Une fleur

Samedi 18 avril 2020. Le 18 avril, comme chaque année, c’était la Saint-Parfait. Je rayais, heureux, d’une croix le 17 avril. Un jour de fini. Un nouveau jour se levait. La Saint-Parfait ! J’évitais de compter les jours qu’il me restait à vivre jusqu’à La libération, le 11 mai cette année. « Ce n’est pas bon pour le moral », j’avais lu. Il fallait vivre l’instant présent, accueillir l’instant présent comme une chance, la chance de ne plus rien faire, l’occasion d’être, de partager du temps avec ses enfants,  son époux, son épouse, ses amis, euh non, pas ses amis, son chien, son chat, son poisson rouge confiné depuis sa naissance dans un bocal rouge, l’occasion de réfléchir au sens de sa vie et à l’avenir de la planète, du moins pour les troisièmes lignes qui n’étaient ni appelées en deuxième ligne ni au front. Les choses  s’arrangeaient sur le front des tranchées, les cas diminuaient de jour en jour, on commençait à démonter l’hôpital militaire de Mulhouse et à respirer, le Chef avait fait du bon boulot. Enfin, on voyait le bout du tunnel. Les rescapés de guerre donnaient leur témoignage dans Libération: « Un enfer, je me serais cru en enfer ». C’était la Saint-Parfait et l’été en avril semblait persister.

Je descendais l’escalier de ma mezzanine, réveillé par des rayons éclatants, tirais le rideau, ouvrais la fenêtre, le ciel était bleu et les oiseaux chantaient. Un bleu cruel qui me faisait oublier les morts, toujours cet air de vacances insolent, ou, consolateur, ou revigorant. Une. Une fleur. J’avais deux mots pour me tenir compagnie. Bleue. Une fleur bleue. Trois mots. Une fleur bleue au bord de ma fenêtre. Huit mots que je notais sur mon carnet rose. Je lui disais : « Bonjour ! ». Douze. « -Comment ça va ? – Plutôt bien, et vous ? » Dix-neuf. « – Je compte les mots. –Etrange… ». Vingt quatre mots déjà ! «  – Ca passe le temps, je suis confiné. – Confiné ? ». J’en étais rendu au trente-deuxième mot en à peine cinq minutes. J’imaginais le nombre de mots que je pourrais posséder à la fin de la journée. Je les vendrais, ou mieux, je les placerais en Bourse, je spéculerais, j’en ferais des petits, des millions de petits que je cacherais dans un paradis fiscal,  je deviendrais le Google des mots ! Combien pouvait coûter un mot ? Il y avait les droits d’auteur de la fleur à déduire. Je renonçais à ma tâche, le calcul mental m’épuisait. Je cherchais une mission plus métaphysique. Des mots bleus. La journée précédente, j’avais vu sur mon fil de mon actualité Facebook « Les mots bleus » chantés par différents chanteurs. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à partager « Les mots bleus » ? A cause du soleil ? A cause du Convid-19 ? Oui, d’accord, c’était une belle chanson, « les mots bleus »… Au cœur de la nuit, à minuit, ne parvenant à trouver le sommeil, je découvrais, toujours sur le fil de mon actualité Facebook la mort de Christophe, atteint du Covid-19. Ma première mission ce matin était d’aller acheter le journal. Organiser sa journée était primordiale en temps de guerre.  Je voulais en savoir plus sur Christophe. De lui, quand j’étais jeune, j’avais le souvenir d’un excellent dragueur dont les filles étaient folles quand il chantait : « Et j’ai crié, Aline, Aline pour qu’elle revienne… » . Elle n’était pas revenue Aline mais des centaines de filles s’étaient précipitées dans son lit. Vieux, j’avais ce souvenir de lui, un visage sombre, angoissé, à la limite de la dépression, murmurant : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». C’était beau, c’était beau, les mots bleus, je les fredonnais, les mots bleus,  mais je n’arrivais jamais à me souvenir de la suite. « Avec les yeux»… Heureusement,  il y avait Boris, Camarade incollable, un juke-box de la chanson française à lui tout seul. « Parler me semble ridicule… Je lui dirais les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux… Une rencontre… De nos retrouvailles… Une histoire d’amour sans parole… ». C’était en avril, les mots n’étaient plus utiles, le silence les avait exprimé, une larme, un sourire. Je me dirigeais au Tabac-Presse de Beautour après avoir coché ma case d’autorisation de sortie : « Acheter le journal des mots bleus ». Les Bleus étaient dans les parages près des bords de la Sèvre. « Désolé, je n’ai plus « Libération », me répondit Aline, la buraliste au joli masque fleuri. De ce pas, je courais au Tabac-Presse du Lion d’Or à l’autre extrémité Nord-Est, il me restait dix minutes. Fermé. Le Tabac-Presse du Lion d’Or était fermé. Deux minutes, j’avais deux minutes pour rejoindre le Tabac-Presse de la Sèvre à l’autre extrémité Nord-Ouest. Il en restait un, un « Libération », et en première page, Christophe, obscur derrière ses lunettes rondes, l’air tourmenté d’un dandy romantique qui faisait tout son charme, aux joues creusées de sillons qui marquaient le temps, les pensées, les whisky et les oiseaux de nuit. Né d’une famille italienne à Juvisy-Sur-Orge, il y avait mieux comme ville. Collé en pension à l’âge de 12 ans à Montlhéry, là aussi, il y avait mieux. Daniel, il s’appelait encore. Il rêvait d’être acteur, Daniel, mais, au retour du service militaire, il décidait de s’appeler Christophe et prit ses ailes, être chanteur. Il descendit à Saint-Trop, où, du beau monde, il fit la rencontre. Je savais tout maintenant sur Christophe, ou presque, ma première mission était accomplie, il était bientôt midi, il faisait chaleur, une chaleur de réchauffement climatique.

Il ne me restait plus aucune seconde pour rentrer me confiner. J’avais épuisé mon crédit de temps. J’étais un hors-la-loi avec mon journal sous le bras, et je fredonnais : « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ». « Camarade, c’est quoi, la suite ? ». Camarade était loin, confiné à Paris et ne pouvait me souffler la suite. Un homme en bermuda arrachait, de sa binette, l’herbe verte rebelle sur le trottoir, le long du muret gris de son pavillon. « Laissez-la, l’herbe ! Laissez-la, on a besoin d’herbes, depuis qu’on ne peut plus marcher sur les bords de la Sèvre ! » Lui criais-je en silence, à l’homme à la binette. Il ne m’entendait et poursuivait sa destruction inévitable. « Je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux… ».  Je n’avais plus envie de rentrer chez moi me confiner. Je déserterais, j’irais dans le ciel… « Une rencontre… de nos retrouvailles… », «Christophe, tu lui as dit, tu lui as dit « les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux » ? ». Christophe me regardait, une lueur dans les yeux. Chemin de la Roche Verte. Il y avait toutes sortes de fleurs sur le trottoir, le long des murets des maisons coquettes. Je respirais, j’avais retrouvé un peu plus loin la nature, et les vaches écossaises. Était-ce prudent de le dire ici? Qui me lirait ? Qui me lisait ? Un, deux, trois, quatre, cinq amis, peut-être, je comptais mes doigts, dix étaient le maximum. « Vous ne me dénoncerez pas les amis ? Promis ? ».

Les vaches m’avaient regardé, je leur avais dit « les mots bleus », je pouvais rentrer me confiner. L’après-midi fut calme. J’appelais mais il n’y avait personne au bout du fil. Ce serait pour demain… Les heures s’écoulaient en attendant 17h30, l’heure où j’écrirais mon dixième récit. C’était important, ils avaient dit aussi, de se donner un cadre, un emploi du temps. De 17h30 à 19h30, c’était mon temps d’écriture non rémunéré. Pour qui j’écrivais ? Quel journal ? « Intime », le journal « Intime », ou, le journal « Partagé ». « Partagé », je préférais partager en attendant Gallimard, Godot n’était pas venu. Une… L’incertitude de la page blanche. C’était le temps des incertitudes. Rien n’était parfait même le jour de la Saint-Parfait. D’où venait ce virus ? Comment on s’en sortirait et de quoi ? On ne savait rien, personne ne servait rien. De mon avenir, je ne savais rien. Plus d’emploi. Depuis plus d’un an, aucun spectacle vendu. Plus aucun à l’horizon. Ils plaisaient mes spectacles, mais aucun ne les achetait. La vie était devenue rude dans le show-biz et je n’étais pas un businessman. « Hé, Man ! », dans quelle case on me collerait ? Coudre des masques entre deux chinois ? « Plus vite ! Plus vite ! ». Je me coudrais les doigts en voulant passer le fil dans le trou, je tomberais et me noierais. On ne savait plus où on en était, ce qu’on attendait, ce qu’on faisait, quelle heure, il était, qui viendrait dîner ce soir, qui m’appellerait, qui j’appellerais, qui j’étais. Je lisais qu’on venait de découvrir que le Covid-19 causait des troubles mentaux se traduisant en pertes d’orientation. « – Je veux passer un test !– Etes-vous malade ? – Je ne sais pas, justement je veux passer un test pour le savoir ! –On ne fait passer des tests qu’à ceux qui sont malades. Au revoir ! ». « Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux» … Parler était ridicule.

« Dans ma ville, il faisait froid, et moi, j’ai appris à ne plus parler… à me cacher… », Jean-Louis Aubert avait pris le relai sur Facebook, son concert live qu’il nous offrait chaque samedi soir chez lui, dans sa maison à la campagne. Un concert rien que pour nous, paumés, fatigués, reliés aux écrans de nos Smartphone.

Une (Le petit Larousse de Poche) : La Une – La première page d’un journal : Etre à la une.

Une (Le petit Rousse de Poche) : Fleur.

Ce soir, c’était samedi soir, le samedi soir de la Saint-Parfait. Ce soir, je dégusterais mon Cidre fermier à six euros trente sur ma nappe provençale. Ce soir, je trinquerais avec moi mon dixième récit de « ConfiNez ». Ce soir, je regarderais ma fleur, je lui dirais les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux. Ce soir, et dans le cœur de ma fleur, ce soir, il y aurait Vous.

 

Thierry Rousse, Nantes, samedi 18 avril 2020.

10ème récit, 34ème Jour de ConfiNez

De la nécessité des vaches écossaises et nantaises

Nantes, vendredi 17 avril 2020. Je cochais la deuxième case  sur l’attestation de déplacement dérogatoire du Ministère de l’Intérieur numérique téléchargeable  avec le code-barres QR : « Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées (liste des commerces et établissements qui restent ouverts) ». C’était vendredi, et le vendredi, c’était le jour de ma grande sortie, la sortie la plus éloignée de mon domicile. Je m’y rendais à pied avec mon caddy de tronches de clowns peints par l’artiste discrète et si talentueuse, Fabula, qui méritait les plus beaux musées des Beaux-Arts. Elle avait ajouté cette maxime, dans un angle du caddy : « J’ai décidé d’être heureux, c’est bon pour la santé ». Je n’avais d’autre choix que d’être heureux en tirant mon caddy de tronches de clowns. Je cherchais partout mes chaussettes jusqu’à ce que je me souvienne que je ne portais plus de chaussettes depuis que le soleil d’été rayonnait en avril et que je portais des sandales en été donc en avril. Ainsi, chaussé de mes sandales, nus pieds, tel un pèlerin, partais-je accomplir mes achats de première nécessité. J’aurais aimé courir à la ferme du coin, parler aux fermiers, à la fermière aussi, me procurer ses belles carottes, ses belles salades, ses beaux radis et ses beaux choux jaillissant de la terre, manger une nourriture nécessaire, saine et vitale pour ma santé, mais il n’y avait pas de ferme dans le coin de mon quartier, juste un Lidl et un Super U. J’optais, à défaut de mieux, pour le Super U, un peu plus loin. C’était super, non ? Je découvrais qu’en allant tout droit, en restant sur la rue de la Gilarderie, j’atteindrais le Super U.  Ca aussi, je l’avais découvert grâce au confinement. La rue de la Gilarderie ! Cette rue bordée de maisons fleuries était calme, apaisante, rien à voir avec la large route de Clisson qui voyait, à l’approche du Jour J, son flot de voitures rejoindre ses habitudes. Une femme promenant son gros chien noir me regarda et me salua. « Les gens sont gentils dans cette rue, le ciel est bleu et les oiseaux chantent », je me dis. Je me serais cru en vacances. Une maman disait à ses trois ados : « Je crois qu’on est bon ! ». Une opération « Jardinage » venait d’être atteinte, il restait des binettes fatiguées et des plates-bandes impeccables. J’arrivais au Super U après avoir traversé le pont face au Cabinet médical étrangement désert. En dessous du pont, c’était  la ligne droite du Busway qui menait à la cathédrale, une cathédrale que je n’avais pu vue depuis trente trois jours. Elle me manquait la Cathédrale, le Château aussi, le Jardin des Plantes, la Gare aussi me manquait, le Café du Jardin des Plantes me manquait, Le Lieu Unique et sa terrasse me manquaient, Le Café Rouge Mécanique me manquait, le Pub irlandais me manquait, le Grand T, le TNT, La Ruche, Le Cyclope, le Théâtre Francine Vasse, le T.U. , le Centre Chorégraphique National de Danse, Le Katorza me manquaient, Le Live Bar me manquait, les librairies me manquaient, la Loire, l’Erdre, la Sèvre me manquaient,  la Butte Sainte-Anne me manquait, l’Eléphant me manquait, Les Nefs aussi me manquait, la Rue Joffre me manquait, Bouffay et l’Ile Feydeau me manquaient, l’Ile de Versailles aussi me manquait, le Séquoia, l’Oiseau qui chante dans l’Arbre me manquaient, la vie me manquait, mon Papa me manquait, mais il y avait le Super U, et, le Super U, c’était super! J’attendais sagement mon tour, un mètre de distance entre « je » et « moi ». L’Agente masquée Super U me fit entrer, le tapis roulant me conduisait au sommet de mes achats de première nécessité. Je jubilais « L’Humanité Dimanche », c’était ma première nécessité, juste à gauche en pénétrant dans le super Super U, il n’y avait que là que je le trouvais « L’Humanité Dimanche », là, à la périphérie du périmètre de mes milles pas. C’était ma lecture du week-end. « L’Humanité Dimanche » en mains, je me sentais humain. Au fil des pages glacées, j’entendais des rires, des coups de gueule, des verres s’embrasser, la foule danser. « La Fête de l’Huma » à La Courneuve, c’était mon rendez-vous annuel avec Camarade Boris, un célèbre acteur de cinéma au talent encore inconnu de la Croisette. La Croisette perdait gros. « A la tienne, Camarade ! ». J’attendais mon Camarade au Stand de la Vendée. Midi précises, arrivait mon Camarade !… « Camarade ! Camarade ! ». Une franche accolade d’une amitié de 23 années et c’était parti, huîtres, sardines grillées, muscadet, Trouspinette obligée, la Vendée avait même inventé son anisette,  et on allait, par les allées,  zigzaguant, refaire le monde de village en village, de pays en pays, de continent en continent, traverser les océans, trinquer au nouveau monde. Il y avait les concerts naturellement, les petites scènes accueillant les futurs talents de demain, et les grandes scènes, de Manu Chao à Lavilliers, de Youssou N’Dour à Julien Clerc, de Renaud à Grand Corps Malade, et les débats sur le monde. On les écoutait de loin les débats sur le monde, Camarade. Il y avait dans la poussière ces infirmières qui réclamaient plus de moyens pour l’hôpital, et on les applaudissait, on les soutenait, Camarade, les infirmières, un verre à la main, on pensait que le monde irait mieux, qu’il chanterait, qu’il danserait le monde, qu’il serait l’humanité, le monde au Stand de La Courneuve ! Puis il y avait les petits carnets roses que j’achetais, la deuxième rangée du Super U, mon deuxième achat de première nécessité. Roses, pourquoi roses, j’aurais pu prendre les blancs, les petits carnets blancs ? J’aimais ce rose qu’on attribuait, peut-être, bêtement, aux femmes, je me disais qu’un cœur de mère prendrait sans doute soin du monde.  Ces petits carnets où je notais ce que je lisais, ce que je voyais, ce que je ressentais au fil de mes heures passées dans le train de la vie. Au fond du super super Super U, il y avait le fameux cidre fermier. Je n’avais jamais osé, je me l’étais interdit, et cette fois-ci, je l’avais pris entre mes mains, 6 euros 30, le fameux cidre fermier bio. Je le dégusterais à petites gorgées le soir venu, le fameux cidre fermier bio. Enfin, au fond du super super super Super U, c’était la viande saignante et la viande blanche. Je l’évitais depuis un certain temps la viande saignante et la viande blanche, je fermais mes yeux, je pensais aux bœufs, aux cochons, à la volaille qui hurlaient dans le silence des abattoirs, ce monde, la nuit, qu’on cachait aux regards de l’humanité. Je me contentais des fruits de mer. Je n’avais pas franchi ce pas, d’être un végétarien, le but ultime de ma vie. Les crevettes, les moules, les bulots, la paëlla, la choucroute de la mer, le risotto au saumon sans doute hurlaient aussi. Je me bouchais les oreilles. Ce soir, je me ferais plaisir. Je remplissais à ras bord mon caddy de croissants, de jus d’orange, bio le jus d’orange, de fromage, bio le fromage, d’œufs, bio les œufs, j’avais atteint le plafond, 92 euros de courses, et un caddy qui me disait « assez ! ». Je ne mangerais plus, promis. J’avais jusqu’à la fin du mois pour remplir mon ventre déjà bien dodu, mon ventre. Ses yeux brillaient, les yeux de la jolie caissière masquée. Je ne voyais pas son sourire, mais il y avait le sourire de ses yeux et cela me suffisait à être heureux. Quel courage, travailler en cette époque de guerre ! J’avais envie de la rejoindre dans les tranchées, mais on m’avait dit que j’étais trop lent pour tenir une caisse, trop lent pour être une jolie caissière aux yeux brillants, trop lent pour faire partie de ce monde. J’étais à côté, je marchais à côté du monde, descendant à regret le tapis roulant avec mon caddy de clowns. Il fallait bien rentrer, rentrer et me confiner. « Au revoir… C’était super, super, super, super, Super U ! ».

Fernand avait été emmené cet après-midi par l’ambulance, un voisin avait défoncé sa porte. Je n’avais pas été là pour Fernand. « Votre mission est terminée, le relai est assuré » m’avait-on dit, il y avait plusieurs jours de cela. Ma formatrice venait au même moment de m’appeler. C’était pour les résultats de mon bilan de compétences. Je m’en voulais, Fernand. « Vous êtes sûr de pouvoir trouver un travail qui correspond à vos valeurs ? – Comment ?… ». Je n’étais pas là, je n’étais plus là. J’étais où ? Loin d’un monde du travail qui ne voulait point de mes rêves.

J’étais dans le pré face aux vaches, ma pensée avait voyagé. Des vaches écossaises et nantaises rassemblées dans un même pré. Je les regardais, elles me regardaient, nous n’avions rien à nous dire, rien ne se passait, nous étions simplement, nous aurions pu nous regarder des heures, rien de plus ne se serait passé. C’est ce qui me rassurait, sans doute, avec les vaches, « rien qui ne se passe », je me sentais bien, en toute sécurité, tout était si tranquille, rien ne changeait, elles me regardaient, je les regardais, et puis c’était tout, tout et presque rien, rien à penser, rien à calculer sur le monde, regarder, se regarder, être regardé. Je laissais mes pensées batifoler dans le pré. Le soleil souriait. Nos yeux nageaient dans le ciel. Je me sentais être une vache parmi les vaches. Les vaches ne faisaient point de distinction, nantaises, écossaises, parisiennes, normandes, bretonnes, vendéennes, bourguignonnes, berrichonnes, limousines, elles étaient des vaches, tout simplement des vaches. Les Hommes au fil des siècles avait planté des piquets, tendu des barbelés pour les séparer. Ce pré humide les avait rassemblées par amour : écossaises et nantaises. Je me cultivais à mon futur destin : Les vaches écossaises étaient robustes, capables de résister aux conditions les plus rudes. Elles accouchaient, seules, les vaches écossaises. Idéales pour entretenir les plaines inondables, les vaches écossaises, elles l’étaient, idéales. Des vaches en ville, depuis longtemps, nous n’en avions point vu. Des vaches à longs poils, des Higland Cattle. Des vaches à cornes avec pour mission : entretenir vingt hectares de prairies sur les bords de la Sèvre. Le gyrobroyage, bruyant et polluant, qui faisait peur aux petits animaux, pouvait rester couché, et les jardiniers, se reposer. Les vaches écossaises broutaient tranquillement et les prés étaient beaux. On entendait les oiseaux chanter. Quatre blondes du pays, nantaises,  tenaient compagnie aux écossaises, et le monde n’avait point de frontière, elles étaient libres et heureuses, les vaches écossaises et nantaises.

Nécessité : (Le petit Larousse de Poche) 1- Caractère de ce qui est nécessaire : Gagner sa vie est une nécessité. 2- Besoin impérieux, exigence : les nécessités de la vie. Par nécessité : par l’effet d’une contrainte.

Nécessité : (Le petit Rousse de Poche) Essentiel qui nous relie à la Vie.

J’écoutais Manafina en buvant au goulot une Dorée Bio. Je pensais à Fernand. A mon Papa, aux vivants et aux morts. Je pensais aux vaches écossaises et nantaises. Depuis la fermeture de ces berges des bords de Sèvre, une mélancolie m’accompagnait vers un doux exil incertain. On en sortait comment ? Il était 20h20, je n’avais pas encore mangé, je n’avais pas faim, je crois, « un bout de fromage, un reste de risotto, ça ira bien ! », et « L’Humanité » entre mes mains, « le jour d’après sera demain». Demain, je ne savais pas ce que j’écrirais, je commencerais par un mot sans doute, et j’ajouterais un autre mot pour lui compagnie, au mot, c’est la seule chose dont je pouvais être certain, les vaches écossaises et les vaches nantaises, toi et moi.

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.

9ème récit, 33ème Jour de ConfiNez

Détour à Beautour

Je n’avais plus le droit de m’enfoncer dans cet étroit passage sombre entre les deux murs de pierres, où, en contrebas de la bretelle de l’autoroute, tout au bout, tout au bout, au bout de l’obscurité de mes mille pas, la vie sauvage jaillissait. Alors, je mettais mon clignotant et tournais à droite, un pied après l’autre. Il me restait à marcher sur un trottoir exigu entre les maisons et la route. Les voitures vrombissaient de plus en plus nombreuses, signe que la vie mécanique reprenait du poil de la bête. J’arrivais à Beautour, un bourg que j’ignorais, à mille pas de chez moi, comme quoi, le confinement avait du bon. « Merci Chef ! ». Je faisais mes premiers pas en vacances. Il y avait un hôtel, fermé, l’hôtel. Il y avait un bar, fermé, le bar. Il y avait un tabac, je ne fumais pas. Quelques cigarettes quand j’avais vingt ans en dansant sur les chansons de Noir Désir. Etrange désir, je ne savais pas aspirer ce maudit tabac, mes poumons étaient sauvés. Je me contentais de la presse. Il ne fallait point être pressé. C’était au Bar-Tabac de Beautour que, dès lors, j’achèterais mon journal quotidien. La buraliste avait un joli masque fleuri, elle était ravissante, la buraliste derrière sa vitre avec son joli masque fleuri. Je l’apercevais au dehors, j’attendais sagement mon tour. Deux clients à l’intérieur, pas plus. Tous les autres attendaient comme moi, bien sagement leur tour, à un mètre d’intervalle l’un de l’autre. Jour après jour, les masques gagnaient les visages. Il y avait les masques des pros, et les masques des apprentis. Les catégories socioprofessionnelles se distinguaient à vue d’œil. Les masqués se sentaient en sécurité. Les non-masqués avaient l’air d’être pointés du nez. On s’en méfiait comme de la peste. On les regardait de travers. J’en faisais partie, nous devenions des êtres dangereux, des terroristes, peut-être ? Qui portait le virus parmi nous ?  Qui était l’ennemi public numéro 1? C’était mon tour et j’échappais enfin aux regards interloqués. Je portais sur mon visage l’absence de masque et prenais du recul, moi, l’étranger de Beautour au milieu des journaux. « Vous avez L’Humanité, Madame ? – Non. – Vous avez Le Monde, Madame ? – Non. ». Il y avait La Croix. La Une de La Croix, c’était Notre-Dame de Paris. C’est vrai, qu’est-ce qu’elle devenait Notre-Dame de Paris et tous ces millions promis ? On n’en parlait plus de Notre-Dame de Paris, ni des millions, il n’y en avait plus que pour le Covid-19, cette star de tous les journaux, tous bords confondus. J’hésitais… non… « Ce n’est pas sage… ne pas porter de masque et en plus, me détourner de l’actualité, j’irai en enfer »… Je rêvais du paradis latin. « Non plus ». Peut-être que La Croix avait raison, peut-être que cela m’aurait fait du bien de penser à autre chose…. Je me contentais de Libération et de sa Une sombre, « Le Virus a encore frappé ! ». Je tendais mes deux euros, honteux d’être un sans-masque. Les gants en caoutchouc saisissaient ma pièce qui disparaissait dans une bassine d’eau de javel. « Bonne journée, Madame ! – Revenez avec votre masque, la prochaine fois ! », me répondaient les gants en caoutchouc.  Je relevais la tête et mes yeux tombaient sur cette pancarte : « Cinq euros,  le masque ! ». Le Tabac vendait des masques et les stocks étaient épuisés. Il ne restait plus que les paquets de cigarettes décorés de têtes de morts. Heureusement, je ne fumais pas. Mes pieds sortaient et  ma conscience déclarait non coupable : « Les stocks sont épuisés, messieurs-dames de Beautour, je n’y peux rien si je ne porte pas de masque ». Au fond de moi, je n’avais pas envie de ressembler au Chef, être un Canard. Je savais le sort qu’on réservait aux canards les jours qui précédaient le réveillon.

La rue, à l’angle du Bar-Tabac, s’appelait : « Rue de l’Asile ». Un peu plus loin, sur le trottoir d’en face, il y avait la Boulangerie. Le dimanche, j’y achetais un sandwich, c’était le grand jour, le jour pas comme les autres, c’était Dimanche ! Je savourais mon sandwich au saumon sous le ciel bleu face à la Sèvre. Elle était loin la Sèvre qui s’écoulait tranquillement. J’aurais aimé m’en approcher, regarder le reflet de mon visage et pouvoir me dire comme Barnabé : « L’eau est notre premier miroir, le miroir de notre cœur. Il me suffit de me pencher au-dessus de cette eau, et déjà, je suis deux, moi et mon reflet. ». Mais un ruban jaune m’en empêchait : « Gendarmerie Nationale Zone interdite ». J’aurais pu le couper, passer en-dessous, sauter au-dessus, mais je savais la peine encourue après m’être fait contrôler au Carrefour du Séquoia et de l’Oiseau qui chante, 135 euros, mon budget « nourriture » pour le mois. La milice m’avait prévenue. A l’improviste, dans son fourgon, elle débarquait à toute heure et nous interrogeait pour le Bien de la Nation. Je ne bougeais pas, j’avalais mon saumon et  contemplais, à bonne distance, la Sèvre, quand une jolie femme promenant son chien noir fit irruption dans ma vie. « Bonjour ! ». La jolie femme fit aussitôt un écart en regardant son chien : « Plus vite, Féodor ! ». J’aurais aimé être Féodor, être un chien pour être regardé. J’avais fini mon sandwich, je regardais le clocher de l’église, je ne savais pas pourquoi, je regardais le clocher de l’église. Il était Dimanche et les cloches ne sonnaient pas. Dieu existait-il encore ? A cet instant, je me sentais seul au monde, seul et sans Dieu. Je pensais aux vivants et aux morts, je m’en voulais d’être encore vivant à cette heure, je me sentais triste de me sentir triste, je regardais ma montre, combien de temps me restait-il ? Je pensais à mon Ami Séquoia que je ne pouvais plus voir, je pensais à l’Oiseau qui chante… « Pardonnez-moi mes Amis, le Chef ne veut plus que je vienne vous voir, c’est pour le Bien de la Nation ». Je redressais les épaules et chantai à tue-tête la Marseillaise. J’avais pris le soleil. Il me manquait quelques cheveux sur le crâne pour être beau. Un enfant voulait passer sous le ruban jaune attiré par le toboggan, ou, par une fleur tout simplement. « Au pied, Marius ! Combien de fois je t’ai expliqué que c’était interdit ! » le réprimandait son père, aussi triste que son enfant dans le fond de son cœur. C’est fou comme un simple ruban jaune pouvait, soudain, nous séparer de ce qui nous faisait respirer. Il me resterait les gaz d’échappement pour me consoler, arpenter les ruelles de Beautour, ce bourg que je visitai maintenant, relever le nom des rues, les apprendre par cœur, les rues.

Je notais ma seconde rue, « Rue du Port », quand mon regard, dans un coup d’éclat, rencontrait les yeux de Sévrine. Ah Sévrine… elle était là dans sa jolie robe bleue, Sévrine, son tablier blanc, son fichu sur la tête, Sévrine, ses boucles blondes à me regarder, Sévrine…. Enfin un regard… un doux regard, le regard de Sévrine, il était là, profond, son mystère aussi, Sévrine, debout à l’entrée du port, derrière les toilettes publiques bouchées, là, simplement, là, Sévrine, dessinée sur une pancarte en plexiglas. Je lisais : « Bonjour ! Je suis Sévrine. Sur mon bateau-lavoir, je manie le battoir. « Vlan ! », je tords le linge, « Tchiss ! » et je cause ! Du trousseau des demoiselles du bourg, des merveilles rapportées par les capitaines au long cours… Suivez-moi le long de ma belle Sèvre et je vous ferai un brin de causette ». Comme j’aurais aimé la suivre, Sévrine, comme j’aurais aimé qu’elle me fasse un brin de causette, Sévrine, qu’elle me parle des trousseaux et des capitaines, Sévrine, mais par là aussi, jusqu’au lavoir de Sévrine, il était interdit d’aller. Je regardais mes pieds, ma montre, mes pieds, ma montre, c’était l’heure, l’heure de m’en aller, de rentrer me confiner. Les trottoirs étaient étroits et la pente rude au pèlerin, au pèlerin qui devait rebrousser chemin, au pèlerin qui n’atteindrait pas son but ultime. Dans la montée, une scène m’amusa : un homme attaqué par son drone. J’échangeai quelques mots avec lui, masquant mon sourire, je poursuivais ma route, la route d’une France en marche.

Il était peut-être là mon chemin de pèlerin, au-dedans, au-dedans de mon cœur, peut-être. « On ne voit bien qu’avec le cœur ». Je me rassurais : Sévrine était confinée, elle aussi, dans son lavoir. On se retrouverait plus tard tous les deux. Je me rassurais encore : après avoir parlé aux oiseaux, après avoir dansé avec ses frères, François d’Assise avait fini ermite, blotti dans sa grotte à Greccio. On disait qu’il s’y était rapproché du ciel et chantait comme un oiseau.

Cet après-midi, j’avais pu voir mon Papa, enfermé dans sa chambre à l’Ehpad Beauséjour, et lui parler grâce à une gentille aide-soignante sur l’écran de mon Smartphone. La technologie du Smartphone et du WhatsApp avait prévue, un jour, qu’on serait confiné. La technologie était formidable. La technologie était l’avenir. Je finissais l’exercice 4 de mon bilan de compétences, il fallait dessiner une croix dans l’une des colonnes au sujet des conditions de travail imposées dans les usines : « Indispensable, à exclure, peu important, ne sais pas » . Je ne savais pas, les oiseaux, les voitures, Sévrine, les masques, la grotte, le lavoir, L’Humanité, indispensable,  La Croix, à exclure, Libération, peu important,  Le Monde,  ne sais pas, je ne savais pas, je ne savais plus… Etre ou ne pas être… Marcher ou rester… con…finé.

Détour : (Le Petit Larousse de Poche) 1-Trajet sinueux. 2- Chemin plus long que la voie directe. Sans détour : franchement, simplement.

Détour : (Le Petit Rousse de Poche) : Errance de l’âme.

Sans détour, demain, je parlerais des vaches.

 

Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.

8ème récit, 32ème Jour de ConfiNez

Le jour d’après le jour d’après

 

« Le Jour d’Après » sortirait le lundi 11 mai 2020 pour le Festival de Cannes.

Un fourgon de paparazzis en pagaille avaient été conviés la nuit en catimini et pyjama party pour une avant-première au Gaumont-Elysée-Muraille.

C’était le plus grand film de tous les films, la production la plus coûteuse de toutes les productions de l’histoire du cinéma, muette et parlante, une distribution hors pair, le must en la matière, des héros par centaines, des figurants par millions.

On déroulerait le tapis rouge forcément sur la Croisette rachetée par les Chinois, forcément, et, il serait long le tapis rouge, long le tapis rouge, long…

Dans les couloirs du Gaumont-Elysée-Muraille, voici ce que le fourgon de paparazzis se racontaient de bouche à bouche. Une souris m’a tout répété ce soir, à 19h44, dans le creux de l’oreille.

Le jour d’après,  les enfants retourneraient à l’école. « Ce n’est pas ce que ma maman m’apprenait ! – Je ne suis pas ta maman ! » . Les enfants manifesteraient, mécontents, à chaque récréation, ils empileraient chaises et tables, et,  avec les craies, dessineraient un baobab au milieu de la cour. « Nous voulons retourner à la maison ! C’était mieux l’école à la maison avec maman ! ». Le Gouvernement finirait par céder. Dès lors, les mamans feraient l’école à la maison.

Le jour d’après, les gens se précipiteraient dans les grands temples de la consommation, rempliraient leur caddy d’ailes de poulets, de saucisses, de steak saignants, grilleraient toutes ces bidoches sur des barbecues géants pour fêter la libération. Les abattoirs reprendraient de plus bel, les volailles, les cochons, les bœufs hurleraient, mais il fallait bien que l’économie reprenne.

Le jour d’après, les usines de masques chinois implantées sur l’Hexagone se multiplieraient comme des grains de riz. « Vous le voulez en quelle taille, Mademoiselle ? J’ai du M, L, du X, du XXXL… En dentelle, vous le voulez en dentelle ? Il vous va à ravir, ce masque, Mademoiselle ! Et monsieur ? En cuir ? Avec des clous ? Comme il vous plaira, Monsieur ! « Chez Zorro-Baguettes, tout est beau ! »

Le jour d’après, des robots sensuels à la poitrine généreuse tiendraient la caisse dans les grands temples de la consommation et les files seraient impatientes. « Tu peux toucher, c’est permis, Fiston ! ».

Le jour d’après, d’immenses affiches publicitaires vanteraient les nouvelles voitures, de véritables capsules hermétiques à tout virus. « Bougez tranquille ! Bougez en auto-capsule comme si vous étiez chez vous ! ». Il n’y aurait plus personne dans les trains, les bus, les métros, et bientôt, ils n’existeraient, les trains, les bus, les métros, tous ces lieux de promiscuité et de sueurs froides. La CGT et FO, non plus, n’existeraient plus, et il n’y aurait plus de grève. Les prix du baril flamberaient mais il n’y aurait plus de Gilets Jaunes aux ronds-points, plus de ronds-points, plus de Gilets Jaunes non plus et tout irait bien. « La pollution ? Quelle pollution ! Nous ne craignons rien avec nos masques et nos auto-capsules éjectables! ».

Le jour d’après, il faudrait consommer pour produire, produire pour créer des emplois, créer des emplois pour consommer, consommer pour nourrir les actionnaires.  Ils n’auraient jamais été aussi gros et riches, les actionnaires. Le Gouvernement leur permettrait de placer leurs millions dans des paradis fiscaux où ils vivraient libres et heureux sans masque. « Embrasse-moi, Chéri ! ». En France, les couples apprendraient à s’embrasser par dessins interposés. Les illustrations du Kama Sutra se vendraient à foison, sous le revers des manteaux. « L’Amour  platonique, le point A du désir ! »

Le jour d’après, il ne serait plus nécessaire d’ouvrir les théâtres. Une nouvelle forme d’art était née. Grâce aux webcams et aux tablettes, les spectateurs recevraient le show de leur choix à la maison, bien au chaud sous la couette, à l’heure désirée. « Chanson, clown, poésie, humour… rien que pour nous, rien que pour nous ! Plus aucun risque de rencontrer l’autre dans la rue,  l’étranger et devoir lui parler ».

Le jour d’après, plus personne ne jugerait utile d’aller au restaurant ou en vacances.  Chacun pourrait trouver les plats des plus grands chefs dans les congélateurs des grands temples de la consommation, et, manger en hiver une choucroute alsacienne au Kenya. « Grâce aux lunettes 3 D, partez où vous voulez, assis dans votre canapé ! ».

Le jour d’après, chacun serait suivi à la trace, grâce à une puce introduite dans un suppositoire obligatoire. « N’ayez crainte, vous ne sentirez rien ! Grand Frère vous protège et vous aime ! ».

Le jour d’après, chacun serait testé et détesté positif, aussitôt expédié en quarantaine, pris en charge par la Brigade Spéciale des Urgences. « Maman, tu as des nouvelles de Papa ? – La BSU ne répond pas, mon Chéri, dors ! – Maman, tu as des nouvelles de Papa ?- La BSU est débordée de cas, mon Chéri, dors !  – Maman, quand est-ce qu’il reviendra, Papa ? – Le jour d’après, mon Chéri, dors et fais de beaux rêves ! » .

Le jour d’après,  les frontières resteraient fermées jusqu’au nouvel ordre proclamé du monde. Il n’y aurait plus d’immigrés à nourrir, plus de guerre, plus de famine puisque nul ne serait rien de ce qui se passe en dehors puisqu’il n’y aurait plus de journalistes en dehors puisque les frontières seraient fermées et que les journalistes seraient enfermés au-dedans.

Le jour d’après, toutes les forêts d’Amazonie, d’Australie, d’Indonésie et d’ailleurs seraient brûlées pour exterminer les pangolins et autres singes et tigres porteurs de virus. « Et les peuples natifs ? – Désolé, on n’a pas pu trier la marchandise».

Le jour d’après, tous les vieux, tous les éclopés, les édentés, les souffreteux de maladies chroniques ne sortiraient plus de leur isoloir, ils auraient la télé, jour et nuit, un casque sur les oreilles et une bonne dose de somnifère.

Le jour d’après ne serait pas comme le jour d’avant.

« Alors… que pensez-vous de mon scénario, Adjudant ? – Appelez Pétula pour qu’elle corrige les fautes, Chef ! »

Après : (Le Petit Larousse de Poche) Marque la postérité. 1- Dans le temps : après dîner.  2- Dans un ordre : se classer après lui. 3- Dans l’espace : la rue après le carrefour. D’après : suivant : le jour d’après. Et après ! : Qu’est-ce que ça peut faire ?

Après : ( Le Petit Rousse de Poche) C’était mieux avant.

Le jour d’après, j’écouterais Hubert-Félix Thiéfaine pour me distraire, quelques mots dessineraient les murs de ma prison dorée, qu’est-ce que ça peut faire? : « Dans la ruelle des morts…Dix milliards de lépreux qui cherchent la pitance…  Je rêve d’avoir été… ».

Le jour d’avant du jour d’après, une dame âgée, venant du chemin interdit, s’arrêtait au Carrefour du Séquoia et me demandait: « Vous l’avez-vu, l’Oiseau ? ».

Thierry Rousse, Nantes, mercredi 15 avril 2020.

7ème récit, 31ème Jour de ConfiNez

Bilan de compétences en temps de guerre

« Alors, j’ai bien parlé, Adjudant ? – Oui, Chef ! »

Le Chef avait été remarquable, hier soir à 20 heures, il n’avait pas prononcé le mot « guerre », il avait dit qu’il fallait reconnaître ses erreurs, être humble, revoir son projet, bien rémunérer celles et ceux qui le méritent. Le Chef avait reconnu que nous étions des êtres vulnérables. Le Chef n’était plus le même Chef.

« Qui a écrit votre texte, Chef ? – Pétula, ma chargée de communication… Pétula m’a conseillé de changer mon image de sens si je voulais être réélu dans deux ans, ne plus parler de guerre, ne plus mépriser les petites gens du peuple, mais les honorer, rassembler les enfants et les grands, être le Père bienveillant et protecteur de la Nation. Aider les pauvres aussi, ces autres pays qui ont tant besoin, reconnaître que nous avons tous besoin les uns des autres pour vivre et lutter contre tout ce qui nous attend. – Tout ce qui nous attend, Chef ? – Les prochaines guerres, Adjudant ! »

Le Chef était un excellent comédien. Il savait nous émouvoir. Chaque jour, à 20 heures, le peuple applaudissait.

« Ecouter, Adjudant ! Ce n’est pas beau ? Un théâtre à ciel ouvert ! »

Oui, en temps de guerre, il falloir savoir s’adapter, changer son fusil d’épaule, ramper, se cacher, courir parfois, reconnaître que nous n’étions que des hommes, qu’une balle, à tout moment, pouvait nous effleurer.

Je me souviens de mes trois jours au Château de Vincennes. Nous devions passer des tests pour savoir quel corps d’armée on incorporerait lors de son service militaire.

« Objecteur de conscience, Général. Je veux être objecteur de conscience – Vous êtes sûr ? – Vous savez que vous ferez deux ans au lieu d’un ? – Je le sais, Général ».

Je ne me voyais pas apprendre à tirer. Je n’aimais pas ces notes, les détonations. Je préférais d’autres partitions, Chopin, Bach, Mozart… pour accompagner mes nuits de songes.

Je serais brancardier en temps de guerre, je ramasserais les blessés sur les champs de guerre et je les porterais à l’hôpital. Je serais tout de blanc vêtu, une croix rouge dessinée sur le bras. L’ennemi n’aurait pas le droit de me tirer dessus puisque je serais brancardier et que j’aurais un beau tatouage sur le bras. Parfois l’ennemi n’aimait pas les beaux tatouages.

J’avais le choix : accomplir mon Service Civil au Théâtre de Sartrouville, ou, à l’Armée du Salut.

« Vous êtes inscrit dans une école de théâtre reconnue ? – Non, monsieur le Directeur,  je n’ai pas d’argent pour m’inscrire dans une école de théâtre reconnue. »

L’Armée du Salut m’accueillait à bras ouverts. Je servais des repas à la Maison du Partage, et, l’hiver, dans les rues de Paris. Il m’arrivait de descendre dans le métro porter une soupe chaude au clochard qui ne voulait plus en sortir. Le déshérité avait choisi de rester confiné pour la vie.

Je traversais les rues de la ville-Lumière dans le camion blanc de l’Armée du Salut. Comme c’était étrange, on passait d’un fragment de seconde de la misère à  la richesse, de La Goutte d’Or à l’Etoile, les voitures tourbillonnaient, les manteaux de velours sortaient de l’Opéra et la vie était belle de ses diamants et sourires. Tout près, des corps gisaient sur les grilles d’aération du métro pour se tenir chaud. Des hommes, des femmes, des enfants venus d’un autre monde. La France était la terre des Droits de l’Homme, la terre des libertés, la terre de la Bastille. « C’est le bonheur en France, tu seras heureux, mon frère ».

Je m’étais inscrit à un bilan de compétences bien avant le confinement.

Mes rendez-vous avaient été annulés, ou plutôt, remplacés par des rendez-vous téléphoniques. C’était formidable, le progrès, on pouvait se former à distance, par soi-même, plus besoin de rencontrer les autres, des vidéos expliquaient tout. A quoi pouvaient encore servir les formateurs ? Je me demandais.

Je n’avais plus le droit de sortir, une heure par jour, mon heure de permission. Les chemins le long des berges venaient d’être bouclés pour le bien de la Nation. Il était de plus en plus difficile et périlleux d’accéder à la nature et de dire bonjour aux vaches nantaises et écossaises. Je me concentrais, blotti dans ma mezzanine à faire mes devoirs, studieusement, chaque jour, en écoutant Mozart.

Après mes tests de personnalité pour savoir qui j’étais, j’en étais arrivé à l’inventaire de mes bagages, exercice 3. J’écrivais, j’écrivais, un mot, un autre mot, la mémoire était encore là, je devais être rigoureux, objectif, pas question de m’amuser à faire des vers, le but était que je puisse être inséré dans une case à l’issue de ce bilan pour le bien de la Nation.

Mes bagages, je m’en souviens, parfois ils étaient lourds, je ne savais plus où les mettre, encombrants, ils prenaient de la place dans le bus, mes bagages, il aurait fallu des roulettes, des roulettes pour avancer plus vite jusqu’à la gare et partir… partir loin de l’autre côté de l’océan, ou, peut-être en Provence, dans le Lubéron, sur une colline à écouter les cigales. C’était joli, Nantes aussi, il pleuvait sur Nantes mais c’était joli au printemps, Nantes,  tous ces jardins qui se réveillaient d’autres mondes lointains.

Je posais mes bagages au Jardin des Plantes. Je les oubliai, je me sentais léger, léger comme une plume de colibri, à pleins poumons je respirais la vie.

« Ils sont à qui, ces bagages ? –Je ne sais pas, peut-être à ce paon ? ».

« Pan ! ». Le verdict était tombé, nous serions confinés jusqu’au onze mai.  Notre Chef avait parlé. Il était beau, il était grand, notre Chef, il nous aimait et on l’aimait, notre Chef. On avait tout oublié, ces coups de matraque, ces coups de  gaz, ces petites réflexions blessantes pour les petites gens, tout était pardonné.

Je traversais la rue de mes pensées. Pour l’heure, j’avais besoin de respirer, le Jardin des Plantes était loin, je n’avais pas le droit de m’y rendre, de toute manière, il était fermé, le Jardin des Plantes. Nous ne pouvions plus nous promener dans les jardins publics, c’était pour notre bien, la nature se refaisait une santé.

Je me sentais léger, si léger…

 

Compétences : (Le Petit Larousse de Poche) 1- Capacité reconnue en telle ou telle matière. 2- Droit de juger une affaire.

Compétences : (Le Petit Rousse de Poche) Cœur qui vibre pour la Vie.

 

Une note traversait le ciel.

 

Thierry Rousse, Nantes, 14 avril 2020.

6ème récit, 30ème Jour de ConfiNez

De l’utilité des dernières lignes et des vaches

Je venais de me faire arrêter ce Lundi matin de Pâques, juste au carrefour de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Une gendarmette m’interpella : « D’où venez-vous ? – Du chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux vaches. –Je ne connais pas. Les berges sont interdites. – Je n’étais pas sur les berges, j’étais sur le chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux… ». Je savais bien que les berges étaient interdites depuis plusieurs jours, des barrières avaient été posées en travers du chemin. « Interdiction sous peine d’amende ». J’avais donc bifurqué et découvert un nouveau chemin sous les peupliers, à  ma plus grande joie, j’avais rencontré au bout du chemin des vaches faisant la grasse matinée. Je ne m’attendais à les voir, les gendarmes, à mon retour, au carrefour de la nature sauvage. Un sportif venait d’être interpellé comme moi.  Il expliquait à la gendarmette que le panneau d’interdiction avait été enlevé. «  Votre autorisation de sortie ? ». Je lui montrais mon autorisation de sortie qu’on devait téléchargée à présent sur son Smartphone pour éviter les contacts humains. Elle regardait en se reculant. Je voyais l’amende s’approcher à grands pas, 135 euros, mon budget nourriture pour le mois. Je plaidais vaillamment ma cause, j’étais mon propre avocat près  de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Je défendais également la cause du sportif suspendu dans son élan. « Vous savez, nous avons besoin de la nature pour respirer, c’est elle qui m’a sauvé quand j’étais malade. – Il est 11h22. Vous avez dépassé l’heure autorisée. Je vous laisse partir cette fois-ci. Rentrez chez vous ! Rentrez chez vous ! ». Je rentrais chez moi, tête baissée comme un enfant pas sage. J’avais dépassé l’heure. Honte à moi ! J’avais regardé trop longtemps les vaches qui faisaient leur grasse matinée. Il fallait bien me rendre à l’évidence. Je faisais partie de la dernière ligne, la ligne des gens qui sont utiles parce qu’ils restent chez eux. J’aurais pu prétendre à mieux dans ma vie, être avocat de la nature, être avocat des causes humaine, animale, végétale. Il y avait ce noyau de Chef qui était le plus fort, qui nous étouffait. « Restez chez vous ! ». Il me restait à marcher sur les trottoirs, entre les routes de goudron et les murs de béton, un kilomètre, mille pas de tristesse et de rêves. « La loi est bien faite pour ça, vous empêcher, restreindre votre liberté… ». La loi est bien faite pour ça, restreindre  notre plaisir à marcher,  à courir, à respirer, à vivre jusqu’à ce que nous comprenions que nous devons rester chez nous pour sauver des vies. L’argument du Chef était incontournable, puissant, indiscutable. Le Chef avait toujours raison. « Oui, Chef ». Il y avait combien de lignes ? Je rêvais de monter d’une ligne, une ligne au-moins.

« Nantes, Ville Solidaire ». J’avais lu cette publication, un jour de ciel bleu. On pouvait être utile, utile aux autres. Il suffisait d’écrire un mail. Je l’avais fait, j’avais écrit mon mail : « Je veux être utile aux autres ». Quel bonheur, quand deux jours plus tard, une charmante voix féminine m’appelait : « Nous avons bien reçu votre mail, monsieur, où vous formulez votre demande d’aider les autres. Je dois être sincère avec vous, nous avons déjà 300 demandes. » La charmante voix féminine flairant, sans doute, ma déception au bout du fil, fouillait dans ses dossiers. « J’ai une mission pour vous, monsieur ! Mais si on ne vous rappelle plus après cette mission, ne le prenez mal, c’est qu’on n’a plus besoin de vous ». La charmante voix féminine me dit avant de raccrocher: « Protégez-vous, monsieur, pensez à remplir votre autorisation de sortie, et… bon courage ! » et elle coupa le bout du fil qui nous avait relié quelques instants chaleureusement.  J’étais sauvé, j’avais une mission, une mission : aller chercher cinq autorisations de sortie à la pharmacie du Lion d’Or et les porter à Fernand. Fernand c’était la dernière ligne que je devais aider. Fernand vivait tout près de ma rue et je ne le savais pas.  Je remplissais mon autorisation de sortie et courrais accomplir gaiement ma mission. J’étais sauvé, j’étais utile à la Nation ! Je montais, subitement, d’une ligne. La pharmacie du Lion d’Or était fermée. Je courrais à l’autre pharmacie, celle tout au bout de la large route de Clisson, la pharmacie du Clos Toreau. La pharmacie du Clos Toreau était fermée. Je courrais à la pharmacie que je venais de quitter. La pharmacie du Lion d’Or venait d’ouvrir. Quelle joie ! La croix verte clignotait de tout son éclat. Il y avait deux lignes, celle des gens contaminés et celle des autres. Je prenais la ligne des gens contaminés, « on ne sait jamais », je n’avais jamais pu savoir si j’avais été atteint du Covid-19 ou non car je n’avais jamais fait le test, je n’avais jamais fait le test car il n’y avait pas de test. « Les tests, Adjudant ! Où sont les tests ? – Avec les masques, Chef. – Où sont les masques ? – Il n’y en a pas, Chef ». La jolie pharmacienne portait un masque. Une miraculée. Je voyais ses yeux bleus comme le ciel. « Je voudrais cinq autorisations, mademoiselle, ce n’est pas pour moi, c’est pour Fernand, Fernand, il ne peut pas sortir car il n’a pas d’autorisation de sortie, Fernand, et qu’il ne peut pas écrire Fernand car il a mal à la jambe Fernand. La jolie pharmacienne me donnait une autorisation de sortie. – Cinq, mademoiselle, j’en voudrais cinq, mademoiselle, c’est la mairie qui m’envoie. ». Le temps pressait. Il y avait urgence. « Attendez, monsieur…. ». La jolie pharmacienne disparaissait au fond de la partie secrète de la pharmacie et s’entretenait avec la Chef des pharmaciennes. La jolie pharmacienne revenait avec un joli sourire aussi joli que ses yeux bleus et me tendit les cinq autorisations demandées. J’étais sauvé, je courrais jusqu’à chez Fernand avec mes cinq autorisations à la main. Je les ai ! J’arrive Fernand ! J’arrive Fernand !

Fernand habitait une impasse. Sa fenêtre était grande ouverte, Fernand m’attendait. Je lui tendis fièrement ses cinq autorisations de sortie. En échange, Fernand me tendit deux lettres. « Je ne sais pas où les poster, ils ont entouré la boite aux lettres de notre quartier de scotch. ». Je ne m’en étais pas rendu compte. Effectivement, on ne pouvait plus poster de lettres. « Je franchirai la frontière, j’irai les poster à Beautour, Fernand ! Beautour,  c’était peut-être mille pas et plus. Je risquais gros… Je le faisais pour Fernand, pour ses deux lettres à Fernand.» Je lui  transmettais mon numéro de téléphone : « Appelez-moi, si vous avez besoin ! ». Le lendemain, j’étais  à mon rendez-vous habituel, au carrefour de mon Ami Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Mon téléphone sonna : « C’est Fernand, venez, ça ne va pas ! ». Je quittais mes Amis et courrai, courrai jusqu’à la maison de Fernand. Les volets étaient clos. Je sonnais. Fernand m’ouvrit. Il faisait noir. Une odeur de renfermé se propageait au dehors, imprégnant mes vêtements. « Je vais mourir, je vais mourir ! – Ouvrez vos volets, Fernand, il faut laisser rentrer l’air, la lumière ! » . Je n’avais pas de masque, je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. « Les masques, où sont les masques, Adjudant ! – Sur le tarmac, Chef ! – Et bien allez-y ! – Le tarmac est en Chine, Chef ! – Et bien, prenez l’avion !  – Il n’y a plus d’avion, Chef… ». Il n’y avait plus d’avion, les masques étaient sur le tarmac en Chine et je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. Je lui parlais de l’autre côté de la fenêtre. « Vous avez de la fièvre, Fernand ? Mal à respirer, Fernand ? – Mais, approchez-vous pour me parler ! Pourquoi vous me parlez à un mètre ? – C’est la guerre, Fernand, nous sommes en guerre. Nous devons respecter la distance obligatoire. Vous respirez, ça va ! – Je vais mourir, vous comprenez, depuis que je ne vois plus personne, je me suis remis à boire… ». Il y avait sur sa table, une bouteille de rosé ouverte, un stylo, deux cartes postales et, au fond, l’image de Jésus. « Et vous avez des enfants? Vous les voyez vos enfants? – Ils sont à Lille, mes enfants- Ils vous appellent ? – Non, je vais mourir. – Non, vous n’allez pas mourir, Fernand, je suis là ! – Si, je vais mourir puisque je vous le dis. Je vais prendre trois comprimés, je vais boire et je vais mourir». La mort de Fernand semblait imminente, fatale, Fernand l’avait décidé, il ne voyait plus ses enfants, Fernand. J’appelais les Urgences. Ils me répondirent aussitôt. J’étais sauvé pour Fernand. J’expliquais la situation. « Vous avez bien fait de nous appeler… Oui, je comprends… Je vous passe le médecin ». Je me sentais heureux, je parlais aux premières lignes, Fernand écoutait. Le médecin gentiment me dit : « Tant que ce monsieur est alcoolisé, nous ne pouvons rien faire, c’est une réaction normale de décompensation au confinement. Il faut qu’il appelle, demain, son médecin. Dites-lui qu’il ne boive pas s’il veut qu’on le soigne ». Nous étions dimanche. « Je comprends, Docteur, au revoir, Docteur… Fernand, il faut laisser l’air rentrer dans votre maison et boire de l’eau. L’eau et l’air, c’est bon pour la santé ! ». Je prévenais les voisins d’en face. Une maman radieuse avec ses deux enfants m’ouvraient leur porte. « Vous voyez, Fernand, vous n’êtes pas seul, vous avez de gentils voisins ! Je reviens vous voir demain, promis ! Tenez bon, Fernand ! A demain ! ». Je laissais mon numéro de téléphone aux voisins. Ils m’assuraient qu’ils allaient veiller sur Fernand. Je leur faisais confiance aux voisins. Ce n’était pas la première fois que Fernand rechutait dans l’alcool, plusieurs fois ils l’avaient relevé dans l’impasse. Le lundi, je revenais chez Fernand. Les volets étaient clos. Deux lumières brillaient à l’intérieur. Fernand ne répondait pas. J’alertais les voisins. Ils ne l’avaient pas vu. J’appelais le service Solidarité de la Ville de Nantes. « Nous faisons le nécessaire, vous avez bien fait d’appeler. ». Le cas de Fernand était désormais entre les mains des professionnels. « Votre mission est finie. Nous vous remercions pour votre aide » m’avait dit la charmante voix féminine au téléphone. Ma mission était accomplie, je quittais l’impasse, je rentrais chez moi, rejoignant les dernières lignes. Je descendais d’une ligne.

Pour remonter dans les lignes, il y avait une autre stratégie : travailler, c’est être utile pour la Nation ! « Il y a les asperges à ramasser ! » proclamait la Chef du Travail en Temps de guerre, affolée. « Qui va les ramasser les asperges ? ». D’habitude, c’était les gens de l’Est qui les ramassaient les asperges, ceux qui travaillent beaucoup et vite et qu’on ne paye pas cher. « Sortez de chez vous, il faut aller ramasser les asperges pour nourrir la Nation ! – Mais on m’a dit de rester chez moi ! – Et les masques, où sont les masques, Adjudant ? – Avec les tests, Chef. – Où sont les tests ? – Il n’y en a pas, Chef… ». Travailler sans les masques, toucher les seaux, les asperges, porter les mains à son visage, éternuer à moins d’un mètre… Et la Chef du Travail  en Temps de guerre, elle irait les ramasser les asperges, la Chef ? … Certes, il y avait toujours des héros sacrifiés en temps de guerre. « La guerre finie, on leur rendra un bel hommage aux héros sacrifiés autour de la flamme du soldat inconnu, Adjudant ! – A vos souhaits, Chef ! ». La médaille en chocolat puisque c’était bientôt Pâques serait pour les héros qui sortiraient vivants de cette guerre.  « Il aura peut-être coulé le chocolat, Chef ! – A vos souhaits, Adjudant ! ». Le Chef portait un beau masque. Il ressemblait à un canard, le Chef. L’Adjudant ne portait pas de masque car il était Adjudant et il ressemblait à un simple homme. J’attendais un peu avant de rejoindre les tranchées, avant d’être un héros sacrifié sous l’Arc du Triomphe. Je commençais un bilan de compétences à distance. J’avais le choix, plusieurs cases s’offraient à mon destin : employé de boulangerie, caissière dans un Franprix, opérateur intérimaire au tri des déchets, éboueur, routier ou aide à domicile. Il y avait sans doute d’autres métiers utiles à la Nation où on ne portait pas de masque puisqu’il n’y avait pas d’avion.

En attendant la gloire, il me fallait assumer d’être une dernière ligne.

Que faisaient les dernières lignes ? Je menais mon enquête sur Big Brother, et là, je découvrais un nouveau monde. Les dernières lignes étaient capables de choses formidables : des dessins, des photos, des vidéos qui me faisaient rire aux éclats, des dessins, des peintures, des poèmes, des lectures qui m’enchantaient, des textes qui me faisaient réfléchir, des voix douces qui m’apaisaient, me relaxaient, des corps qui dansaient au milieu de la rue, des clownes au féminin qui accompagnait mes heures de sourire et de tendresse, tous ces cœurs qui surgissaient derrière le mot d’ordre « Restez chez vous », toutes ces mains tendues à travers le monde. J’avais maintenant 604 amis sur Big Brother et je n’en avais jamais eu autant de ma vie, comme si je pouvais prendre dans mes bras tout ce monde et le bercer, le saisir et l’aimer. Nous ne faisions qu’un et portions dans nos pleurs les corps disparus. Le Grand Frère était ému et ne rapportait plus rien au Chef.

Et les vaches ? A quelle ligne, elles appartenaient les vaches ? Le Chef n’avait pas pensé aux vaches, comme il n’avait pas pensé aux herbes ni aux fleurs, ni au Séquoia ni à l’Oiseau qui chante dans le Séquoia, le Chef, le Chef pensait à ce qu’il allait dire à la Nation dans quatre heures, le Chef. « Je suis bien coiffé, Adjudant ? – Oui, Chef ! Si je peux me permettre, Chef, enlevez votre masque, vous ressemblez à un canard. – Je montre l’exemple à la Nation, Adjudant ! – Je peux avoir un masque, Chef ? – Cousez-le vous-même, votre masque ! – Vous avez du fil, Chef ? – Non, mais les Chinois en ont ! ».

Ligne : (Le Petit Larousse de Poche) 1 – Trait fin et continu : « tracer une ligne ». 2 – Ce qui forme une limite, une séparation : « ligne de démarcation ». 3 -Forme, contour, dessin, silhouette : « ligne d’une voiture ».  4 – Direction suivie : « Aller en ligne droite ». 5 – Règle de vie, orientation : « Ligne de conduite ». 6 – Suite, série continue, alignement, rangée : « Ligne d’arbres, ligne de mots ». 7 – Série de transport, de communication entre deux points : « ligne de métro, ligne téléphonique ». 8- Fil terminé par un hameçon : « Pêche à la ligne ». 9 – Générations qui se succèdent : « En ligne directe, descendre en droite ligne de ». 10 – Disposition d’une armée prête à combattre : « les lignes ennemies ».

Ligne : (Le Petit Rousse de Poche) Trait qui vient de l’inconnu et se dirige vers l’inconnu : « Vie ».

J’effaçais toutes les lignes de mon carnet d’écriture. Les pages devenaient blanches, blanches comme des colombes qui s’envolaient un Lundi de Pâques. « Les vaches étaient utiles à la Nation », je répète, « les vaches étaient utiles à la Nation. »

Thierry Rousse

Nantes, Lundi de Pâques, 13 avril 2020.

5ème récit, 29ème Jour de ConfiNez

De l’autre côté des clôtures

  • Nous avons atteint le plateau, un plateau haut, mais un plateau, Chef !
  • Vous avez fait du bon boulot, Adjudant ! Et ma cote ?
  • Elle monte, Chef, elle monte, votre cote!

Le Chef pouvait enfin desserrer sa cravate. C’est qu’il avait fait du bon boulot, le Chef, ces derniers temps… « – Les masques, où sont les masques, Adjudant ! – Vous les avez donnés, Chef ! – Donner ? – Inutiles tous ces masques, vous aviez dit, ça prend trop de place, on ne s’en servira jamais, faut faire du vide dans les armoires, changer d’air, la France est en marche ! – Et nos usines ? Qu’est-ce qu’elles font nos usines qui fabriquent des masques ? – Vous les avez fermées, Chef, nos usines ! – Fermer ? – Pas rentables, vous aviez dit, Chef ! – Bon, dites aux Chinois de nous fabriquer des masques, et que ça saute ! – Que ça saute ? – C’est une expression, Adjudant.  Dépêchez-vous, je n’ai pas envie que ma cote descende. Les élections sont dans deux ans. Nous avons atteint le plateau, n’est-ce pas ? – Oui, Chef ! »

Le plateau était atteint. Le ciel était bleu. Nous étions un Dimanche de Pâques. Je marchais. Mille pas, pas un de moins, pas un de plus. J’étais cette France qui marche. J’avais atteint le chemin interdit. Ce chemin de Compostelle, ce chemin que les Bretons, le long de la Sèvre, empruntaient pour se rendre à Compostelle. Je ne bougeais plus. J’étais face à la barrière. « Accès aux berges interdit sous peine d’amende ». Les amendes, ça rentre dans les dents, les amendes. Je les évitais scrupuleusement les amendes. Je saluais le séquoia, je saluais l’oiseau du séquoia. Je me tournais face au fleuve. J’étais sur la butte, immobile, à mille pas de ma maison. Il y avait des vieux piquets en bois et des barbelés devant moi, vous savez, ces clôtures d’autrefois. Je ne savais pas pourquoi mais je me sentais bien ici. C’était comme… comme si je sentais sous mes pieds les racines du séquoia, comme si la sève du séquoia remontait dans mes veines, me redonnait des forces. Je me sentais guéri, libéré de toute une civilisation aveuglée de consommation et de production illimitée. Enfin mes poumons respiraient. J’avais lu, un jour, que les arbres communiquaient entre eux par leurs racines. Je me sentais un des leurs, un arbre parmi les arbres. Mon cœur chantait. Je regardais ce pré, de l’autre côté des barbelés. Je ne sais pas pourquoi, là non plus, mais cette vision de ce pré, de l’autre côté des barbelés, me rappelait le plateau des mille vaches en Auvergne. Ces grands espaces entourés de barbelés, il fallait les franchir, le chemin passait par là. Il y avait des taureaux, disait-on. Je cachais mon foulard rouge de Renaud au fond de ma poche. Nous marchions vers Compostelle, vêtus comme de vrais pèlerins, une coquille accrochée au chapeau, une besace, un bourdon et une couverture qui faisait office de cape. C’était un moine de « La Pierre Qui Vire » qui m’avait offert cette couverture. « Elle vous servira » m’avait-il dit, le moine, derrière sa clôture. Je ressemblais derrière ces barbelés à un torero terrifié. Le taureau, où est le taureau des mille vaches ? Nous avions atteint le plateau. Ce n’était pas de tout repos d’être une France en marche.

Ce matin-ci, je ne franchirais pas les barbelés. J’avais atteint les mille pas. C’était le jour de Pâques et il n’y avait de chocolat caché dans le pré. Je ne desserrais rien non plus, je ne portais jamais de cravate. Je portais des bretelles rouges depuis peu, des bretelles pour tenir ma culotte trop large, j’avais maigri depuis le confinement et j’étais en sandales car l’été je mets des sandales, et nous étions déjà en été au mois avril. Je m’étais découvert de tous mes fils, ma casquette blanche sur ma tête pour couvrir mon crâne dégarni. J’observais. Il n’y avait pas de taureaux dans le pré. Des vaches écossaises et nantaises ? Non plus. Alors ? Je ne franchirais pas les barbelés car je n’irais pas à Compostelle aujourd’hui. Ce n’était pas le jour de traverser la France ni l’Espagne jusqu’au Portugal. Je pouvais être porteur du mot étrange, Covid-19, et ce ne serait pas un beau cadeau que je ferais à mon ami Jacques de lui offrir ce mot.

Les barbelés, je les avais franchis en 2013, un jour d’été, sur la colline de Taizé. Je n’étais pas seul, il faut l’avouer. J’avais rencontré une médecin aux rencontres oecuméniques initiées par le Frère Roger, assassiné un soir de prières. Frère Roger était un protestant qui cachait autrefois dans sa maison des enfants juifs pour les protéger pendant la guerre, je veux dire, la vraie guerre. « Alors, on les franchit ces barbelés ? – Oui ! C’était drôle, si drôle de se sentir enfin de l’autre côté !– A ton avis, nous sommes en zone libre ou en zone occupée ? » .Je ne savais pas, je ne savais plus. Il me semblait que nous étions, soudain, libres derrière ces barbelés. Les vaches nous regardaient d’un air curieux puis s’approchaient lentement. – A ton avis, elles vont foncer sur nous ? – Elles pourraient, nous sommes chez elles. Les vaches s’immobilisaient et nous regardaient de plus près. Je ne craignais rien, j’avais rencontré une amie médecin, Claire, elle s’appelait. Je ne comprenais pas pourquoi on employait toujours ce nom masculin pour désigner les femmes médecins, mais, là, n’était pas la question du jour.

Claire me parlait de son métier, elle était responsable d’un service de réanimation dans un hôpital de Seine-Saint-Denis. Lorsqu’elle était d’astreinte, à toute heure de la nuit, on pouvait l’appeler. Elle se levait aussitôt, déjà habillée, descendait l’escalier, montait sur sa moto et à toute allure fonçait à l’hôpital, c’était une question de seconde pour sauver une vie. Le lendemain matin, elle enchaînait sa journée de travail, une semaine complète, week-end compris, comme si elle avait bien dormi la nuit. Les conditions s’étaient dégradées à l’hôpital du service public d’année en année au point où Claire me disait : « C’est la vie de nos patients qui est en danger. » Les conditions de travail devenaient tendues et les charges administratives de plus en plus lourdes au détriment des vies humaines comme si un dossier comptait plus qu’une vie. L’hôpital du service public devait être rentable comme une entreprise, comme un hôtel, avaient déclaré les Chefs d’Etat successifs.  « Rentabilité » est égal « restriction budgétaire » ! Le Chef avait bien su les taire, ces soignantes et soignants rebelles, protestant dans la rue pour réclamer plus de moyens. « A coups de gaz, faites-les moi déguerpir, ce n’est pas bon pour mon image, Adjudant ! – A vos ordres, Chef ! Où sont les masques ? ».

Il me restait dix minutes, le temps de rentrer dans ma maison et de me confiner.

Dimanche de Pâques. Ma propriétaire m’invitait dans le jardin prendre un café. Il y avait là, Tonio, un jeune étudiant italien. Je me mis à éternuer. Je ne sais pas pourquoi mais je mis à éternuer, une fois, deux, trois fois, je me mis à éternuer. Un silence se fit. Tout le monde faisait semblant de ne pas me regarder et je faisais semblant de ne pas éternuer. Un mètre, deux mètres, trois mètres, je me levais et me reculais jusqu’à chez moi, derrière la clôture de mon corps, un doux ermitage, je me dis. J’aimais les murs en pierre de ma maison. Je grimpais l’échelle. Je me réfugiais au fond de ma mezzanine. Je pensais à Claire. Elle était peut-être au front à cette heure ? Je pensais aux victimes de la guerre. Je pensais aux habitants des tranchées de La Courneuve, isolés dans leur tour de béton. Je lisais « L’Humanité Dimanche ». J’apprenais page 40 que le département de Seine-Saint-Denis était le « premier en Ile-de-France à ne plus avoir de lits de réanimation. » C’était le département le plus touché en nombre de victimes. « Comment ça se fait, Adjudant ? – Les gens de la Courneuve vivent trop près les uns des autres, Chef. – Ce n’est pas une raison, Adjudant ! – Euh… les gens de la Courneuve parlent avec leurs mains, on n’y peut rien, Chef. – Coupez-leur leurs mains ! – A vos ordres, Chef ! … Chef… – Quoi, encore, Adjudant ? – Il n’y a plus de scie, Chef ! ». Le Chef resserrait sa cravate : « Décidément, on ne peut plus chasser les œufs tranquillement un jour de Pâques ! »

Le plateau était atteint.

J’étais réfugié ce Dimanche de Pâques sous un soleil estival. Je pensais à l’Italie, à mes voyages en Italie, je pensais à Assise, à Claire, à François, à l’un et l’autre, chacun séparé à un bout de la ville. Je pensais à  François qui allait s’isoler dans le creux d’un rocher. Je pensais à François qui embrassait les lépreux. Je pensais à François qui parlait aux oiseaux. Je pensais à mon Papa enfermé, par cette belle journée ensoleillée, un Dimanche de Pâques, dans sa chambre de l’Ehpad Beauséjour. Je pensais à François et à Claire qui priaient chacun de leur côté, de l’autre côté de leur clôture, et peut-être qu’ils s’aimaient, Claire et François… Je pensais à la vie, je pensais à la mort, je pensais entre la vie et la mort, entre la mort et la vie,  je pensais, derrière la clôture d’une vitre, je pensais aux  femmes et aux hommes en survie, un masque d’oxygène sur le nez, je pensais aux femmes et aux hommes, les premières lignes qui se battaient pour la vie des autres. Je pensais… J’aurais dû être médecin, je me dis, à cette heure, un Dimanche de Pâques sous ce ciel bleu ensoleillé. Je n’avais pas envie d’être en vacances. J’avais envie d’agir. Le plateau était atteint. Notre Chef parlerait lundi à 20 heures à toute la Nation. S’excuserait-il le Chef ?

Clôture : (Le Petit Larousse de Poche) « 1- Barrière qui délimite un espace, clôt un terrain : clôture électrique. 2- Action de terminer, de mettre fin à : clôture d’un scrutin. Séance de clôture : séance finale. »

Clôture : (Le Petit Rousse de Poche) « Là où il y a les ténèbres, que je mette la lumière. » François d’Assise.

Thierry Rousse

Nantes, Dimanche de Pâques, 12 avril 2020.

4ème récit, 28ème jour de ConfiNez

A un kilomètre de l’oiseau du séquoia, mille pas et bien au-delà

« Attestation de déplacement dérogatoire en application de l’article 3 du décret 23 mars 2020… ». C’était l’article 3. Les mesures se durcissaient. Nous étions en guerre, il fallait nous battre contre le Covid-19, avait dit notre Chef qui nous avait rassemblés, chacun chez nous,  autour de cet ennemi commun, le Covid-19. Notre moyen de défense, notre arme, c’était limiter nos déplacements, prendre nos distances les uns avec les autres.  Si nous voulions vivre et préserver les autres, nous n’avions pas le choix. Notre Chef l’avait dit. Il avait raison, le Chef, puisqu’il l’avait dit, le Chef. Nous avions peur de mourir et de voir nos proches mourir. Nous obéissions aux ordres. La peur nous faisait obéir. Nous pensions aux premières lignes débordées par l’afflux de malades, le flot de cas déclarés, le nombre de morts et d’heures de travail sans compter. Nous étions solidaires, nous les dernières lignes. Sortir le moins possible. Juste par nécessité vitale, ou, pour rendre service à la Nation. Il y avait sept cases.  La cinquième case, c’était la case des « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile. ».  Dans le nouvel article, l’article 3, une durée était à présent imposée, une heure, et une distance aussi, un kilomètre autour de chez soi. La liberté se réduisait pour la bonne cause. Vaincre notre ennemi, le Covid-19. Tout déserteur serait sévèrement puni : une amende de 135 euros s’il était arrêté par la police, si son infraction à la loi était constatée. Tout déserteur était montré du doigt, il était l’allié de notre ennemi commun, le Covid-19. Au bout de trois arrestations, il était envoyé à la case « Prison », le déserteur.

Je ne serai pas déserteur, je n’aime pas la prison. Il ne me restait plus qu’à tracer un cercle d’un kilomètre autour de ma maison. Comment ? Je cherchais partout dans mes tiroirs. Non, décidément, je n’avais pas de mètre suffisamment long. Je réfléchissais. Qu’est-ce que cela peut représenter à vue de nez un kilomètre autour de ma maison ? Je m’interrogeais. Est-ce qu’il y avait un chemin au bord de l’eau, des arbres, de l’herbe, des fleurs, un paysage où je puisse marcher dans un rayon d’un kilomètre autour de ma maison ? J’avais besoin de respirer, besoin de marcher dans une nature sauvage, retrouver le courant paisible d’une rivière, voir les fleurs s’ouvrir, voir les arbres verdir, entendre les oiseaux chanter, voir cette nature sauvage, ces lieux où l’Homme ne pouvait pas ériger ses tours d’argent et de pouvoir, étendre ses couches de bitume qui sentent mauvais et gondolent au soleil. J’avais besoin de voir ces prairies humides où les vaches aimaient faire la sieste, ces roseaux, ces fleurs dont je ne me souvenais jamais du nom, cette terre glissante au bord du fleuve, là où il est dangereux à l’Homme d’aller, juste là, la voir,  les voir ces territoires où l’Homme ne pouvait pas aller, ces territoires réservés à la faune, à la flore, à ceux qui habitaient la Terre bien avant nous. je voulais voir, voir et respirer. Lire, imaginer ne me suffisaient plus. Je me sentais encore un peu fébrile. J’avais besoin d’air. Quitter ma mezzanine, descendre l’échelle. Je terminais ma lecture de ce livre que j’avais acheté, il y a plusieurs mois à « Vent d’Ouest », l’ancienne librairie du Lieu Unique, quand nous étions encore en paix : « Marcher » d’Henry D Thoreau.

Je notais sur mon carnet blanc cette phrase de Thoreau : « Si vous voulez faire de l’exercice, partez à la recherche des sources de la vie. »

Je cochais la cinquième case, je  notais l’heure de mon départ et je signais. Je venais de signer ma liberté. J’ouvrais enfin ma porte, je comptais mes pas, de un à mille, mille pas en tout un kilomètre, c’est bien ça ? Je n’ai jamais été doué pour le calcul mental. Premier pas, deuxième pas, troisième pas… Agrandir mes pas… Les allonger. En faire mille dans un si j’étais un géant… Traverser la petite place où le goudron étouffe la racine des platanes, longer le lycée désert des Bourdonnières, pénétrer discrètement cette zone pavillonnaire où les volets étaient clos, pas un bruit de porte, un camp désert, où sont les réfugiés ? Rester concentré. Compter mes pas. Je suis un géant. Prendre le passage piéton. Etre en règle. Une voiture au loin s’approche. Il restait bien un peu de vie humaine, bruyante et polluante, en ce monde.  M’enfoncer dans cet étroit passage sombre entre deux murs de pierres, où, en contrebas de la bretelle de l’autoroute, tout au bout, tout au bout ,au bout de l’obscurité de mes mille pas, la vie sauvage jaillissait. J’avais atteint les bords de la Sèvre. Je montais sur une butte. Le ciel était bleu, les oiseaux chantaient, j’y étais, mille pas, pas un de moins, pas un de plus, un kilomètre, ne plus bouger. J’étais en règle. Je n’aurais pas pu faire un pas de plus. Une barrière avait été posée au travers du chemin avec cette pancarte dessus : « Restez chez vous sous peine de punition ». Je n’étais pas puni. Je respirais.  J’étais libre. Un kilomètre et la vie sauvage au bout. Je pensais à tous les habitants des villes qui n’avaient pas cette chance. Injuste. Intolérable. Nul. Chaque maire de chaque ville devrait rédiger cet article 4 : « Obligation de préserver un espace de nature sauvage dans un rayon d’un kilomètre autour de chaque habitation. » Serait-il bien appliqué, cet article ? Arracher le goudron et laisser les arbres respirer, l’herbe pousser? Faudrait-il faire peur aux gens pour faire appliquer l’article 4 ? Leur parler du réchauffement climatique, par exemple ? Non, cela ne fait pas peur, Chef, le réchauffement climatique ! Pourquoi ? Il est loin, au Pôle Nord, le réchauffement climatique, vous comprenez, le réchauffement climatique, il ne nous concerne pas. Tout ce qu’on ne voit pas ne nous concerne pas. Et la Chine ? Ah, la Chine ! La Chine, derrière sa muraille, est loin, Chef, et, ce Covid-19 ne nous… Je posais mes pensées, me retournais, levais la tête et découvrais cet arbre que je n’avais jamais vu, ou peut-être, que je n’avais jamais pris le temps d’observer, un magnifique séquoia. Ce qu’il avait de formidable, de différent peut-être des autres séquoias, c’est qu’à sa base, son large tronc se séparait en deux troncs qui s’élevaient parallèlement, à égale distance, l’un de l’autre vers le bleu du ciel.

Au bas de la butte du haut de laquelle je contemplais cet arbre, venant du chemin défendu,  une dame âgée s’approchait de moi et me dit :

  • Vous l’avez vu ?
  • Euh…
  • L’oiseau, vous l’avez vu ?
  • Euh… Non…
  • Il a l’habitude de venir se poser sur cet arbre, l’oiseau, et de chanter.
  • Ah, bon…
  • Je dois rentrer chez moi, c’est l’heure. A demain, monsieur !
  • A demain, madame !

Je restais là sur la butte. Je regardais cette dame âgée rentrer chez elle. Elle venait du chemin défendu, cette dame âgée. Elle aurait pu se faire arrêter cette dame âgée. « J’ai besoin de me promener, une heure, chaque jour. Le matin, je fais ma promenade de ce côté-ci, une demie heure. L’après-midi, je fais ma promenade de ce côté-là, une demie heure. Vous savez, il n’y a rien à craindre, du moment qu’on a le papier sur soi, du moment qu’on marche, on est en règle. »

Du moment qu’on marche, on est en règle…

Je regardais le séquoia. Je n’avais pas vu l’oiseau. Dix minutes, il me restait dix minutes, je devais rentrer chez moi. Marcher. Je reviendrai demain, je reviendrai demain et peut-être que je verrai l’oiseau se poser sur l’arbre et chanter, et peut-être que je verrai l’oiseau sauter d’une cime à l’autre des deux troncs du séquoia parallèles et à égale distance l’un de l’autre, et, peut-être que je reverrai cette dame âgée venir du chemin défendu et me dire :

  • Vous l’avez vu ?

Séquoia : (Le Petit Larousse de Poche) «  Conifère de Californie qui atteint 140 mètres de haut et vit plus de 2000 ans. »

Je me sentais moins fébrile en me couchant. Demain, je repartirai à la recherche des sources de la vie. J’observerai le séquoia. Je guetterai l’oiseau venir se poser sur l’arbre et la dame âgée venir du chemin défendu et je lui dirai : je l’ai vu. Mille pas et bien au-delà…

 

27ème Jour de ConfiNez

Thierry Rousse, Nantes, 11 avril 2020.

L’Agenda symptomatique

La mesure était tombée : « A minuit, fermeture de tous les cafés, restaurants et théâtres de moins de 50 personnes ».

Tous les rideaux, toutes les fenêtres, toutes les portes se fermaient, en même temps, à minuit. Les rues se vidaient, l’espace de liberté se réduisait, c’était pour notre bien. « Votre bien ! » disait le Gouvernement en s’appuyant sur les avis des experts. Afin de réduire la propagation du Covid-19, il fallait éviter les contacts, les limiter à ce qui était nécessaire pour la vie de la Nation. Les cafés, les restaurants, les théâtres, ces lieux de convivialité, d’échanges, de plaisir, de culture étaient devenus des lieux dangereux, des lieux où le virus pouvait se propager à toute vitesse. Un postillon en parlant, un éternuement, une main posée sur une table, une poignée de porte, un verre, un comptoir, un robinet… et hop, le Covid-19 en profitait pour agrandir son territoire et passer de corps en corps pour vivre et se multiplier encore et encore… Le Covid-19, c’est ainsi que les scientifiques nommaient ce virus. Covid-19 portait  aussi le nom de « coronavirus », un nom plus exotique, certains s’en amusaient au début: « Deux Coronas achetées, une Mort Subite offerte ! ». Les amateurs de bière, seuls, comprenaient cet humour. Je riais, je riais jaune. Le rire était ma muraille de Chine. « Ça ne touche que les personnes de santé fragile, les sexagénaires, c’est triste pour eux … », on se rassurait comme on pouvait, jusqu’à ce qu’on apprenne que ça pouvait toucher des personnes plus jeunes, en bonne santé, il n’y avait pas de règle. On pouvait héberger le coronavirus dans notre corps, n’éprouver aucun symptôme, et contaminer les autres. Etrange arme. Un coup des chinois pour devenir les maîtres du monde ? Ah, ces Chinois, ils sont formidables… « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera »… Le Tibet ne leur avait donc pas suffi ?

Je m’informais sur les réseaux sociaux. Je découvrais que je pouvais accéder à BFMTV en direct sur mon Smartphone. Heure par heure, je suivais la propagation du Coronavirus, euh… du Covid-19, soyons sérieux. J’écoutais tout ce qu’on pouvait dire à son sujet, sur sa provenance. Aucune frontière ne pouvait l’arrêter que celle de garder nos distances, un mètre, un mètre entre toi et moi, j’étais seul, comment faire ? Je gardais dès lors ma distance avec moi-même, un mètre entre moi et mon clown, désolé ToTTi… ToTTi, c’était le nom de mon clown. Son nez était bien rangé dans son joli coffret en bois, confiné au milieu de la table. Rien à craindre ToTTi, je ne te contaminerai pas. Je me sentais fiévreux cette nuit du samedi 14 mars 2020. Le lendemain, c’était le jour des élections municipales. Irai-je voter ? Prendrai-je le risque de contaminer les autres ou d’être contaminé par les autres en déposant dans cette urne mon bulletin de vote ? Le Gouvernement n’avait pas jugé utile de reporter les élections. J’irai voter en prenant toutes les précautions nécessaires, me laver les mains, ne toucher à rien, surtout pas la poignée, ouf, la porte était ouverte, me relaver les mains, garder mes distances, un mètre, ne toucher à rien, presque rien, prendre mon stylo, signer, prendre mon bulletin, le glisser dans l’enveloppe, glisser l’enveloppe dans l’urne, signer, vite, aller me relaver les mains ! « Hé, Monsieur, pourriez-vous nous aider ce soir pour le dépouillement ? » me demandait une gentille dame avant que je ne me précipite au lavabo. « J’aurais bien aimé, désolé Madame, j’ai peur… Vous êtes courageuse, vous, vous savez… » lui répondais-je.  Je quittais enfin cette urne. Je me relavais et relavais les mains. Avais-je bien voté ? Quelle drôle d’idée, tout de même, de ne pas avoir reporté ces élections…

Le Covid-19, sous son nom froid, mathématique, faisait effectivement plus peur que son nom exotique, « coronavirus ». La peur avait fini par s’introduire en mon corps. La menace était là. Je comptais les jours. Quatorze jours, c’était le temps d’incubation du virus. Le temps qu’il pouvait mettre avant de se déclarer. D’abord, on va bien, on croit qu’on va bien, on rit, on chante insouciant sous le ciel bleu. Les oiseaux chantent. Puis on se sent fiévreux … fatigué… On se met à tousser… A tousser… Et là, tout peut s’emballer, en 48 heures, c’est dans ces 48 heures seulement qu’on peut appeler le numéro d’urgence, là, qu’on peut enfin rencontrer le médecin, là, quand on commence à ne plus pouvoir respirer, là, il faut alors aller très vite, là, avant d’étouffer, là. Le Covid-19 est là, là, et seulement là, on le sait maintenant, on est atteint du Covid-19, il s’est déclaré dans sa toute majesté, c’est la forme la plus sévère du Covid-19, on sera  pris en charge, enfin, dans un couloir spécial, à part, loin des autres, rassurez-vous, on sera loin, très loin de vous. Je n’en étais pas là, qu’à un état fébrile, une sensation de fatigue, et toutes ces interrogations, ces souvenirs, le jeune homme qui toussait fort dans le train derrière moi ce vendredi 16 mars 2020 en revenant de La Roche-Sur-Yon…

J’en étais à songer à ma pneumonie, il y a quelques années, j’ai oublié cette année. Une terrible fièvre, jour et nuit, et des maux de tête qui ne me quittaient plus. J’avais vu le médecin, une première fois, qui m’envoyait aux Urgences : « Une grippe, c’est une grippe, il faut vous soigner et rester au chaud chez vous » me dit l’urgentiste. Je rentrais chez moi, seul. Au chaud, j’y étais, dans mon lit, incapable de me lever, terrassé par une terrible fièvre, des maux de tête tonitruants, une toux qui s’amplifiait et l’air qui commençait à me manquer. J’étouffais, j’appelais ma collègue, les Pompiers me conduisaient aux Urgences. « Il y a bien une tâche aux poumons », la radio est formelle, « ce n’est pas une grippe… ».  Je fus mis sous oxygène, masque, perfusions…  Il m’a fallu plusieurs jours pour m’en sortir. Le médecin ne savait pas de quel virus il s’agissait, « il y en a beaucoup, vous savez, des virus, on ne les connait pas tous ». Je n’ai jamais su son nom… au virus.

Lundi 23 mars 2020 : le confinement général est officiellement annoncé. Nous allons officiellement restés au chaud, du-moins certains, ceux qui ne sont pas utiles à la vie de la Nation, les autres sont au front, la Nation a besoin d’eux. « Restez chez vous, restez chez vous ! Non ! Pas vous ! Vous, vous allez au front ! Les autres, eux, ils restent chez eux et vous sont utiles en restant chez eux. Les autres, ce sont les dernières lignes. Vous, vous êtes les premières lignes, vous, les deuxièmes, vous, les troisièmes. Je me sens rassuré… Je suis dans les dernières lignes mais les dernières utiles sont utiles aussi, indispensables pour les premières lignes. Je suis une dernière ligne indispensable à la première ligne. Je rallume mon Smartphone :  « Restez chez vous ! Restez chez vous ! ». Ne criez pas si fort ! Je suis chez moi, et mon nez est confiné. Je prends mon agenda et je raye un à un tous mes prochains rendez-prévus : Apéro-concert à La Bouche d’Air, Abel Chéret, annulé. Répétition à La Goutte de Lait, Le K Barré des Klowns, annulé. Second tour des élections municipales, annulé. Animation de l’Atelier-théâtre à Saint-Nazaire, annulé. Répétition à Campbon, Mon Pot’agé, annulée. Spectacle au TNT, « Aigre-douce » par la Compagnie du Rivage, annulé. Spectacle au Théâtre de la Ruche, « Le début de l’A. » par la Compagnie O, annulé. Rencontre au Coop’Arts de Savenay, annulée. Animation du stage clown à Campbon, annulé. Formation « Rédiger son rapport d’activités », annulée. Rendez-vous, Bilan de compétences, annulé. Résidence de création au Centre culturel d’Horizinc à Bouvron, « La ferme des animaux » de George Orwell, annulée. Tout ce qui n’est pas utile la vie de la Nation, annulé, annulé, annulé !

Je regarde tous ces rendez-vous annulés, rayés d’une croix. Je respire. Je regarde les pages blanches et nulles. Je respire. Je me sens soudain si léger, libre comme une bulle d’air, plus rien à faire que respirer. Je pose sur le plancher de ma mezzanine mon agenda. Je respire. Je m’allonge. Je respire. Je regarde le plafond. Je respire. Je me sens soudain si seul. Je respire. Plus rien à faire que respirer. Je me sens fiévreux. J’attends. Quatorze jours.  Plus que treize jours à attendre… Je raye la première journée. Je regarde cette croix. Je respire !

Symptomatique (Le Petit Larousse de Poche » : 1 – Qui est le symptôme d’une maladie. 2 – Qui révèle un certain état des choses, un état d’esprit particulier.

Mardi 17 mars 2020, 8 heures, je respire.

 

Thierry Rousse, Nantes, le 10 avril 2020.

Mezzanine

Mezzanine… Mezzanine… Je n’avais pas dormi dans ma mezzanine depuis plus de deux ans, depuis que mon chat était tombé gravement malade, qu’il perdait du sang suite à une tumeur cancéreuse. J’avais pris l’habitude de dormir sur le lit d’en bas, un lit, qui, habituellement, faisait office de canapé. Là, je pouvais surveiller mon chat, prendre soin de lui. Il s’était rétabli aux beaux jours, mon chat, en allant dans le jardin, il léchait des pierres, il mangeait des herbes. Mon chat. Peu à peu, il parvenait à se tenir sur ses pattes, à marcher. Mon chat. Il mangeait de nouveau. Au tout début, il ne buvait que de l’eau. Puis il mangeait des crevettes que je lui coupais en tous petits morceaux, d’abord une, puis deux… Un miracle, mon chat était sauvé.  Mon chat ! Le vétérinaire m’avait proposé d’opérer mon chat  quand je le lui avais présenté,  dès que la perte de sang était apparue. Il n’était guère optimiste, lui donnait peu de chance de s’en sortir, étant donnée la grosseur de la tumeur. Je ne me sentais pas prêt de lui laisser mon chat, je lui demandais un délai. Je repartais avec mon chat. « Il ne faut pas tarder » me dit-il en me serrant la main. Je convenais de revenir dans deux jours. Les deux jours passaient, mon chat perdait toujours du sang. Le jour fatidique était arrivé, mon chat le sentait, j’avais peine à le faire rentrer dans son panier. Parvenu en face du cabinet du vétérinaire, de l’autre côté de la large route de Clisson, très fréquentée par les automobilistes,  mon chat se mit à miauler très fort comme un cri qui me disait : « Non, je ne veux pas mourir ! Ne m’emmène pas là ! Je veux rester avec toi ». Comment mon chat avait-il pu reconnaître le cabinet du vétérinaire ?  Il était dans son panier, ne pouvait guère voir grand-chose. Mon chat. Le cabinet du vétérinaire était de l’autre côté, de l’autre côté de cette large route de Clisson, de cette large route… Je fis demi-tour. Mon chat aura eu un répit d’une année, il aura pu profiter du jardin. Un an pour savourer de doux moments, des siestes avec mon chat, ronronnant dans mes bras jusqu’à cette fin d’année 2017. Il cessa de manger. Ses forces diminuaient. A cette époque je travaillais de nuit. Mon chat me vit partir, je le pris dans mes bras, il avait peur que je l’emmène, il se cachait sous le lit, je le rassurais et le posais délicatement sur le coussin que j’avais aménagé pour lui, en bas de mon lit. Le lendemain, de retour de ma nuit de travail, j’ouvrais la porte de ma maison. Ma maison était si silencieuse, comme un silence venu d’ailleurs. Un grand vide emplissait l’espace. Mon chat ne bougeait plus, il était sur son coussin, immobile, comme je l’avais délicatement posé avant de partir, le regard dirigé vers la porte. Je m’approchais, je compris vite, mon chat ne respirait plus, son corps était froid, dur.  Il semblait paisible. Je le pris dans bras enveloppé dans sa couverture, je pleurais. « Il est soulagé, me dis-je, il est au ciel, il ne souffre plus ». Mon… Je creusais un trou au fond du jardin,  l’enterrais, enveloppé dans sa couverture, et  disposais sur sa tombe un pot d’herbes, ces herbes qu’il mangeait pour se soigner, et une Vierge, une Vierge Marie  en plastique contenant de l’eau miraculeuse de Lourdes, cette eau que je lui donnais au tout début de sa maladie, une Vierge Marie en plastique qu’on m’avait offerte il y avait bien plusieurs années. Mon chat avait rejoint mon chien dans la terre tournée vers l’infini du ciel, le mystère de la vie.

Mezzanine… Mezzanine… J’avais rejoint ma mezzanine ce vendredi 13 mars 2020, de retour d’une répétition à La Roche-Sur-Yon. Dans le train vers Nantes, un jeune homme toussait très fort derrière moi. Il y avait une semaine qu’une amie m’avait alerté sur ce qui se passait en Chine. Elle me montrait les images sur BFMTV. Une ville déserte. Le virus s’était propagé dans l’est de la France lors d’un rassemblement évangélique, puis dans l’Oise. J’achetais dans un café le journal « Le Monde », je découvrais  la propagation du virus, le nombre de cas déclarés, le nombre de morts, en Chine, en France. Le Gouvernement déclarait le jeudi soir la fermeture des écoles jusqu’à nouvel ordre. Chouette, les vacances, l’école à la maison !…  Le soleil de printemps resplendissait, peu à peu les fleurs jaillissaient, les arbres retrouvaient lentement leurs feuilles, les oiseaux chantaient… Un air de douceur, de liberté… Je pensais que ce virus resterait en Chine, puis qu’il resterait en Alsace, puis qu’il resterait dans l’Oise, puis qu’il… je pensais…

Le lendemain, samedi 14 mars 2020, je me rendais à une réunion de travail, il fallait boucler un dossier de demande de subventions avant le 15 mars pour un événement que nous organisions à Nantes, un événement qui portait ce nom : « Le Village universel ». Je me sentais fiévreux, je gardais mes distances avec mes collègues. Si j’étais porteur de cette maladie, je ne souhaitais pas la transmettre. En quittant la réunion, notre mission accomplie, je portais la rallonge qui m’avait été demandée à mon Papa afin qu’il puisse avoir le téléphone près de lui, ce téléphone blanc que j’avais pu lui acheter avant que n’arrive ce drame. La porte de l’Ehpad « Beauséjour » était fermée, dès lors les visites étaient interdites. Un panneau l’indiquait. Ordre du Gouvernement. Il s’agissait de protéger les résidents vulnérables. Je comprenais. Je téléphonais. Une infirmière m’accueillit gentiment, elle prit la rallonge, je lui souhaitais « Bon courage ». La porte vitrée coulissante se refermait.

Je rentrais chez moi et je montais dans ma mezzanine…

Mezzanine (Le Petit Larousse de Poche) : « Nom féminin. Niveau intermédiaire ménagé dans une pièce haute de plafond. »

Je rentrais chez moi et je montais dans le niveau intermédiaire de ma pièce haute de plafond.

Chaque instant serait, dès lors, long maintenant.

Dimanche 15 mars 2020 : mon premier jour de confinement commençait officieusement. Je me retranchais dans ma mezzanine, allumant sur la table de chevet une lumière.

Nantes, le jeudi 9 avril 2020.