De défaites en Victoires, Le Jardin des Cultures partagées
Vendredi 8 mai 2020, Nantes, J-3.
J moins trois. Toi, Moi et la Victoire. En ce jour férié, célébrant la Victoire de 1945, je m’étais octroyé un jour de trêve. Pas de recherche d’emplois aujourd’hui. Il m’était nécessaire de souffler pour mieux repartir. Tous les jours n’étaient pas « Jour de Victoire ». Je savourais donc ces instants victorieux. Plus que trois jours à tenir confinés. La barbe du Premier Chef avait blanchi. Le Premier Chef manifestait des signes de fatigue. D’un ton grave, il nous parlait du risque d’écroulement de la Nation. Rien n’était gagné. Nul ne pouvait prédire si le virus rôdait encore dans les parages, étant donné qu’il était l’Homme invisible, le virus. La plus grande prudence était donc de mise. Le Premier Chef risquait sa première place, le Premier Chef, si la deuxième vague déferlait sur les rochers paisibles de Bretagne. Victoire ou défaite ? Natif de la Rome antique, le Premier Chef, sur son estrade, jouait le monologue du Docteur Galien : « Pars vite, loin, et longtemps ! Voici tout ce que je peux te conseiller, mon Ami Marc Aurèle, pour remédier à cette peste ! ». Le remède était bref, simple, efficace, sans appel. Peut-être, rêvait-il de partir vite, loin, et longtemps, le Premier Chef épuisé de Paris ? Peut-être, rêvait-il de retrouver ses vaches de Normandie, son doux havre de paix tout vert, le Premier Chef romain à la barbe blanchie? Le Grand Chef, lui, affichait toute sa vitalité, manches retroussées, avec un beau masque bleu de La République. « Je n’emploie pas ces grands mots qui font peur, moi ! Soyons calmes, cools, mes copains, pragmatiques et de bonne volonté ! ». Pétula avait corrigé, à coups de « Tipp-Ex Rapid Fort pouvoir couvrant », le solo du Grand Chef. L’été approchait, le discours s’allégeait et prenait des airs de bistrot. Bientôt, je jouerais à la pétanque, sur la Canebière, avec notre Grand Chef et notre bon vieux pote Raoul, le baba cool de Marseille, aux cheveux longs comme son grand-père. « La deuxième vague ? Pur délire ! Arrêtez de fumer l’herbe à Paris ! ». Le Grand Chef partait à la chasse au tigre et, de ses deux poings brandis, nous invitait à le suivre. « Nous enfourcherons le tigre pour le domestiquer ». Je n’avais pas tout compris à ce conte. Que venait faire le tigre dans cette histoire ? Y-avait-il des Tigres en France ? N’étaient-ils pas en voie de disparition, les Tigres ? Dans l’enveloppe de Johanna, il n’y avait pas de fourche pour enfourcher le Tigre, qu’un masque, un pauvre masque blanc, bien seul. Je reportais au lendemain la répétition de mon solo écrit par Johanna : « La Mise du masque ». Le texte était compliqué à apprendre et j’étais de congé, en ce jour de Victoire. Je me délectais d’un produit importé en douce de la zone rouge occupée, un « Délice de Bourgogne », un fromage de couleur blanche à la pâte onctueuse qui portait à merveille son nom. Mon solo commençait ainsi : « Un masque pour protéger chaque Nantaise et Nantais ». Le début mettait vite le spectateur en appétit. Il se sentait interpellé, concerné. Je reconnaissais là, tout l’art du théâtre participatif, cher à ma ville. J’appréciais cette délicatesse de Johanna de placer, pour une fois, la femme devant l’homme. Je m’adresserais d’abord aux femmes : « Un masque pour protéger chaque Nantaise ». On verrait ensuite pour les hommes, s’ils méritaient un masque, les hommes. La suite de mon texte était : « Le port du masque est complémentaire des gestes barrière ». Il était question de port, de barrière. J’y voyais en sous-texte le Port de la Morinière, la rivière de la Sèvre et ses prairies inondables, les vaches écossaises et leurs copines nantaises, et les barrières, les barrières, les barrières, les fameuses barrières. Le décor serait grandiose. Il me fallait au-moins la scène du Grand T pour l’installer. J’appellerais demain sa directrice. Pour les « gestes barrière », j’imaginais une pantomime dansée inspirée du théâtre Nô. Je porterais un masque, mon jeu serait dépouillé, codifié. Mais, aujourd’hui, c’était relâche, je célébrais la Victoire. Ce matin, j’avais remplis mon chariot de clowns au Super U : cent euros soixante dix neuf centimes. L’heure était aux comptes.
Des victoires, j’en avais connues, des défaites aussi. Mars 2018, mon emploi de veilleur de nuit dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui m’assurait une subsistance régulière, venait de s’arrêter. Je me lançais à fond dans le spectacle. J’y croyais. Un projet dans un jardin rassemblant jardiniers, promeneurs, élèves en classes de découverte, enfants, parents, personnes âgées et handicapées, vacanciers, conteurs, musiciens, clowns, comédiens, danseurs, marionnettistes… Un jardin des possibles où se rencontreraient et s’enrichiraient les uns et les autres, partageant leur être et leur savoir-faire. Je m’étais retroussé les manches, un peu comme le Grand Chef, travaillant corps et âme à ce rêve. Notre théâtre de verdure était né. Nous étions, après quatre mois de chantiers participatifs, enfin, prêts. Il ne manquait plus que le public, un public nombreux aux rendez-vous d’ « Un été au jardin ». Un, deux, trois… trente spectateurs pour nos plus belles soirées estivales. Hélas, cela ne suffisait pas pour vivre de nos arts. La traversée du désert avait commencé. De moins en moins de contrats malgré tous les mails adressés aux mairies, aux bibliothèques, aux théâtres, aux festivals… sans compter les relances téléphoniques. « Rappelez plus tard » répondait un perroquet. De victoires en défaites… Mon travail jusqu’en mars 2018 m’avait ouvert des droits jusqu’en octobre 2020, une « Allocation d’Aide au Retour à l’Emploi ». Avec l’allocation logement, je percevais neuf cents euros par mois. Je déduisais quatre cents euros de loyer mensuel et les charges liées à la vie moderne, assurance, téléphone, internet, transport… Il me restait… Je n’osais pas faire le calcul. Combien me restait-il ? J’avais appris aux temps des rébellions des Gilets Jaunes, ces illustres Gaulois, que d’autres avaient bien moins pour vivre. Comment était-ce possible ? Vivre avec moins ? Mes cachets d’intermittence devenaient de plus en plus rares et mes cachets d’aspirine de plus en plus fréquents. « Des Bigoudis dans l’Aspirine ! ». Jouer au chapeau ne payait point mon loyer, à peine mes déplacements. L’échéance était là devant moi : octobre 2020. Le compte à rebours. Le sablier. J’entendais, une à une, les gouttes de sable tomber. Un jour écoulé. La liste des chiffres était longue pour un réfrigérateur peu rempli : un Délice de Bourgogne, une paëlla de nulle part, des moules de Bouchot, un cidre de Bretagne, un pain de la campagne, une pastèque de Raoul, des haricots verts et des petits pois et jeunes carottes bio bien de chez nous, des œufs bio de Challans, du pur jus d’orange bio d’Orange, des olives vertes piquantes de l’olivier, de la crème fraîche de la crémière, des croissants dorés du boulanger, du beurre salé de Guérande, des pommes rissolées en cubes de Chez Congelé, un vin blanc biologique Grand Milord du Gard « produit avec soin et rigueur afin qu’il conserve toutes ses qualités naturelles », et… et… au-dessus du réfrigérateur, ma nouvelle bouilloire. La deuxième venait de rendre l’âme, hier. A ce ravitaillement, j’ajoutais la cerise sur le gâteau : « Le Monde », « Libération » et « L’Humanité Dimanche ». J’avais dépassé les cent euros… Cent euros et soixante dix neuf centimes. Je tiendrais combien de jours avec ce trésor ? La « défaite » n’était pas le mot à prononcer. Je croyais en la loi de l’abondance. La victoire appelait la victoire. Je criais sur mon chemin : « Victoire ! ». Il était doux d’expérimenter la sobriété dans une société de surconsommation, de surproduction, de « sur de tout » trop sûre d’elle. « La vie est belle » et tout devenait jeu, sujet d’histoires infinies. Je chantais ma victoire en ce jour de Victoire. Les drapeaux flottaient au vent. Curieusement, alors que je terminais d’écrire ma bafouille, notre Grand Frère Facebook, sur l’écran de mon Smartphone, ravivait à mes souvenirs les photographies de nos chantiers participatifs au cœur de ce merveilleux Jardin des Cultures partagées. Curieuse coïncidence ? Un signe des Anges-Oiseaux-Fleurs-Clochette ?
Victoire (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Issue favorable d’une bataille, d’une guerre. 2- Succès remporté sur autrui : la victoire d’un joueur de tennis. Chanter, crier victoire : se glorifier d’un succès.
Victoire (Le Petit Rousse de Poche) : Ailes déployées d’une troupe d’oiseaux migrateurs.
Notre Grand Chef avait déclaré : « Je fais confiance à tous les intermittents. Et il se trouve que moi j’ai besoin de gens qui savent faire des choses, inventer pour nos jeunes ».
Nous savions jardiner, conter, animer… Notre Grand Chef soutiendrait-il notre « Jardin des Cultures partagées » ?
Thierry Rousse, Nantes, vendredi 8 mai 2020.
30ème récit, J- 3 de ConfiNez