Je n’avais plus le droit de m’enfoncer dans cet étroit passage sombre entre les deux murs de pierres, où, en contrebas de la bretelle de l’autoroute, tout au bout, tout au bout, au bout de l’obscurité de mes mille pas, la vie sauvage jaillissait. Alors, je mettais mon clignotant et tournais à droite, un pied après l’autre. Il me restait à marcher sur un trottoir exigu entre les maisons et la route. Les voitures vrombissaient de plus en plus nombreuses, signe que la vie mécanique reprenait du poil de la bête. J’arrivais à Beautour, un bourg que j’ignorais, à mille pas de chez moi, comme quoi, le confinement avait du bon. « Merci Chef ! ». Je faisais mes premiers pas en vacances. Il y avait un hôtel, fermé, l’hôtel. Il y avait un bar, fermé, le bar. Il y avait un tabac, je ne fumais pas. Quelques cigarettes quand j’avais vingt ans en dansant sur les chansons de Noir Désir. Etrange désir, je ne savais pas aspirer ce maudit tabac, mes poumons étaient sauvés. Je me contentais de la presse. Il ne fallait point être pressé. C’était au Bar-Tabac de Beautour que, dès lors, j’achèterais mon journal quotidien. La buraliste avait un joli masque fleuri, elle était ravissante, la buraliste derrière sa vitre avec son joli masque fleuri. Je l’apercevais au dehors, j’attendais sagement mon tour. Deux clients à l’intérieur, pas plus. Tous les autres attendaient comme moi, bien sagement leur tour, à un mètre d’intervalle l’un de l’autre. Jour après jour, les masques gagnaient les visages. Il y avait les masques des pros, et les masques des apprentis. Les catégories socioprofessionnelles se distinguaient à vue d’œil. Les masqués se sentaient en sécurité. Les non-masqués avaient l’air d’être pointés du nez. On s’en méfiait comme de la peste. On les regardait de travers. J’en faisais partie, nous devenions des êtres dangereux, des terroristes, peut-être ? Qui portait le virus parmi nous ? Qui était l’ennemi public numéro 1? C’était mon tour et j’échappais enfin aux regards interloqués. Je portais sur mon visage l’absence de masque et prenais du recul, moi, l’étranger de Beautour au milieu des journaux. « Vous avez L’Humanité, Madame ? – Non. – Vous avez Le Monde, Madame ? – Non. ». Il y avait La Croix. La Une de La Croix, c’était Notre-Dame de Paris. C’est vrai, qu’est-ce qu’elle devenait Notre-Dame de Paris et tous ces millions promis ? On n’en parlait plus de Notre-Dame de Paris, ni des millions, il n’y en avait plus que pour le Covid-19, cette star de tous les journaux, tous bords confondus. J’hésitais… non… « Ce n’est pas sage… ne pas porter de masque et en plus, me détourner de l’actualité, j’irai en enfer »… Je rêvais du paradis latin. « Non plus ». Peut-être que La Croix avait raison, peut-être que cela m’aurait fait du bien de penser à autre chose…. Je me contentais de Libération et de sa Une sombre, « Le Virus a encore frappé ! ». Je tendais mes deux euros, honteux d’être un sans-masque. Les gants en caoutchouc saisissaient ma pièce qui disparaissait dans une bassine d’eau de javel. « Bonne journée, Madame ! – Revenez avec votre masque, la prochaine fois ! », me répondaient les gants en caoutchouc. Je relevais la tête et mes yeux tombaient sur cette pancarte : « Cinq euros, le masque ! ». Le Tabac vendait des masques et les stocks étaient épuisés. Il ne restait plus que les paquets de cigarettes décorés de têtes de morts. Heureusement, je ne fumais pas. Mes pieds sortaient et ma conscience déclarait non coupable : « Les stocks sont épuisés, messieurs-dames de Beautour, je n’y peux rien si je ne porte pas de masque ». Au fond de moi, je n’avais pas envie de ressembler au Chef, être un Canard. Je savais le sort qu’on réservait aux canards les jours qui précédaient le réveillon.
La rue, à l’angle du Bar-Tabac, s’appelait : « Rue de l’Asile ». Un peu plus loin, sur le trottoir d’en face, il y avait la Boulangerie. Le dimanche, j’y achetais un sandwich, c’était le grand jour, le jour pas comme les autres, c’était Dimanche ! Je savourais mon sandwich au saumon sous le ciel bleu face à la Sèvre. Elle était loin la Sèvre qui s’écoulait tranquillement. J’aurais aimé m’en approcher, regarder le reflet de mon visage et pouvoir me dire comme Barnabé : « L’eau est notre premier miroir, le miroir de notre cœur. Il me suffit de me pencher au-dessus de cette eau, et déjà, je suis deux, moi et mon reflet. ». Mais un ruban jaune m’en empêchait : « Gendarmerie Nationale Zone interdite ». J’aurais pu le couper, passer en-dessous, sauter au-dessus, mais je savais la peine encourue après m’être fait contrôler au Carrefour du Séquoia et de l’Oiseau qui chante, 135 euros, mon budget « nourriture » pour le mois. La milice m’avait prévenue. A l’improviste, dans son fourgon, elle débarquait à toute heure et nous interrogeait pour le Bien de la Nation. Je ne bougeais pas, j’avalais mon saumon et contemplais, à bonne distance, la Sèvre, quand une jolie femme promenant son chien noir fit irruption dans ma vie. « Bonjour ! ». La jolie femme fit aussitôt un écart en regardant son chien : « Plus vite, Féodor ! ». J’aurais aimé être Féodor, être un chien pour être regardé. J’avais fini mon sandwich, je regardais le clocher de l’église, je ne savais pas pourquoi, je regardais le clocher de l’église. Il était Dimanche et les cloches ne sonnaient pas. Dieu existait-il encore ? A cet instant, je me sentais seul au monde, seul et sans Dieu. Je pensais aux vivants et aux morts, je m’en voulais d’être encore vivant à cette heure, je me sentais triste de me sentir triste, je regardais ma montre, combien de temps me restait-il ? Je pensais à mon Ami Séquoia que je ne pouvais plus voir, je pensais à l’Oiseau qui chante… « Pardonnez-moi mes Amis, le Chef ne veut plus que je vienne vous voir, c’est pour le Bien de la Nation ». Je redressais les épaules et chantai à tue-tête la Marseillaise. J’avais pris le soleil. Il me manquait quelques cheveux sur le crâne pour être beau. Un enfant voulait passer sous le ruban jaune attiré par le toboggan, ou, par une fleur tout simplement. « Au pied, Marius ! Combien de fois je t’ai expliqué que c’était interdit ! » le réprimandait son père, aussi triste que son enfant dans le fond de son cœur. C’est fou comme un simple ruban jaune pouvait, soudain, nous séparer de ce qui nous faisait respirer. Il me resterait les gaz d’échappement pour me consoler, arpenter les ruelles de Beautour, ce bourg que je visitai maintenant, relever le nom des rues, les apprendre par cœur, les rues.
Je notais ma seconde rue, « Rue du Port », quand mon regard, dans un coup d’éclat, rencontrait les yeux de Sévrine. Ah Sévrine… elle était là dans sa jolie robe bleue, Sévrine, son tablier blanc, son fichu sur la tête, Sévrine, ses boucles blondes à me regarder, Sévrine…. Enfin un regard… un doux regard, le regard de Sévrine, il était là, profond, son mystère aussi, Sévrine, debout à l’entrée du port, derrière les toilettes publiques bouchées, là, simplement, là, Sévrine, dessinée sur une pancarte en plexiglas. Je lisais : « Bonjour ! Je suis Sévrine. Sur mon bateau-lavoir, je manie le battoir. « Vlan ! », je tords le linge, « Tchiss ! » et je cause ! Du trousseau des demoiselles du bourg, des merveilles rapportées par les capitaines au long cours… Suivez-moi le long de ma belle Sèvre et je vous ferai un brin de causette ». Comme j’aurais aimé la suivre, Sévrine, comme j’aurais aimé qu’elle me fasse un brin de causette, Sévrine, qu’elle me parle des trousseaux et des capitaines, Sévrine, mais par là aussi, jusqu’au lavoir de Sévrine, il était interdit d’aller. Je regardais mes pieds, ma montre, mes pieds, ma montre, c’était l’heure, l’heure de m’en aller, de rentrer me confiner. Les trottoirs étaient étroits et la pente rude au pèlerin, au pèlerin qui devait rebrousser chemin, au pèlerin qui n’atteindrait pas son but ultime. Dans la montée, une scène m’amusa : un homme attaqué par son drone. J’échangeai quelques mots avec lui, masquant mon sourire, je poursuivais ma route, la route d’une France en marche.
Il était peut-être là mon chemin de pèlerin, au-dedans, au-dedans de mon cœur, peut-être. « On ne voit bien qu’avec le cœur ». Je me rassurais : Sévrine était confinée, elle aussi, dans son lavoir. On se retrouverait plus tard tous les deux. Je me rassurais encore : après avoir parlé aux oiseaux, après avoir dansé avec ses frères, François d’Assise avait fini ermite, blotti dans sa grotte à Greccio. On disait qu’il s’y était rapproché du ciel et chantait comme un oiseau.
Cet après-midi, j’avais pu voir mon Papa, enfermé dans sa chambre à l’Ehpad Beauséjour, et lui parler grâce à une gentille aide-soignante sur l’écran de mon Smartphone. La technologie du Smartphone et du WhatsApp avait prévue, un jour, qu’on serait confiné. La technologie était formidable. La technologie était l’avenir. Je finissais l’exercice 4 de mon bilan de compétences, il fallait dessiner une croix dans l’une des colonnes au sujet des conditions de travail imposées dans les usines : « Indispensable, à exclure, peu important, ne sais pas » . Je ne savais pas, les oiseaux, les voitures, Sévrine, les masques, la grotte, le lavoir, L’Humanité, indispensable, La Croix, à exclure, Libération, peu important, Le Monde, ne sais pas, je ne savais pas, je ne savais plus… Etre ou ne pas être… Marcher ou rester… con…finé.
Détour : (Le Petit Larousse de Poche) 1-Trajet sinueux. 2- Chemin plus long que la voie directe. Sans détour : franchement, simplement.
Détour : (Le Petit Rousse de Poche) : Errance de l’âme.
Sans détour, demain, je parlerais des vaches.
Thierry Rousse, Nantes, jeudi 16 avril 2020.
8ème récit, 32ème Jour de ConfiNez