Je venais de me faire arrêter ce Lundi matin de Pâques, juste au carrefour de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Une gendarmette m’interpella : « D’où venez-vous ? – Du chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux vaches. –Je ne connais pas. Les berges sont interdites. – Je n’étais pas sur les berges, j’étais sur le chemin autorisé, vous savez, celui qui mène aux… ». Je savais bien que les berges étaient interdites depuis plusieurs jours, des barrières avaient été posées en travers du chemin. « Interdiction sous peine d’amende ». J’avais donc bifurqué et découvert un nouveau chemin sous les peupliers, à ma plus grande joie, j’avais rencontré au bout du chemin des vaches faisant la grasse matinée. Je ne m’attendais à les voir, les gendarmes, à mon retour, au carrefour de la nature sauvage. Un sportif venait d’être interpellé comme moi. Il expliquait à la gendarmette que le panneau d’interdiction avait été enlevé. « Votre autorisation de sortie ? ». Je lui montrais mon autorisation de sortie qu’on devait téléchargée à présent sur son Smartphone pour éviter les contacts humains. Elle regardait en se reculant. Je voyais l’amende s’approcher à grands pas, 135 euros, mon budget nourriture pour le mois. Je plaidais vaillamment ma cause, j’étais mon propre avocat près de mon Ami le Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Je défendais également la cause du sportif suspendu dans son élan. « Vous savez, nous avons besoin de la nature pour respirer, c’est elle qui m’a sauvé quand j’étais malade. – Il est 11h22. Vous avez dépassé l’heure autorisée. Je vous laisse partir cette fois-ci. Rentrez chez vous ! Rentrez chez vous ! ». Je rentrais chez moi, tête baissée comme un enfant pas sage. J’avais dépassé l’heure. Honte à moi ! J’avais regardé trop longtemps les vaches qui faisaient leur grasse matinée. Il fallait bien me rendre à l’évidence. Je faisais partie de la dernière ligne, la ligne des gens qui sont utiles parce qu’ils restent chez eux. J’aurais pu prétendre à mieux dans ma vie, être avocat de la nature, être avocat des causes humaine, animale, végétale. Il y avait ce noyau de Chef qui était le plus fort, qui nous étouffait. « Restez chez vous ! ». Il me restait à marcher sur les trottoirs, entre les routes de goudron et les murs de béton, un kilomètre, mille pas de tristesse et de rêves. « La loi est bien faite pour ça, vous empêcher, restreindre votre liberté… ». La loi est bien faite pour ça, restreindre notre plaisir à marcher, à courir, à respirer, à vivre jusqu’à ce que nous comprenions que nous devons rester chez nous pour sauver des vies. L’argument du Chef était incontournable, puissant, indiscutable. Le Chef avait toujours raison. « Oui, Chef ». Il y avait combien de lignes ? Je rêvais de monter d’une ligne, une ligne au-moins.
« Nantes, Ville Solidaire ». J’avais lu cette publication, un jour de ciel bleu. On pouvait être utile, utile aux autres. Il suffisait d’écrire un mail. Je l’avais fait, j’avais écrit mon mail : « Je veux être utile aux autres ». Quel bonheur, quand deux jours plus tard, une charmante voix féminine m’appelait : « Nous avons bien reçu votre mail, monsieur, où vous formulez votre demande d’aider les autres. Je dois être sincère avec vous, nous avons déjà 300 demandes. » La charmante voix féminine flairant, sans doute, ma déception au bout du fil, fouillait dans ses dossiers. « J’ai une mission pour vous, monsieur ! Mais si on ne vous rappelle plus après cette mission, ne le prenez mal, c’est qu’on n’a plus besoin de vous ». La charmante voix féminine me dit avant de raccrocher: « Protégez-vous, monsieur, pensez à remplir votre autorisation de sortie, et… bon courage ! » et elle coupa le bout du fil qui nous avait relié quelques instants chaleureusement. J’étais sauvé, j’avais une mission, une mission : aller chercher cinq autorisations de sortie à la pharmacie du Lion d’Or et les porter à Fernand. Fernand c’était la dernière ligne que je devais aider. Fernand vivait tout près de ma rue et je ne le savais pas. Je remplissais mon autorisation de sortie et courrais accomplir gaiement ma mission. J’étais sauvé, j’étais utile à la Nation ! Je montais, subitement, d’une ligne. La pharmacie du Lion d’Or était fermée. Je courrais à l’autre pharmacie, celle tout au bout de la large route de Clisson, la pharmacie du Clos Toreau. La pharmacie du Clos Toreau était fermée. Je courrais à la pharmacie que je venais de quitter. La pharmacie du Lion d’Or venait d’ouvrir. Quelle joie ! La croix verte clignotait de tout son éclat. Il y avait deux lignes, celle des gens contaminés et celle des autres. Je prenais la ligne des gens contaminés, « on ne sait jamais », je n’avais jamais pu savoir si j’avais été atteint du Covid-19 ou non car je n’avais jamais fait le test, je n’avais jamais fait le test car il n’y avait pas de test. « Les tests, Adjudant ! Où sont les tests ? – Avec les masques, Chef. – Où sont les masques ? – Il n’y en a pas, Chef ». La jolie pharmacienne portait un masque. Une miraculée. Je voyais ses yeux bleus comme le ciel. « Je voudrais cinq autorisations, mademoiselle, ce n’est pas pour moi, c’est pour Fernand, Fernand, il ne peut pas sortir car il n’a pas d’autorisation de sortie, Fernand, et qu’il ne peut pas écrire Fernand car il a mal à la jambe Fernand. La jolie pharmacienne me donnait une autorisation de sortie. – Cinq, mademoiselle, j’en voudrais cinq, mademoiselle, c’est la mairie qui m’envoie. ». Le temps pressait. Il y avait urgence. « Attendez, monsieur…. ». La jolie pharmacienne disparaissait au fond de la partie secrète de la pharmacie et s’entretenait avec la Chef des pharmaciennes. La jolie pharmacienne revenait avec un joli sourire aussi joli que ses yeux bleus et me tendit les cinq autorisations demandées. J’étais sauvé, je courrais jusqu’à chez Fernand avec mes cinq autorisations à la main. Je les ai ! J’arrive Fernand ! J’arrive Fernand !
Fernand habitait une impasse. Sa fenêtre était grande ouverte, Fernand m’attendait. Je lui tendis fièrement ses cinq autorisations de sortie. En échange, Fernand me tendit deux lettres. « Je ne sais pas où les poster, ils ont entouré la boite aux lettres de notre quartier de scotch. ». Je ne m’en étais pas rendu compte. Effectivement, on ne pouvait plus poster de lettres. « Je franchirai la frontière, j’irai les poster à Beautour, Fernand ! Beautour, c’était peut-être mille pas et plus. Je risquais gros… Je le faisais pour Fernand, pour ses deux lettres à Fernand.» Je lui transmettais mon numéro de téléphone : « Appelez-moi, si vous avez besoin ! ». Le lendemain, j’étais à mon rendez-vous habituel, au carrefour de mon Ami Séquoia et de l’Oiseau qui chante. Mon téléphone sonna : « C’est Fernand, venez, ça ne va pas ! ». Je quittais mes Amis et courrai, courrai jusqu’à la maison de Fernand. Les volets étaient clos. Je sonnais. Fernand m’ouvrit. Il faisait noir. Une odeur de renfermé se propageait au dehors, imprégnant mes vêtements. « Je vais mourir, je vais mourir ! – Ouvrez vos volets, Fernand, il faut laisser rentrer l’air, la lumière ! » . Je n’avais pas de masque, je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. « Les masques, où sont les masques, Adjudant ! – Sur le tarmac, Chef ! – Et bien allez-y ! – Le tarmac est en Chine, Chef ! – Et bien, prenez l’avion ! – Il n’y a plus d’avion, Chef… ». Il n’y avait plus d’avion, les masques étaient sur le tarmac en Chine et je ne pouvais pas m’approcher de Fernand. Je lui parlais de l’autre côté de la fenêtre. « Vous avez de la fièvre, Fernand ? Mal à respirer, Fernand ? – Mais, approchez-vous pour me parler ! Pourquoi vous me parlez à un mètre ? – C’est la guerre, Fernand, nous sommes en guerre. Nous devons respecter la distance obligatoire. Vous respirez, ça va ! – Je vais mourir, vous comprenez, depuis que je ne vois plus personne, je me suis remis à boire… ». Il y avait sur sa table, une bouteille de rosé ouverte, un stylo, deux cartes postales et, au fond, l’image de Jésus. « Et vous avez des enfants? Vous les voyez vos enfants? – Ils sont à Lille, mes enfants- Ils vous appellent ? – Non, je vais mourir. – Non, vous n’allez pas mourir, Fernand, je suis là ! – Si, je vais mourir puisque je vous le dis. Je vais prendre trois comprimés, je vais boire et je vais mourir». La mort de Fernand semblait imminente, fatale, Fernand l’avait décidé, il ne voyait plus ses enfants, Fernand. J’appelais les Urgences. Ils me répondirent aussitôt. J’étais sauvé pour Fernand. J’expliquais la situation. « Vous avez bien fait de nous appeler… Oui, je comprends… Je vous passe le médecin ». Je me sentais heureux, je parlais aux premières lignes, Fernand écoutait. Le médecin gentiment me dit : « Tant que ce monsieur est alcoolisé, nous ne pouvons rien faire, c’est une réaction normale de décompensation au confinement. Il faut qu’il appelle, demain, son médecin. Dites-lui qu’il ne boive pas s’il veut qu’on le soigne ». Nous étions dimanche. « Je comprends, Docteur, au revoir, Docteur… Fernand, il faut laisser l’air rentrer dans votre maison et boire de l’eau. L’eau et l’air, c’est bon pour la santé ! ». Je prévenais les voisins d’en face. Une maman radieuse avec ses deux enfants m’ouvraient leur porte. « Vous voyez, Fernand, vous n’êtes pas seul, vous avez de gentils voisins ! Je reviens vous voir demain, promis ! Tenez bon, Fernand ! A demain ! ». Je laissais mon numéro de téléphone aux voisins. Ils m’assuraient qu’ils allaient veiller sur Fernand. Je leur faisais confiance aux voisins. Ce n’était pas la première fois que Fernand rechutait dans l’alcool, plusieurs fois ils l’avaient relevé dans l’impasse. Le lundi, je revenais chez Fernand. Les volets étaient clos. Deux lumières brillaient à l’intérieur. Fernand ne répondait pas. J’alertais les voisins. Ils ne l’avaient pas vu. J’appelais le service Solidarité de la Ville de Nantes. « Nous faisons le nécessaire, vous avez bien fait d’appeler. ». Le cas de Fernand était désormais entre les mains des professionnels. « Votre mission est finie. Nous vous remercions pour votre aide » m’avait dit la charmante voix féminine au téléphone. Ma mission était accomplie, je quittais l’impasse, je rentrais chez moi, rejoignant les dernières lignes. Je descendais d’une ligne.
Pour remonter dans les lignes, il y avait une autre stratégie : travailler, c’est être utile pour la Nation ! « Il y a les asperges à ramasser ! » proclamait la Chef du Travail en Temps de guerre, affolée. « Qui va les ramasser les asperges ? ». D’habitude, c’était les gens de l’Est qui les ramassaient les asperges, ceux qui travaillent beaucoup et vite et qu’on ne paye pas cher. « Sortez de chez vous, il faut aller ramasser les asperges pour nourrir la Nation ! – Mais on m’a dit de rester chez moi ! – Et les masques, où sont les masques, Adjudant ? – Avec les tests, Chef. – Où sont les tests ? – Il n’y en a pas, Chef… ». Travailler sans les masques, toucher les seaux, les asperges, porter les mains à son visage, éternuer à moins d’un mètre… Et la Chef du Travail en Temps de guerre, elle irait les ramasser les asperges, la Chef ? … Certes, il y avait toujours des héros sacrifiés en temps de guerre. « La guerre finie, on leur rendra un bel hommage aux héros sacrifiés autour de la flamme du soldat inconnu, Adjudant ! – A vos souhaits, Chef ! ». La médaille en chocolat puisque c’était bientôt Pâques serait pour les héros qui sortiraient vivants de cette guerre. « Il aura peut-être coulé le chocolat, Chef ! – A vos souhaits, Adjudant ! ». Le Chef portait un beau masque. Il ressemblait à un canard, le Chef. L’Adjudant ne portait pas de masque car il était Adjudant et il ressemblait à un simple homme. J’attendais un peu avant de rejoindre les tranchées, avant d’être un héros sacrifié sous l’Arc du Triomphe. Je commençais un bilan de compétences à distance. J’avais le choix, plusieurs cases s’offraient à mon destin : employé de boulangerie, caissière dans un Franprix, opérateur intérimaire au tri des déchets, éboueur, routier ou aide à domicile. Il y avait sans doute d’autres métiers utiles à la Nation où on ne portait pas de masque puisqu’il n’y avait pas d’avion.
En attendant la gloire, il me fallait assumer d’être une dernière ligne.
Que faisaient les dernières lignes ? Je menais mon enquête sur Big Brother, et là, je découvrais un nouveau monde. Les dernières lignes étaient capables de choses formidables : des dessins, des photos, des vidéos qui me faisaient rire aux éclats, des dessins, des peintures, des poèmes, des lectures qui m’enchantaient, des textes qui me faisaient réfléchir, des voix douces qui m’apaisaient, me relaxaient, des corps qui dansaient au milieu de la rue, des clownes au féminin qui accompagnait mes heures de sourire et de tendresse, tous ces cœurs qui surgissaient derrière le mot d’ordre « Restez chez vous », toutes ces mains tendues à travers le monde. J’avais maintenant 604 amis sur Big Brother et je n’en avais jamais eu autant de ma vie, comme si je pouvais prendre dans mes bras tout ce monde et le bercer, le saisir et l’aimer. Nous ne faisions qu’un et portions dans nos pleurs les corps disparus. Le Grand Frère était ému et ne rapportait plus rien au Chef.
Et les vaches ? A quelle ligne, elles appartenaient les vaches ? Le Chef n’avait pas pensé aux vaches, comme il n’avait pas pensé aux herbes ni aux fleurs, ni au Séquoia ni à l’Oiseau qui chante dans le Séquoia, le Chef, le Chef pensait à ce qu’il allait dire à la Nation dans quatre heures, le Chef. « Je suis bien coiffé, Adjudant ? – Oui, Chef ! Si je peux me permettre, Chef, enlevez votre masque, vous ressemblez à un canard. – Je montre l’exemple à la Nation, Adjudant ! – Je peux avoir un masque, Chef ? – Cousez-le vous-même, votre masque ! – Vous avez du fil, Chef ? – Non, mais les Chinois en ont ! ».
Ligne : (Le Petit Larousse de Poche) 1 – Trait fin et continu : « tracer une ligne ». 2 – Ce qui forme une limite, une séparation : « ligne de démarcation ». 3 -Forme, contour, dessin, silhouette : « ligne d’une voiture ». 4 – Direction suivie : « Aller en ligne droite ». 5 – Règle de vie, orientation : « Ligne de conduite ». 6 – Suite, série continue, alignement, rangée : « Ligne d’arbres, ligne de mots ». 7 – Série de transport, de communication entre deux points : « ligne de métro, ligne téléphonique ». 8- Fil terminé par un hameçon : « Pêche à la ligne ». 9 – Générations qui se succèdent : « En ligne directe, descendre en droite ligne de ». 10 – Disposition d’une armée prête à combattre : « les lignes ennemies ».
Ligne : (Le Petit Rousse de Poche) Trait qui vient de l’inconnu et se dirige vers l’inconnu : « Vie ».
J’effaçais toutes les lignes de mon carnet d’écriture. Les pages devenaient blanches, blanches comme des colombes qui s’envolaient un Lundi de Pâques. « Les vaches étaient utiles à la Nation », je répète, « les vaches étaient utiles à la Nation. »
Thierry Rousse
Nantes, Lundi de Pâques, 13 avril 2020.
5ème récit, 29ème Jour de ConfiNez