D’où venait ce que je mangeais et ce que j’étais ?

 

Etais-je un « hors sujet » ? Traiter de la nourriture au moment où l’on annonçait une cinquième vague ? Enfin, ce qu’ « on » disait. Où était ma planche pour surfer sur la mort ? Les cas contacts semblaient proliférer ces derniers jours. La menace des corbeaux noirs, de nouveau, planait sur nos crânes. La faute était portée cette fois-ci sur les bras lisses des non-vaccinés comme un tatouage du Mal. Des inconscients, des vilains moutons rebelles du Pouvoir ! Des êtres immatures. De « bien nous nourrir pour être en bonne santé », « on » n’en parlait point aux Cours de César ni de Versailles. « On » orientait ses sujets sur les discours à la mode. Précieux ridicules. Où était le jardinier ?

Bien nous nourrir ? Sujet tabou ? Qu’un vague souvenir ? Peut-être, le temps, lorsque j’étais un enfant, où j’allais avec ma maman au marché, main dans la main, ou à la petite épicerie du coin ? Très vite, ils étaient arrivés pour nous séparer, les supermarchés où nous trouvions de tout. C’était super ! Nous avions la chance de posséder le plus grand « Carrefour » d’Europe près de Melun, à Villiers-en-Bière. Vie mise en bière. Un « Carrefour » tout flamboyant où nous nous rendions dès lors tous les samedi après-midi avec la belle Opel bleu que mes parents venaient d’acquérir grâce à leur travail. Délaissés le marché, main dans la main, et la petite épicerie du coin. Le chariot et le coffre se remplissaient à ras bord. Mon plaisir était de m’arrêter aux rayons des livres et des disques Vinyle tout en mangeant des Rocher Suchard dans les allées pour retrouver, déjà, si loin, ma maman. Quand nous passions à la caisse, la boîte de Rocher Suchard était vide. Au-moins, elle était réglée. J’étais honnête. Ma maman ne pouvait pas me reprocher mon honnêteté. Ce qu’elle me reprochait était de dépenser tout mon argent de poche à acheter des livres et des disques Vinyle. Adolescent, je faisais la collection des album des Beatles, de Bob Dylan, de Renaud et de Bernard Lavilliers que j’écoutais le soir après le repas en lisant Jean-Paul Sartre ou Albert Camus. Certes, je devais mon argent de poche à mes parents. Je leur devais des comptes sur le choix de mes passions. Mon papa soutenait ma passion pour le théâtre. Ma maman me disait que je ne ferais jamais rien de bon dans la vie, que je n’étais qu’un doux rêveur dépensant à tort mon argent, qu’aucune femme ne voudrait de moi.

A l’âge de dix-huit, je prenais mon avenir en main. Après avoir décroché mon baccalauréat, j’étudiais la philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne, tout en étant, du jeudi au dimanche, le veilleur de nuit d’un hôtel à Suresnes, puis l’agent de sécurité d’un laboratoire hautement sécurisé de l’Institut français des pétroles à Rueuil-Malmaison, puis l’agent de sécurité du siège social d’une banque à Evry, puis l’agent de sécurité d’une Tour à la Défense. Une Tour. Une défense. Des nuits blanches à écrire mes rêves. Je gagnais ma vie, mon argent de poche et ma liberté d’acheter ce que bon me semblait. Année 1990 : vint le temps du Service militaire. J’optais pour celui d’objecteur de conscience. Auprès une année à l’Armée du Salut auprès d’enfants en crèche dans un centre maternel de la Porte des Lilas, et une année au Secours Catholique de Melun auprès de personnes sans domicile, je parvenais à exercer un emploi qui me plaisait: éducateur spécialisé. J’emménageais dans mon premier appartement au milieu d’une cité, à Dammarie-Les-Lys, réputée pour ses rixes entre bandes rivales, ses voitures incendiées et son trafic de drogues. Feu d’artifices de joies, de larmes, et de vagues à l’âme. Cité dortoir de désespérances.

Les supermarchés s’étaient agrandis de galeries commerciales puis de zones commerciales. Les Super et les Hyper s’étaient multipliés de ronds points infinis. Les bocages avaient disparu. Tout horizon d’espoirs. Les villes nouvelles, champignons fades poussaient comme autant de poisons à retardement. J’avais le choix maintenant entre Carrefour, Auchan, Leclerc. J’alternais, tantôt l’un, tantôt l’autre. Je remplissais à ras bord mon caddy et le coffre de la belle voiture que je venais d’acheter à crédit. La vie était belle. J’étais un gros mangeur de viande, de charcuterie et de viennoiseries, et je buvais du coca-cola en regardant la télévision. Le petit écran me décevait jour après jour. Il me restait encore les livres et la musique pour m’évader. Vivre à travers les chansons ce que je ne désirais vivre, ce que je ne vivais pas. Je compensais dans la nourriture mes déceptions sentimentales. Je comblais ma solitude en dépensant tout ce que je pouvais dépenser. Faillite de mon âme. Perte de ma vie. Manger jusqu’à en avoir la « nausée ». La crise existentielle me guettait. A aucun instant, je ne m’étais posé la question de l’origine de ce que je mangeais, de ses bienfaits sur mon corps. A aucun instant, je n’avais songé aux animaux que je digérais ni aux kilomètres que parcouraient les produits que je consommais, ni aux hommes, ni aux femmes qui les produisaient, les transportaient, les vendaient. Des enfants, peut-être, aussi. Je m’interrogeais sur le sens de ma vie sans véritablement me poser la question de ce que je vivais. Je gagnais une majeure partie de ma vie à la perdre. Je travaillais pour gagner de l’argent que je dépensais. Mon esprit était piégé dans un cercle vicieux. Toujours la même rengaine. J’étais dépendant de cette société de consommation qui avait su, au fil du temps, me charmer et m’accrocher à ses griffes géantes.

Au coeur de ces vastes centres commerciaux, je trouvais mes Menus-plaisirs, restaurants, cinémas, brasseries. La vie était belle comme à la Cour, et, pourtant si vide, si pleine d’illusions.

Un billet de vingt euros perdu, envolé dans la cour d’une école. Feuille d’automne.

D’où venait ce que je mangeais ? D’où venait ce que j’étais ?

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 24 novembre 2021

« A la quête du bonheur »

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