marcher le long de cette large route de Clisson, bruyante, laide qui sentait le retour d’une civilisation inconsciente. La chaleur était lourde comme ma bouteille, prête à exploser. Enfin, je retrouvais ma maison et un jardin luxuriant. Un cœur rouge s’affichait sur l’écran de mon Smartphone : « Alerte Santé. 10 000 pas. Vous avez atteint votre objectif du jour ». Il était 14 heures 02, j’étais arrivé chez moi, la bouteille de gaz n’avait pas explosé, et j’avais atteint mon objectif du jour. Je me sentais heureux, comblé de cette bonne nouvelle. Ainsi, la vie se résumait à cet objectif quotidien : 10 000 pas. Il était 14 heures 02. Que pouvais-je faire à présent de ma journée si j’avais déjà atteint mon objectif du jour ? Tout ne pourrait être que banalités, vanités. Je n’avais plus d’objectif, puisque je l’avais atteint, puisqu’une personne que je ne connaissais pas m’avait écrit à 14 heures 02 : « Votre objectif du jour est atteint ». Je grimpais dans ma niche, et, banalement, je postulais pour un emploi : « Aide à domicile ». Le site s’appelait « Cœur » et ce nom me plaisait, « cœur ». Un coup de cœur, peut-être, vain ? Chercher un emploi était un emploi à plein temps. Il ne me restait guère plus de temps pour trouver un emploi. Mon esprit était parfois distrait. Je pensais à Océane que j’avais rencontrée à distance, car toute rencontre, à présent, se faisait à distance. Océane vivait à Hawaï et diffusait de merveilleuses vidéos sur Facebook. Son sourire, son regard, l’océan, le ciel, tout resplendissait et vibrait en elle. Océane promulguait des soins à distances. Pouvoir être si éloignés et si proches, l’un de l’autre, me fascinait. Comment pouvait-on soigner à distance ? Océane me répondait par de jolis cœurs et j’y croyais. Nos pensées, dans le ciel, vibraient à l’unisson. Océane nous rassemblait à des milliers et des milliers de pas à vol d’oiseaux. Quelle idée géniale ! Nous formions une communauté, la communauté d’Hawaï. Hawaï… Où pouvait bien se trouver Hawaï ? De vague mémoire de leçons de géographie, Hawaï était une île au milieu de l’océan Pacifique entre l’Amérique et le Continent asiatique. Je comblais mes lacunes grâce à ma copine Google : «  Hawaï est un archipel volcanique isolé dans le Pacifique central. Ses îles sont réputées pour leurs paysages accidentés composés de falaises, de chutes d’eau, de forêt tropicale et de plages dont le sable arbore des teintes dorées, rouges, noires, voire vertes ». Isolés, nous étions, chaque être, isolé, et grâce aux vibrations, nous étions ensemble. « Où sont les masques, Adjudant ? – Dans les Hypermarchés, Grand Chef ! – Vous auriez dû me le dire le premier jour, Adjudant ! ». Les Hypermarchés avait attendu le jour de La Libération pour vendre les masques dont tout le monde avait besoin pour survivre en temps guerre. Les Hypermarchés aimaient bien jouer des farces au petit peuple. La reprise de la vie économique était rapide et le Chef de l’Intérieur jubilait. Devant cette farce tragique, j’avais besoin des yeux souriant d’Océane pour imaginer un autre monde, plus beau, sans doute. Ses messages vibraient dans le volcan de mon cœur comme les vagues d’un soupir aimant : « Vibrer ton intensité est le plus beau cadeau que tu peux offrir à toi et au monde. With love, Océane ».

A ses paroles, rien, je n’avais envie d’ajouter rien, rien qu’un silence profond, vibrant de toutes les âmes du ciel.

Objectif (Le Petit Larousse de Poche) : 1- But à atteindre. 2- PHOT Système optique permettant de former l’image sur un support sensible.

Objectif (Le Petit Rousse de Poche) : Invisible Amour qui nous relie.

Idir venait de nous quitter et ses chansons vibraient dans le premier soupir de ma nouvelle vie.

« A new life with Love »

 

Thierry Rousse, Nantes,  lundi 4 mai 2020.

26ème récit, J- 7 de ConfiNez

Un dimanche entre Coucou et Rien

 

Dimanche 3 mai 2020, Nantes, J-8.

Huit jours, plus que huit jours. Le décompte sur une main. Je soufflais. Bientôt, je sortirais, au-delà des mille pas, sans autorisation à remplir. Juste un masque à porter pour prendre le bus, le tramway et faire mes courses. Le mètre de distance avec mes semblables qui devenait une habitude. Je n’avais pas vécu le plus dur. Le plus dur de cette guerre revenait aux premières lignes, aux deuxièmes lignes, aux victimes, et à toutes les troisièmes lignes qui vivaient dans d’étroits logements au cœur de cités de béton. C’est ce qui me guettait, l’une de ces tours de béton Habitation à Loyer Modéré. Ma propriétaire envisageait de vendre la jolie maison où je vivais, dont la fenêtre donnait sur un jardin luxuriant. J’étais malade à la pensée de devoir quitter ce Paradis. Le Coucou me réveillait, en ce dimanche matin, de son joli chant à 9 heures précisément: « Coucou ! ». Il m’appelait à le rejoindre. C’était à 18 heures précisément que, de nouveau, je l’entendis chanter : « Coucou ! ». L’oiseau invisible clôturait ma journée, me disant : « Il est l’heure que tu écrives ». J’avais pris cette habitude, depuis le confinement écrire entre 17 heures 30 et 19 heures 30. Aujourd’hui, aucun sujet n’était venu à mon esprit. J’avais fait le choix de ne pas écouter en ce dimanche BFMTV. Le temps m’apparaissait soudain si calme, comme si la guerre n’avait jamais existé. Un temps infini comme ce ciel blanc. Quelques gouttes ce matin à l’heure de ma promenade. Et, puis le silence, savourer l’instant, savourer le rien. Le rien, existait-il ? S’il n’était rien, comment pouvait-il exister ? Et pourtant, on le nommait, le « Rien ». Si on le nommait, c’est qu’il existait le « rien », donc qu’il n’était plus « rien » le « rien » mais bien quelque chose. Cette chose impalpable qui existait sans pouvoir la toucher, l’embrasser, cette chose du « rien ». Mon « rien » commençait par le ménage quotidien. Mon « rien » continuait par un bol de Chicorée accompagné de deux croissants. Mon « rien » se poursuivait par une promenade jusqu’au port de la Morinière. Mon « rien » à midi se résumait à dix-huit pommes de terre Dauphine. Mon « rien » se glissait sous sa couette blanche. Mon « rien » appelait mon Papa. Mon « rien » lisait « L’Humanité Dimanche ». Mon « rien » prenait des notes sur son petit carnet rose : « La crise sanitaire met en évidence l’échec d’un modèle de développement basé sur l’hyper mobilité des personnes et des produits, la mise en concurrence des travailleurs, le pillage des ressources naturelles, la désarticulation des systèmes productifs »(1).  Mon « rien » découvrait que cette course au profit n’était pas rien. Mon « rien » aspirait à retrouver son « rien », un coin de nature. J’ouvrais « La vie sociale des plantes » là où je l’avais laissée, la veille au soir, page 183. Le titre du paragraphe était  « Les plantes et la guerre conventionnelle ». Décidément, la guerre était partout, même chez les plantes : « Les différents types de guerre chimique entre êtres vivants se résument toujours à des phénomènes d’empoisonnement à distance, empoisonnement dû à l’émission par une plante d’une substance toxique » (2) .Cette nouvelle m’attristait, moi qui voyais la nature si paisible. Le Coucou préparait-il une attaque contre mon « rien » ? C’était une araignée que je vis sur le carrelage de ma maison. Doucement, je l’invitais, à prendre l’air. L’araignée semblait craintive, inoffensive, fragile . Était-ce cette araignée qui tissait de jolies toiles dans ma maison, et m’offrait, en cadeaux, ses chefs d’œuvre ? Une artiste intermittente, si douée et discrète. Je ne pouvais que l’imiter. Pourquoi l’avais-je chassée ? Avais-je peur de sa fragilité ? Etais-je jaloux de son talent ? Ce dimanche de « rien » commençait à se peupler de rencontres imprévisibles. Que faisait maintenant l’araignée dehors ? Tissait-elle un hamac entre les hautes herbes ? Et si je lui demandais de me coudre un masque résistant à l’ennui ? J’avais appris lors d’une exposition au Muséum de Nantes consacrée à cette grande Dame noire qu’il n’y avait pas plus résistant qu’une toile d’araignée. J’ouvrais ma fenêtre : « Reviens ! Où es-tu ? ». L’araignée ne me répondit pas. Je me retrouvais seul face à mon « rien ». Je révisais alors mon texte, « La ferme des animaux » de George Orwell, mise en scène par Sébastien Vuillot. La résidence de création prévue en avril 2020 sur la magnifique scène du théâtre « Horizinc » de Bouvron  avait dû être annulée. J’ignorais la date où nous pourrions reprendre le travail. Il paraissait compliqué de jouer masqué des répliques où les travers humains nous étaient dévoilés. Il ne me restait « rien » de ce dimanche que des souvenirs, des souvenirs de « dimanche », des « presque rien »…

Le dimanche était le jour du repos, le jour de la famille. Je visitais, chaque dimanche, mon Papa à l’Ehpad Beauséjour, puis, quand il pleuvait, je visitais les musées. J’organisais mon programme, tantôt au Musée des Beaux-Arts, tantôt au Muséum, tantôt au Musée du Château de notre chère Duchesse Anne. Je voyageais à travers les expositions, du monde des Araignées aux forêts d’Amazonie, des vols du Chamane à la canne de Chaplin, je nourrissais mon esprit. Quand le soleil resplendissait, je marchais, mon catalogue de jardins en main. Dix jardins, dix dimanche ensoleillés, je remplissais mes yeux et fortifiais mes pieds : Jardin des Plantes, Ile de Versailles, Procé, La Gaudinière, Parc floral de la Beaujoire, le Grand Blottereau, l’Ile de Nantes, les Oblates… Il m’en restait deux à découvrir : la Chantrerie et l’Arboretum du cimetière. J’attendrais un peu pour le cimetière. Dans ces jardins, la vie, à tout instant, me faisait « coucou ». J’y croisais des anglaises, un magnolia, un camélia, des érables, des nuages de pins, une carpe, une maison japonaise, une Nymphéa éblouissante, je sautais de rocher en rocher la rejoindre, un tulipier de Virginie, un dahlia, une bruyère, une coulée verte et des âmes qui dansaient, des châtaigniers, des chênes plusieurs fois centenaires, je me faufilais entre les allées jusqu’au torrent d’une montagne retrouvée, je longeais sa cascade, le torrent s’enrichissait de ses affluents, il était maintenant rivière, le torrent, et me menait jusqu’au large fleuve de l’Erdre, où je slalomais entre les joggeuses, les vélos et les chiens. La vie était belle au bord de l’eau. Il m’arrivait de prendre le BatoBus pour gagner l’autre rive. Au Grand Blottereau, je me retrouvais au cœur du Lubéron, tendres collines issues de vacances lointaines, à Suncheon dans une Corée inconnue, m’enfonçant au fin fond d’une forêt de bambous jusqu’à sa céleste pagode au bord de l’étang, je finissais ma traversée par le Bayou, jouant de l’harmonica et de mes rêves. Les Oblates, sur la Butte Sainte-Anne, était mon jardin secret, à l’ombre d’une abbaye, je promenais mes prières, entre les potagers et les cèdres, je me voyais ramer sur la Loire, remontant les châteaux et les siècles jusqu’en Ardèche.

A ces escapades bucoliques, depuis janvier 2020, je prenais, un dimanche par mois, la route vers Campbon, charmant village niché sur un mont de Bretagne, entre Nantes et Saint-Nazaire. C’était la première fois de ma vie que j’animais un stage « Clown » Je n’aurais jamais osé si ToTTi ne m’avait pas dit : « Vas-y ! ». « ToTTi », je l’avais rencontré grâce à Jean-Luc qui m’avait accompagné vers ce trésor enfoui. « Transmettre ce que j’avais reçu, vécu, depuis que ce Nez m’avait été offert » était la proposition de Déborah. Le pas était fait. La participation était libre. Six stagiaires, ravis, décidaient de remplir mon bonnet. Je me retrouvais, par un doux hasard, sage-femme de Clowns aussi beaux, aussi uniques et touchants les uns que les autres. Ce pécule, et bien plus, me sauvait d’une catastrophe annoncée. Malgré tous mes efforts, l’énergie et le temps que je déployais, je ne parvenais plus, ces derniers temps,  à vendre mes spectacles. Le marché était rude. Les coudes se serraient. Cette échappée, un dimanche, avait allumé une étincelle d’espoir en mon cœur. Ce dimanche 3 mai 2020, tout espoir s’éteignait. Le monde du spectacle était confiné jusqu’à nouvel ordre. Qui donnait les ordres ? Il me restait  un certain nombre de pommes Dauphine dans le compartiment Pôle Nord de mon réfrigérateur. Je n’avais plus envie de les compter, les pommes Dauphine. ToTTi dormait dans l’arbre de son coffret. Rien, ce dimanche, il n’y aurait rien, rien qu’un « Coucou » qui me ferait naître à l’instant présent.

Rien (Le Petit Larousse de Poche) : 1 – (avec ne ou précédé de sans) Aucune chose : il ne fait rien ; sans rien faire. 2 – (sans ne) A une valeur négative dans des réponses ou des phrases sans phrase : à quoi penses-tu ? – à rien ; rien à l’horizon. 3- (sans ne) Quelque chose : est-il rien de plus simple ? .Cela ne fait rien : cela importe peu. Cela n’est rien : c’est peu de chose. Comme si de rien n’était : comme si la chose n’était pas arrivée. De rien : réponse polie à un remerciement. De rien, ou, de rien du tout : sans importance. Pour rien : (a) inutilement. (b) gratuitement, pour très peu d’argent. Rien que : seulement. Chose sans importance, bagatelle : un rien lui fait peur. En un rien de temps : en très peu de temps. Un rien de : un petit peu de.

Rien (Le Petit Rousse de Poche) : pour tout accueillir.

N’était-il rien de plus simple que de ne penser à rien ?

Coucou ! Coucou ! Coucou !

 

Thierry Rousse, Nantes,  dimanche 3 mai 2020.

25ème récit, J- 8 de ConfiNez

Les Anges Gardiens

 

Samedi 2 mai 2020, Nantes, J-9.

A « J moins neuf », le ciel pleurait et j’avais peine à le consoler, le ciel. Reprendrions-nous nos habitudes ? La nature avait vécu un répit, elle avait pu, enfin, respirer le bel air. Les animaux avaient retrouvé les espaces de leurs ancêtres. Les brumes des pollutions des industries, des camions, des avions, des automobiles s’étaient dissipées. Les paysages apparaissaient dans leur beauté originelle. Une méduse dansait sur l’eau émeraude des canaux de Venise. Philippe Torreton nous avait conté hier cette guerre, aussi tragique que salutaire. Mais, le ciel voyait déjà l’Homme barbu venir avec sa grosse main poilue pour mettre son doigt sur le bouton « Pause ». Il enclencherait la touche : « Continuer ». Continuer encore et toujours les mêmes erreurs. Je sentais les promesses d’un nouveau monde soufflées par le Grand Chef prendre l’allure d’un mirage, un sentiment d’humilité éphémère, une remise en question passagère. Après la catastrophe sanitaire, tous les Chefs nous annonçaient la catastrophe économique. Le tunnel semblait interminable. « Tout repose sur votre responsabilité », nous disaient les Chefs. La sortie  viendrait grâce au peuple, « nous » : être obéissants, remonter nos manches, nous sacrifier pour la Nation. La carotte d’un nouveau jour de lumière était appétissante. Mes oreilles grandissaient, et mes dents, étrangement, s’avançaient sur le dessus de ma lèvre inférieure. Magiquement, j’avais huit euros de points sur ma Carte Super U. Par miracle, je retrouvais les fameux numéros gagnants du code de ma carte Super U. Huit euros, juste ce qui correspondait à ce que je venais de poser sur le tapis roulant d’une gentille caissière derrière son plexiglas. Huit euros : des pommes de terre, un pain, des viennoiseries pour m’offrir un doux plaisir, et, « L’Humanité Dimanche ». J’aimais nourrir mon ventre et mon esprit, l’un avec l’autre. Huit euros. Je sentais la crise économique s’approcher à grands pas. Je pensais à tous les petits commerçants au bord de la faillite. Pourquoi le Grand Chef et sa Cour avaient décidé de fermer les petits commerces et de laisser ouverts les supermarchés, les supermarchés gérées par des P.D.G. et des actionnaires de multinationales milliardaires ? Les petits mourraient pendant que les grands sortaient grandis et encore plus riches de cette guerre. Je pleurais avec le ciel. Tous les deux, nous étions tristes ce matin. Mes mots avaient un goût amer de réalité. Le repas du midi fut bref. Je me replongeais sous ma couette, reprenant ma lecture de « La vie sociale des plantes, les extraordinaires capacités communautaires de la nature » de Jean-Marie Pelt. Puis, studieusement, je classais la liste de mes métiers. Mon premier classement allait dans cet ordre : « Animateur socioculturel, Auteur écrivain, Comédien, Guide-conférencier, Conteur, Marionnettiste, Metteur en scène de spectacle vivant, Professeur d’art dramatique, Formateur-animateur, Médiateur culturel, Directeur de salle de spectacles, Organisateur de spectacles, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Aide à domicile, Médiateur social, Animateur auprès de personnes âgées, Moniteur-éducateur, Educateur spécialisé, Accompagnant social de vie en structure collective, Epicier, Conducteur accompagnateur de personnes à mobilité réduite, Crêpier, Agent de prévention et de médiation urbaine, Agent de service de restauration collectif ». J’ignorais si cette liste plairait à la Chef du Travail. Un nouveau métier venait de naître en ce jour : « Ange Gardien ». Je l’ajouterais peut-être à ma liste…

La Brigade des Anges Gardiens interviendrait au « Tracing Trois ». Le « Tracing Un » appartenait au Médecin : il testerait Albert symptomatique, puis le dénoncerait au « Tracing Deux » et recevrait quatre euros de récompense. « Allo, c’est moi,  le Médecin Quatre Euros, Madame la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, j’ai un cas positif pour vous : Albert ! ». Madame la Caisse interrogerait Albert sous les feux des projecteurs : « Qui avez-vous rencontré Albert durant vos derniers quarante huit heures ? ». Albert se tairait. « Nous avons les moyens de vous faire parler, Albert ! ». Albert finirait par accoucher : deux, trois personnes connues et une longue liste d’inconnus. C’est là que la Brigade d’Anges Gardiens sortirait ses cartes géographiques. Elle irait sur le terrain, la Brigade, rencontrer tous les inconnus qu’Albert avait croisés : « -Vous êtes les Cas-Contacts d’Albert – Enchantés ! – Nous vous demandons de vous isoler pour stopper le virus. – Bien entendu ! – Sortez immédiatement de la société et rentrez dans cet hôtel ! Nous sommes vos Anges-Gardiens – Merci, mes Anges-Gardiens ».

Bel Ange-Gardien, je rêvais de toi, un Ange qui viendrait me protéger. Je sortirais de la société retrouver l’hôtel de Dame Nature. Mon chien et mon chat au paradis. Une étoile. Jésus qui embrassait Salomée, celle qui l’avait désaltéré sur la Croix. Je suggérais au Grand Chef d’ôter le mot « Brigade ». La guerre était finie. Commençait une douce paix, une tendre attention pour les autres. Les Anges Gardiens. Les Anges nous libéraient de nos maux. Et si nous suivions ces Anges Libérateurs d’un ciel transparent ?

« Tu es le vivant poème » chantait pour nous à cette heure, 19 heures 02, Jean-Louis Aubert, du fond de son repaire.

Je suis mon vivant poème…

J’avais, peut-être, écrit trop vite ce soir. Rien ne rimait. Les mots s’affrontaient. « Nous vaincrons le virus ! » clamait le Chef de la Santé ; « La lutte est dure, la lutte est âcre » renchérissait le Chef de l’Intérieur, « il faut apprendre à vivre avec le virus ». Le Raoul, baba cool,  avait proposé à la Capitale son médicament-miracle. « Attendons les résultats de Discovery ! » répondaient les experts du Grand Chef. Nous attendions que Discovery revienne de son périple autour de la Terre. Paris n’aimait pas que Marseille lui fasse la leçon. Une rivalité de Chefs et d’accents qui nous tenaient à l’écart. Paris était fière d’être la première ville de France, ville du Savoir, et souhaitait bien le rester. L’Hexagone commençait secrètement à se diviser entre zone occupée et zone libre. J’étais un nanti, j’habitais le sud de Nantes. Un olivier devant mes yeux grandissait, se fortifiait, cherchant le soleil. Les Anges de ma mezzanine veillaient sur mon âme. « Il y a un monde ailleurs… »*.

Ange (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Etre spirituel, messager de Dieu. 2- FIG Personne très bonne, très douce. Ange-gardien : (a) selon le dogme catholique, ange attaché à la personne de chaque chrétien. (b) PAR EXT personne qui veille sur un autre, la protège. Etre aux anges : dans le ravissement.

Ange (Le Petit Rousse de Poche) : La lumière de mon ombre.

Un saint veillait ce soir sur le camarade Boris et de chaque cœur assoiffé d’Amour.

« Puisses-tu vivre, continuer, puisses-tu vivre et aimer… Puisque les révolutions se font maintenant à la maison, il est temps à nouveau de nous jeter à l’eau…»*

 

Thierry Rousse, Nantes,  samedi 2 mai 2020.

24ème récit, J- 9 de ConfiNez

 

*Jean-Louis Aubert

Muguet

 

Vendredi 1er mai 2020, Nantes, J-10

Mai, nous étions au mois de Mai, le Premier Mai. Une page d’avril venait de se tourner. Je pensais à toutes les victimes de cette guerre. Je pensais à tous les proches de toutes ces victimes. Je pensais aux premières lignes qui avaient sauvé courageusement tant de vies au péril de leur propre vie. Certaines premières lignes étaient mortes au front. Je pensais à ce mot « guerre » que le Grand Chef avait employé. Je pensais à chaque heure de cette guerre depuis ce vendredi 13 mars 2020, soir où tout avait vraiment commencé pour moi. Je pensais à cette époque comme à une époque révolue. « La guerre est finie », je me disais. La pluie était fine, ce vendredi Premier Mai.  Je n’irais pas faire mes courses au Super U. Le Super U était fermé, ce qui m’arrangeait bien, car il ne me restait plus que quelques pièces dans mon cochon rose et il pleuvait toujours de fines gouttes régulières. Ce matin, je n’irais pas non plus cueillir le muguet. Ce matin, je n’irais pas non plus à mon balcon défiler avec les camarades rouges de colère. Je n’avais pas de balcon.  Ce matin n’était pas comme tous les matins du Premier Mai. Ce brin de muguet que j’aimais porter à mes proches  appartenait à l’époque ancienne. Ce matin, le brin de muguet m’était offert sur Messenger et Facebook. Ce matin, je me disais : « C’est mieux qu’il reste dans la terre, le muguet ». Laisser le muguet dans la terre et le contempler, le muguet, simplement, sans lui faire de mal, au muguet. « Penser, écrire un mot est déjà un cadeau, un cadeau quotidien, un muguet », je me disais.  J’écoutais la météo de la journée : Ciel orange, pluvieux sur Nantes. Je retournais sous ma couette blanche. Deux journaux m’attendaient : « Le Monde » et « L’Humanité ». Ce n’était pas tous les jours le Premier Mai !  Je disparaissais au fond de mes lectures. La Banque C.I.C. me rassurait : « Reconstruisons dans un monde qui bouge. Nous agissons sur le terrain, près de vous, maintenant ».  Mon cochon rose serait sauvé, la Banque C.I.C. le remplirait de petites pièces jaunes. J’apprenais la sobriété heureuse, jaune, jour après jour. Mon appétit avait diminué. Le jeûne avait ses vertus. Les pommes étaient nourrissantes. Seuls les Tabac-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre du muguet. Une perte estimée à sept millions pour les Fleuristes. L’Homme s’était fabriqué ce marché pour exister. Cultiver les brins de muguet et les vendre, c’était : rémunérer des gens pour cueillir les brins de muguet ; permettre à d’autres gens d’acheter  les brins de muguet ; permettre à tous les gens d’être heureux d’offrir et de recevoir les brins de muguet. Je dépensais ce que je gagnais de mon travail, et, en dépensant mon argent, je créais des emplois. Ainsi, l’économie était censée assurer le bonheur de tous les gens.  Etions-nous heureux ? Qu’est-ce qui n’allait pas, Docteur ? Le marché du muguet était pourtant simple. Seuls les Tabacs-Presse et les Boulangeries pouvaient vendre en ce Premier Mai 2020 du muguet, pas les Fleuristes.  N’était-ce pas clair ? Un jour, les Boucheries vendraient des appareils Photo, et, les Librairies des poissons. Nos habitudes changeraient. « Le jour d’après » ne serait pas comme « le jour d’avant ». Il n’y avait plus de problème. Raoul l’avait dit : « La seconde vague, c’était de la science-fiction ! ». Il n’y avait plus rien à craindre de ce Coronavirus. Comme tous les virus, il montait puis il descendait, on ne savait pas pourquoi, mais il en était ainsi de la vie des virus. Le Covid-19 disparaîtrait comme il était apparu, aussi mystérieusement. Il n’était pas plus dangereux qu’un autre, pas plus mortel, un virus parmi d’autres. Il suffisait de tester et de soigner les malades… « – Vous êtes sûr de vous, Professeur ? – Je ne suis pas un devin. Je suis un chercheur. Les chercheurs cherchent et peuvent se tromper. Et alors ?  – Pourquoi vous avez les cheveux longs ? – Parce que mon Grand Père avait les cheveux longs ». Raoul avait les cheveux longs, était un chercheur, non un devin, un chercheur qui pouvait se tromper, et alors ? A quoi servait tout ce raffut des experts ? Le Grand Chef se voyait-il obligé de nous rassurer par une jolie carte rouge, orange et verte pour être réélu dans deux ans ? Avions-nous perdu la force des aventuriers, avions-nous oublié que vivre c’était risqué ? Les cheveux de Raoul étaient cools. Leurre ou réalité ? Je continuais l’étude des métiers : « … Editeur, Professeur des écoles, Professeur spécialisé, Journaliste, Professeur documentaliste, Psychologue hospitalier, Garde des espaces naturels protégés ».

Ma fleur s’était recroquevillée pour se protéger de la pluie. Mes bébés escargots escaladaient sa tige. Mes bambous tenaient le coup. A 21 heures, Philippe Torreton nous raconterait la troisième guerre mondiale sur BFMTV. A 20 heures 46,  je venais de trouver un nom à mon mouton qui protégeait, avec soin, mon espace naturel : « Muguet ». Muguet, ça lui allait bien, Muguet à mon mouton…

Muguet (Le Petit Larousse de Poche). 1- Liliacée à petites fleurs blanches d’une odeur douce. 2- Maladie des muqueuses due à un champignon.

Muguet (Le Petit Rousse de Poche) : Petit porte-bonheur dans ton cœur.

Et, alors ?

 

Thierry Rousse, Nantes,  vendredi 1er mai 2020.

23ème récit, J- 10 de ConfiNez

Une envie d’être au Vert

 

Jeudi 30 avril 2020, Nantes, J-11

A J moins onze, le ciel était perturbé, et, la pandémie des voitures, sous le pont des coquelicots, retrouvait son cher circuit des 24 heures de Nantes. Les nuages noirs océaniques en avaient gros sur le cœur, un gros chagrin d’enfant. « Vous n’avez donc pas compris, petits bonhommes de terre ? ». Apparemment les petits bonhommes de terre, dans leur capsule de ferraille, n’avaient rien entendu des maux du ciel. Le vent soufflait, des rafales de colère, et, de tendresse, séchant les larmes des nuages noirs. Les dieux du ciel étaient partagés. Le ciel voulait encore y croire, le ciel, à l’intelligence du cœur. Le soleil et le ciel bleu, par intermittence, jaillissaient. De mon cœur à mon âme, la météo de mon esprit était également perturbée, vacillant de l’espérance à une fatalité désespérante. J’ouvrais, je fermais, j’ouvrais, je fermais ma fenêtre toute la journée. Je descendais, je montais,  je descendais, je montais, de ma mezzanine à ma mezzanine, toute la journée, une longue journée, j’étais à pied…  « Notre économie repose sur l’industrie automobile », avait proclamé le Premier Chef. Des voitures électriques seraient bientôt construites. Nous étions sauvés ! Et combien de centrales nucléaires ? Un silence se fit.  A 19 heures, le Premier Chef, ou peut-être, le Chef de l’Intérieur parlerait. Le Grand Chef ne parlait plus. Où était-il le Grand Chef, en vacances à Hawaï ? Il méritait son repos, le Grand Chef. Un Grand Chef héroïque. A 19 heures, tout nous serait dévoilé par les Petits Chefs : nous saurions où nous serions, « to be in to be ! ».  Dans le rouge ou dans le vert. Coco, ou, écolo. Non, je me trompais : en colère, ou, dans les champs.  Non plus : enfermés ou libres. Masqués ou nus. Zone occupée, ou, zone libre. Bref, tout nous serait dit, nous serions, enfin, rassurés, sur notre destin. Et, j’en étais rendu à mon soixante-seizième métier étudié : « … Professeur d’éducation socioculturelle, Organisateur d’événements, Organiseur de spectacles, il n’y en avait plus, Moniteur en maison familiale et rurale, Moniteur-éducateur, Médiateur social, Médiateur culturel, Médiateur familial, Educateur spécialisé, Marionnettiste, Libraire, Journaliste en ligne ». Journaliste en ligne ? Journaliste en ligne ! Journaliste en ligne… « -Ca mord à l’hameçon ? – Tiens, un bon sujet : Le Raoul du vieux port… ».  J’hésitais. Je le gardais au chaud, pour plus tard, notre vieux pote Raoul aux cheveux longs, notre savon marseillais qui lavait nos doutes.

Le Web exigeait des brèves à sensations, une peur permanente qui nourrissait notre état d’anxiété, des inventions à n’en plus finir, des coups d’éclats, des miracles, du suspens, une intrigue, des héros, des victimes, des sauvés, un fil d’actualités du coq à l’âne, car nous aimions zapper entre le coq et l’âne. Le spectacle était là, il avait remplacé celui de nos théâtres. BFMTV et ses complices !  Ce zapping était notre nouvelle ADN.  Le zapping tuait l’ennui. Il suffisait de poser notre pouce sur l’écran et nous laisser glisser du haut vers le bas. Un jeu fort amusant. Nous laisser glisser, lâcher, prendre le téléphérique, et de nouveau nous laisser glisser sur les vagues des mots, nos yeux émerveillés. La publicité était notre déesse, objet de désirs inavoués : « Les chefs d’entreprises sont les soignants de l’économie. Vos frais de santé sont pris en charge du début du confinement à la fin de l’été. Avec Camping Car, vous êtes partout chez vous en sécurité et en liberté.  Maintenant, vous pouvez acheter votre voiture en ligne. Elle vous sera livrée en kit dans votre boite aux lettres par une sauvage amazone. Des repas à base d’insectes, naturels et fabriqués en France, seront servis à vos animaux. Nous sommes la France qui travaille. Même si nous avons dû ralentir, nous sommes prêts à redémarrer à tout jamais. La sécurité passe avant tout, nous sommes à vos côtés. Il faut se retrousser les manches. Le muguet vous sera vendu demain. Le travail reprend le premier mai. Le masque est obligatoire au Val d’Isère. La montagne est votre ressourcement. Nous vous attendons pour les vacances ! Mettez votre masque et respirez le bon air de nos montagnes ! ».

Le Chef de la Santé, après cette page de publicité, avait parlé. Une nouvelle météo était née. La couleur Orange s’était glissée entre le Rouge et le Vert pour adoucir les frontières. Une zone tampon, de mélanges, de rencontres, celle où on ne savait pas trop bien, si on appartenait aux Verts ou aux Rouges. « Tu reprendras bien un p’tit Vert, Léon ! ». Léon était rouge comme une pivoine. C’est qu’il en avait bu des verres avec les Verts, Léon !  Et ça chantait dans le bistrot du Trou du Fût : « Allez les Verts ! ». Les Rouges étaient les perdants, toujours les perdants. Les Oranges attendaient, impatients, sur le banc de la touche. « Tu veux quel maillot ? Le rouge ou le vert ? – Le vert ! – Tiens, prends le rouge ! ». Les Verts n’étaient pas tendres avec les Rouges. Les Rouges, on les voyait pointer leur nez à vue de nez, les Rouges. On fermait nos volets et nos portes. Bientôt, les Rouges portaient des clochettes à leurs chevilles. Le Carnaval était né. On leur jetait des oranges. Il était 20 heures 30 et le bon vieux Raoul allait parler sur BFMTV…

Envie (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Convoitise à la vue du bonheur ou des avantages d’autres. 2- Désir, souhait. 3- Besoin organique soudain. 4- Tâche naturelle sur la peau : les tâches de vin

Envie (Le Petit Rousse de Poche) : d’être en vie

« Le Rouge et le Vert », mon nouveau livre de chevet. Je m’endormais avec cette envie d’être au Vert, demain matin au réveil, ouvrir ma fenêtre et prendre l’air…

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 30 avril 2020.

22ème récit, J- 11 de ConfiNez

Entre-deux

 

Mercredi 29 avril 2020, Nantes, J-12.

Cette fois-ci, il pleuvait bien sur Nantes, une pluie fine, régulière, une pluie qui avait décidé de s’imposer pour la journée. Une pluie qui m’avait dit : « Reste ici ! ». Ici, cette fois-ci, il n’y avait plus de gaz dans ma bouteille, ma bouteille de Propane était bien vide, cette fois-ci, vide, ici. Elle avait duré, ma bouteille de Propane, courageuse, fière jusqu’à la dernière étincelle, ma bouteille. Cette fois-ci, ici, je comptais mes derniers billets, ici, les derniers, ici. Ils avaient bien duré, mes billets jusqu’à la fin avril, « ne te découvre pas d’un fil ».  Un duo, le 29 et le 30 avril dont j’aurais pu bien me passer. Où était passée cette époque d’un mois d’avril à 28 jours ? Le temps avait décidé, définitivement, de se prélasser. « Reste ici, sous la couette blanche de ton ermitage ! ». Quel idiot avais-je été de me raser ? Vêtu d’une longue barbe blanche, j’aurais ressemblé à un sage pour observer la forme des nuages. J’aurais sorti mon petit doigt à la fenêtre. « Ho ! Hé ! » … D’où viendrait le vent qui chasserait la pluie ? De la terre ou de l’océan ? De l’est ou de l’ouest ? Du sud ou du nord ? Il n’y avait qu’un vaste nuage de coton blanc, aujourd’hui, qui couvrait le monde gris, aigri. J’étais à l’abri,  au milieu, entre-deux, deux états d’âme, deux élans. Quitter mon ermitage, ou, m’y blottir jusqu’à la fin de la guerre ? D’un côté, une économie qui devait reprendre pour éviter la catastrophe financière. De l’autre côté, un virus invisible toujours présent qui se réjouirait de la reprise de la vie économique pour sauter de corps en corps, du marchand au client, se nourrir de leurs cellules pour exister et les unir. Qui avait pu inventer pareille bombe nucléaire, une guerre froide glaçant nos pensées ? Me battre ? Résister ? Fuir ? M’enfuir ? Aider ? Sauver ? Travailler ? Etre héros ? Lâche ? Criminel ou victime ? Entre-deux, j’étais ici, sous ma couette blanche, entre eux deux. Douze jours, et, puis après ? J’en étais rendu au soixante-troisième métier étudié : « … Cuisinier, Formateur-animateur, Jardinier, Guide-conférencier, Chargé de mission dans un espace naturel protégé, Chargé de mission en développement durable, Chargé de promotion touristique, Chef de projet, Enseignant-chercheur, Serveur de bar, Serveur en restauration, Visiteur médical, Technicien de l’intervention sociale et familiale, Sociologue, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Professeur d’art dramatique, Metteur en scène du spectacle vivant ». Metteur en scène du spectacle vivant ?… Était-il encore vivant, le spectacle ? J’improvisais, entre deux hésitations, sa mise en scène tragique…

« Un espace vide. Dans cet espace, un entre-deux et un cercle. Un comédien ou une comédienne. Au milieu, ici, dans le cercle. Je te dis : cour ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Cuisinier ! Oui, le cuisinier ! Ce qui te passe par la tête ! La carotte ! Oui, bien, la carotte ! Coupe-la moi en petits morceaux, la caroote ! C’est ça ! Reviens ! Dans le cercle ! Je te dis : jardin ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Formateur-animateur ! C’est ça, oui ! Le vidéo projecteur ! C’est ça ! Joue-moi le vidéo projecteur ! C’est bon ! Rentre dans ton cercle ! Jardin ! Sors ! Cours ! Joue-moi le sociologue ! C’est  ça, compte les morts ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Non, Cour !!! Cours ! Joue-moi le Porteur de repas pour personnes âgées ! Il n’y en a plus ? Comment ça, il n’y en a plus ? Rentre dans ton cercle ! Sors de ton cercle ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Jardinier ! Oui, c’est ça, coupe-moi ces putains de pâquerettes avec ta tondeuse ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Sors de ton cercle ! Joue-moi le Comédien ! Le mort, si tu préfères ! C’est bon, lève-toi, rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de mission dans un espace naturel protégé ! Quoi ? Il n’y a plus d’espace naturel protégé ? Le virus est partout ? Rentre dans ton cercle ! Cours ! Sors ! Cour ! Joue-moi le Chargé de mission de développement durable ? C’est ça ! Oui, tout se ramollit ! Joue-moi tout ce qui se ramollit ! Non, pas ça ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de promotion touristique ! Oui ! Oui ! Oui ! La forêt des Pangolins, là où tout a commencé ! C’est ça, joue-moi le pangolin ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours à cour ! Joue-moi le Chef de projet ! Tu n’as pas de projet ? Joue-moi le Chef de projet qui n’a pas de projet ! C’est ça, continue, approfondis ! Approfondis le néant ! Sois Shakespeare ! Oui, sois Shakespeare ! To Be or not to Be ! Rentre dans ton cercle ! Sors à jardin ! Joue-moi l’Enseignant-chercheur ! Oui ! Cherche l’invisible ! Cherche-moi l’invisible ! Tu y es, je le vois l’invisible ! Rentre dans ton cercle ! Cour, cours ! Joue-moi le Visiteur médical ! Non, non et non ! Tu es à côté, tu es à côté, tu es à jardin, pas à cour ! Cours à Cour ! Rentre dans ton cercle et cours à cour, joue-le moi, bon dieu, ce Visiteur médical ! Le Visiteur médical, je t’explique, il ne rend pas visite aux malades, le Visiteur médical, non, il vend des médicaments aux médecins, le Visiteur médical ! Vends-moi des médicaments ! C’est ça, vends-moi ces enculés de médocs qui vont me faire crever, vends-les moi, j’te dis, sors tes trippes, vends-moi, c’est ça, ça vient, enfonce-le moi bien profond cet enculé de médoc ! Rentre dans ton cercle ! Cours ! Jardin ! Jardin ! Pas cour ! La cour, on s’en fout ! Joue-moi le Professeur d’art dramatique hystérique ! C’est ça ! Hystérique ! Pense à Pétula, à Pétula, bon dieu ! Tire-lui les cheveux ! La tignasse ! Traîne-la ! Piétine-la ! Apprends-lui les alexandrins, ou, apprends-lui « L’illusion comique » ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Joue-moi le Serveur de bar ! C’est ça ! Les verres qui tremblent ! Le plateau qui chavire ! On y est ! Joue-moi la tragédie ! La sueur ! Le sang ! Oui, taille-toi les veines avec ce bout de verre ! Finissons-en du monde ! Rentre dans ton cercle, rentre, rampe, comme tu veux, coule dans ton bain de sang jusqu’au rond de lumière, jusqu’au rond, jusqu’au centre ! Rentre ! Sors ! Comme tu veux ! Par la porte invisible ! Sors ! Un jardin ! Des oiseaux ! Une muse ! Joue-moi la muse ! Ce n’est pas un métier ? On s’en fout ! Le monde chavire, il n’y a plus de métier ! Joue-moi le Serveur en restauration ! Oui ! Oui ! Tu as compris ! On y est ! De la viande saignante ! Crue, c’est ça, qu’il lui sert, de la viande crue ! Et elle adore ! Rentre ! Dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Cour ! Joue-moi le Cuisinier ! Allez, joue-moi le Cuisinier ! Je t’en prie, joue-moi le Cuisinier ! Je te le demande, à genoux ! Laisse-moi Artaud dans son frigo ! Joue-moi du Claudel ! Oui, joue-moi du Claudel ! Cuisine-moi le meilleur plat du monde ! Je te le demande ! Joue-moi, joue-moi… une sonate… une sonate… Joue-moi quelques notes, quelques notes… Scarlatti ! Rentre ton cercle, une note, joue-moi, une note, une note de Scarlatti, rien qu’une note… Regarde-moi, souris-moi, juste, souris-moi, dis-moi que nous sommes vivants, bien vivants, et que nous voguons entre deux illusions, dis-le moi, juste, une dernière fois, que tout ça n’était que du théâtre, que du théâtre… ».

Entre-deux (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Partie située au milieu de deux choses ; état intermédiaire entre deux extrêmes. 2 – Au basket-ball, jet du ballon par l’arbitre entre deux joueurs, pour la reprise du jeu.

Entre-deux (Le Petit Rousse de Poche) : Cour et Jardin.

Un rond de lumière.

 

Thierry Rousse, Nantes, mercredi 29 avril 2020.

21ème récit, J- 12 de ConfiNez