De retour chez Mémé Zanine, « Echappée Belles »

 

Le verdict était tombé. Jeudi 29 octobre 2020, à minuit, nous étions, pour la deuxième fois de nos vies, confinés. La pandémie, à vue de nez, se propageait d’une main à l’autre, d’une bouche à l’autre, d’une ville à l’autre. Le nombre de cas déclarés décuplait. Non, le petit virus n’était pas mort. Oui, le petit virus s’était caché tout l’été pour préparer sa jolie rentrée. La deuxième vague serait plus dévastatrice que la première, annonçait-on dans les hautes sphères impénétrables des décideurs politiques et de leurs experts scientifiques, et pourtant, et pourtant…

Et pourtant, et pourtant le deuxième confinement serait moins dur que le premier. Allez savoir pour quelles raisons, je l’ignorais… « La deuxième vague serait plus dévastatrice » et le « deuxième confinement serait moins dur ». Les écoles, les collèges, les lycées, les services publics, les supermarchés seraient ouverts. Les commerces non essentiels, les théâtres, les cinémas, les librairies, les cafés, les restaurants seraient fermés. Naturellement, nous pourrions continuer à travailler. Les premières lignes, obligées, les deuxièmes lignes, obligées, les troisièmes lignes, obligées, les quatrièmes lignes, plantées devant leur écran en télétravail, les cinquièmes lignes, condamnées au chômage partiel, les sixièmes lignes, qu’elles se débrouillent.

L’essentiel ? Qu’est-ce qui m’était essentiel à cette heure, jeudi 29 octobre 2020 à minuit ? Dormir, ne plus penser, oublier, oublier ce que l’actualité nous offrait de maux… Demain était un autre jour. Les vacances de la Toussaint avaient débuté dans l’horreur. Un enseignant décapité, décapité parce qu’il avait montré des caricatures, décapité, parce qu’il enseignait à ses élèves la liberté d’expression, décapité parce qu’il développait chez ses élèves l’esprit critique et les aidait à construire leur propre identité. Décapité. Jeté dans la pâture de fanatiques. Un artiste avait osé caricaturer un prophète, un professeur avait osé montrer la caricature de ce prophète, le professeur avait osé demander à ses élèves ce qu’ils pensaient de la caricature de ce prophète. Quel crime avait-il commis ? Quelle offense ? Une dessinatrice, un jour, m’avait caricaturé. Je me retrouvais avec un gros nez, et je riais de ce gros nez. Ma caricature m’amusait, je me disais : « Je suis plus beau en vrai ». Il y avait l’illusion et la vérité. Le prophète au ciel riait de sa caricature pendant que des fanatiques, se réclamant être ses disciples, répandaient le sang sur la terre, égorgeaient la vie d’innocents comme on égorge un agneau, jusque dans les églises, ces lieux de prière et d’amour, rien que pour venger un rire, couvrant de larmes une épouse, un époux, des enfants, perdant l’être qui leur était le plus cher sur la Terre. Papa. Maman. Je me sentais triste et en colère, impuissant face à l’horreur. Le prophète m’avait rejoint. Il pleurait, à présent, à mes côtés, au coeur de la nuit. « Ce dessin me faisait rire, vous l’avez tâché du sang d’un enfant ».

Samedi 31 octobre 2020, 21 heures… Je terminais deux mois de travail comme aide à domicile. Ma dernière prestation de la journée chez une dame de quatre vingt et un an. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ». L’heure de ma prestation était finie. Je pris le combiné téléphonique. Je composais mon numéro d’organisme puis mon numéro d’identifiant, puis le nombre « 2 » indiquant ma fin de prestation. J’ôtais mon tablier, je le rangeais dans mon sac parmi les masques, les gants, le gel hydro-alcoolique, le produit désinfectant… La dame insistait. « Installez-vous, regardez la télévision. Faites-vous une tisane si vous voulez ».Avais-je le droit de rester ? Je sentais que rester un peu auprès d’elle lui faisait plaisir, un peu plus avec elle, un peu plus que d’habitude, plus que d’habitude… Ma dernière prestation. Avais-je le droit ? Personne ne m’attendait à la maison. J’avais rendu mon tablier. J’étais libre, sorti des habitudes. Je m’asseyais dans le fauteuil qui m’attendait. Un match de rugby ? … A dire vrai, je ne me sentais pas très motivé à regarder un match de rugby…. La télévision était un mot inconnu chez moi. « Mettez ce que vous voulez… » me disait cette dame. Je pris la télécommande, pianotais sur les touches, quand, de belles images enfin apparaissaient sur le petit écran. Un fleuve, des arbres, des maisons, des fleurs, un gâteau, un sourire. « Echappées belles », Une émission documentaire que j’aimais regarder, il y a cela des années, lorsque je vivais encore avec mon papa.

Sophie, l’animatrice de cette émission, nous faisait découvrir les charmes de l’Ile de France. Je revis Samois-Sur-Seine, le village où Django avait fini sa vie, ce village où j’aimais tant me promener et écouter, chaque année, sur l’île du Berceau les musiciens de jazz venus du monde entier. Sophie nous embarquait sur une île sauvage, au milieu de la Seine, accessible seulement par bateau. Là, y vivait un musicien avec sa famille. Il invitait ses amis, jouait avec eux, riait, chantait, savourait les délices de la vie. « Prenez votre tilleul… Ce qui vous fait plaisir… ». Toutes sortes d’infusions s’offraient à mon plaisir. Je choisissais : « Soirée tranquille ». Dans un autre village, perdu au fond de l’Essonne, un maire portait le pain à ses six cent trente habitants. Le klaxon décalé de sa voiture nous mettait tout de suite dans l’ambiance. Trente ans qu’il était maire de ce village, trente ans qu’il avait fait de ce petit village une grande famille, un village où tous les voisins se connaissaient, s’entraidaient, festoyaient. A chaque naissance, un arbre fruitier était planté. Les enfants grandissant venaient voir leur arbre, en cueillaient ses fruits. Et chaque année, les habitants se retrouvaient pour presser le jus des pommes dans la joie de l’amitié qui les rassemblait. Ce maire avait la passion de son village, de ses citoyens, la passion du bonheur partagé. Il recueillait les animaux âgés, malades issus de zoos, de cirques, d’abandons … Les enfants venaient leur rendre visite. Au milieu de ce parc, il avait construit de charmants chalets pour accueillir les visiteurs. La dame s’était endormie. J’éteignais la télévision et m’en allais, discrètement, pour ne point la réveiller. Promis, je reviendrai vous voir, Madame, je reviendrai vous voir sans mon tablier et sans ma montre… J’avais fini cette course contre la montre. Je commençais la marche vers la vie. Cette dame avait apporté en mon coeur un peu d’espoir. Echappées belles.

Nantes,

1er novembre 2020.

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