Mercredi 29 avril 2020, Nantes, J-12.
Cette fois-ci, il pleuvait bien sur Nantes, une pluie fine, régulière, une pluie qui avait décidé de s’imposer pour la journée. Une pluie qui m’avait dit : « Reste ici ! ». Ici, cette fois-ci, il n’y avait plus de gaz dans ma bouteille, ma bouteille de Propane était bien vide, cette fois-ci, vide, ici. Elle avait duré, ma bouteille de Propane, courageuse, fière jusqu’à la dernière étincelle, ma bouteille. Cette fois-ci, ici, je comptais mes derniers billets, ici, les derniers, ici. Ils avaient bien duré, mes billets jusqu’à la fin avril, « ne te découvre pas d’un fil ». Un duo, le 29 et le 30 avril dont j’aurais pu bien me passer. Où était passée cette époque d’un mois d’avril à 28 jours ? Le temps avait décidé, définitivement, de se prélasser. « Reste ici, sous la couette blanche de ton ermitage ! ». Quel idiot avais-je été de me raser ? Vêtu d’une longue barbe blanche, j’aurais ressemblé à un sage pour observer la forme des nuages. J’aurais sorti mon petit doigt à la fenêtre. « Ho ! Hé ! » … D’où viendrait le vent qui chasserait la pluie ? De la terre ou de l’océan ? De l’est ou de l’ouest ? Du sud ou du nord ? Il n’y avait qu’un vaste nuage de coton blanc, aujourd’hui, qui couvrait le monde gris, aigri. J’étais à l’abri, au milieu, entre-deux, deux états d’âme, deux élans. Quitter mon ermitage, ou, m’y blottir jusqu’à la fin de la guerre ? D’un côté, une économie qui devait reprendre pour éviter la catastrophe financière. De l’autre côté, un virus invisible toujours présent qui se réjouirait de la reprise de la vie économique pour sauter de corps en corps, du marchand au client, se nourrir de leurs cellules pour exister et les unir. Qui avait pu inventer pareille bombe nucléaire, une guerre froide glaçant nos pensées ? Me battre ? Résister ? Fuir ? M’enfuir ? Aider ? Sauver ? Travailler ? Etre héros ? Lâche ? Criminel ou victime ? Entre-deux, j’étais ici, sous ma couette blanche, entre eux deux. Douze jours, et, puis après ? J’en étais rendu au soixante-troisième métier étudié : « … Cuisinier, Formateur-animateur, Jardinier, Guide-conférencier, Chargé de mission dans un espace naturel protégé, Chargé de mission en développement durable, Chargé de promotion touristique, Chef de projet, Enseignant-chercheur, Serveur de bar, Serveur en restauration, Visiteur médical, Technicien de l’intervention sociale et familiale, Sociologue, Porteur de repas auprès de personnes âgées ou handicapées, Professeur d’art dramatique, Metteur en scène du spectacle vivant ». Metteur en scène du spectacle vivant ?… Était-il encore vivant, le spectacle ? J’improvisais, entre deux hésitations, sa mise en scène tragique…
« Un espace vide. Dans cet espace, un entre-deux et un cercle. Un comédien ou une comédienne. Au milieu, ici, dans le cercle. Je te dis : cour ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Cuisinier ! Oui, le cuisinier ! Ce qui te passe par la tête ! La carotte ! Oui, bien, la carotte ! Coupe-la moi en petits morceaux, la caroote ! C’est ça ! Reviens ! Dans le cercle ! Je te dis : jardin ! Sors de ton cercle et cours à jardin ! Joue-moi le Formateur-animateur ! C’est ça, oui ! Le vidéo projecteur ! C’est ça ! Joue-moi le vidéo projecteur ! C’est bon ! Rentre dans ton cercle ! Jardin ! Sors ! Cours ! Joue-moi le sociologue ! C’est ça, compte les morts ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Non, Cour !!! Cours ! Joue-moi le Porteur de repas pour personnes âgées ! Il n’y en a plus ? Comment ça, il n’y en a plus ? Rentre dans ton cercle ! Sors de ton cercle ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Jardinier ! Oui, c’est ça, coupe-moi ces putains de pâquerettes avec ta tondeuse ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Sors de ton cercle ! Joue-moi le Comédien ! Le mort, si tu préfères ! C’est bon, lève-toi, rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de mission dans un espace naturel protégé ! Quoi ? Il n’y a plus d’espace naturel protégé ? Le virus est partout ? Rentre dans ton cercle ! Cours ! Sors ! Cour ! Joue-moi le Chargé de mission de développement durable ? C’est ça ! Oui, tout se ramollit ! Joue-moi tout ce qui se ramollit ! Non, pas ça ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Jardin ! Joue-moi le Chargé de promotion touristique ! Oui ! Oui ! Oui ! La forêt des Pangolins, là où tout a commencé ! C’est ça, joue-moi le pangolin ! Rentre dans ton cercle ! Sors ! Cours à cour ! Joue-moi le Chef de projet ! Tu n’as pas de projet ? Joue-moi le Chef de projet qui n’a pas de projet ! C’est ça, continue, approfondis ! Approfondis le néant ! Sois Shakespeare ! Oui, sois Shakespeare ! To Be or not to Be ! Rentre dans ton cercle ! Sors à jardin ! Joue-moi l’Enseignant-chercheur ! Oui ! Cherche l’invisible ! Cherche-moi l’invisible ! Tu y es, je le vois l’invisible ! Rentre dans ton cercle ! Cour, cours ! Joue-moi le Visiteur médical ! Non, non et non ! Tu es à côté, tu es à côté, tu es à jardin, pas à cour ! Cours à Cour ! Rentre dans ton cercle et cours à cour, joue-le moi, bon dieu, ce Visiteur médical ! Le Visiteur médical, je t’explique, il ne rend pas visite aux malades, le Visiteur médical, non, il vend des médicaments aux médecins, le Visiteur médical ! Vends-moi des médicaments ! C’est ça, vends-moi ces enculés de médocs qui vont me faire crever, vends-les moi, j’te dis, sors tes trippes, vends-moi, c’est ça, ça vient, enfonce-le moi bien profond cet enculé de médoc ! Rentre dans ton cercle ! Cours ! Jardin ! Jardin ! Pas cour ! La cour, on s’en fout ! Joue-moi le Professeur d’art dramatique hystérique ! C’est ça ! Hystérique ! Pense à Pétula, à Pétula, bon dieu ! Tire-lui les cheveux ! La tignasse ! Traîne-la ! Piétine-la ! Apprends-lui les alexandrins, ou, apprends-lui « L’illusion comique » ! Rentre dans ton cercle ! Cour ! Cours ! Joue-moi le Serveur de bar ! C’est ça ! Les verres qui tremblent ! Le plateau qui chavire ! On y est ! Joue-moi la tragédie ! La sueur ! Le sang ! Oui, taille-toi les veines avec ce bout de verre ! Finissons-en du monde ! Rentre dans ton cercle, rentre, rampe, comme tu veux, coule dans ton bain de sang jusqu’au rond de lumière, jusqu’au rond, jusqu’au centre ! Rentre ! Sors ! Comme tu veux ! Par la porte invisible ! Sors ! Un jardin ! Des oiseaux ! Une muse ! Joue-moi la muse ! Ce n’est pas un métier ? On s’en fout ! Le monde chavire, il n’y a plus de métier ! Joue-moi le Serveur en restauration ! Oui ! Oui ! Tu as compris ! On y est ! De la viande saignante ! Crue, c’est ça, qu’il lui sert, de la viande crue ! Et elle adore ! Rentre ! Dans ton cercle ! Sors ! Cours ! Cour ! Joue-moi le Cuisinier ! Allez, joue-moi le Cuisinier ! Je t’en prie, joue-moi le Cuisinier ! Je te le demande, à genoux ! Laisse-moi Artaud dans son frigo ! Joue-moi du Claudel ! Oui, joue-moi du Claudel ! Cuisine-moi le meilleur plat du monde ! Je te le demande ! Joue-moi, joue-moi… une sonate… une sonate… Joue-moi quelques notes, quelques notes… Scarlatti ! Rentre ton cercle, une note, joue-moi, une note, une note de Scarlatti, rien qu’une note… Regarde-moi, souris-moi, juste, souris-moi, dis-moi que nous sommes vivants, bien vivants, et que nous voguons entre deux illusions, dis-le moi, juste, une dernière fois, que tout ça n’était que du théâtre, que du théâtre… ».
Entre-deux (Le Petit Larousse de Poche) : 1- Partie située au milieu de deux choses ; état intermédiaire entre deux extrêmes. 2 – Au basket-ball, jet du ballon par l’arbitre entre deux joueurs, pour la reprise du jeu.
Entre-deux (Le Petit Rousse de Poche) : Cour et Jardin.
Un rond de lumière.
Thierry Rousse, Nantes, mercredi 29 avril 2020.
21ème récit, J- 12 de ConfiNez