La mesure était tombée : « A minuit, fermeture de tous les cafés, restaurants et théâtres de moins de 50 personnes ».
Tous les rideaux, toutes les fenêtres, toutes les portes se fermaient, en même temps, à minuit. Les rues se vidaient, l’espace de liberté se réduisait, c’était pour notre bien. « Votre bien ! » disait le Gouvernement en s’appuyant sur les avis des experts. Afin de réduire la propagation du Covid-19, il fallait éviter les contacts, les limiter à ce qui était nécessaire pour la vie de la Nation. Les cafés, les restaurants, les théâtres, ces lieux de convivialité, d’échanges, de plaisir, de culture étaient devenus des lieux dangereux, des lieux où le virus pouvait se propager à toute vitesse. Un postillon en parlant, un éternuement, une main posée sur une table, une poignée de porte, un verre, un comptoir, un robinet… et hop, le Covid-19 en profitait pour agrandir son territoire et passer de corps en corps pour vivre et se multiplier encore et encore… Le Covid-19, c’est ainsi que les scientifiques nommaient ce virus. Covid-19 portait aussi le nom de « coronavirus », un nom plus exotique, certains s’en amusaient au début: « Deux Coronas achetées, une Mort Subite offerte ! ». Les amateurs de bière, seuls, comprenaient cet humour. Je riais, je riais jaune. Le rire était ma muraille de Chine. « Ça ne touche que les personnes de santé fragile, les sexagénaires, c’est triste pour eux … », on se rassurait comme on pouvait, jusqu’à ce qu’on apprenne que ça pouvait toucher des personnes plus jeunes, en bonne santé, il n’y avait pas de règle. On pouvait héberger le coronavirus dans notre corps, n’éprouver aucun symptôme, et contaminer les autres. Etrange arme. Un coup des chinois pour devenir les maîtres du monde ? Ah, ces Chinois, ils sont formidables… « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera »… Le Tibet ne leur avait donc pas suffi ?
Je m’informais sur les réseaux sociaux. Je découvrais que je pouvais accéder à BFMTV en direct sur mon Smartphone. Heure par heure, je suivais la propagation du Coronavirus, euh… du Covid-19, soyons sérieux. J’écoutais tout ce qu’on pouvait dire à son sujet, sur sa provenance. Aucune frontière ne pouvait l’arrêter que celle de garder nos distances, un mètre, un mètre entre toi et moi, j’étais seul, comment faire ? Je gardais dès lors ma distance avec moi-même, un mètre entre moi et mon clown, désolé ToTTi… ToTTi, c’était le nom de mon clown. Son nez était bien rangé dans son joli coffret en bois, confiné au milieu de la table. Rien à craindre ToTTi, je ne te contaminerai pas. Je me sentais fiévreux cette nuit du samedi 14 mars 2020. Le lendemain, c’était le jour des élections municipales. Irai-je voter ? Prendrai-je le risque de contaminer les autres ou d’être contaminé par les autres en déposant dans cette urne mon bulletin de vote ? Le Gouvernement n’avait pas jugé utile de reporter les élections. J’irai voter en prenant toutes les précautions nécessaires, me laver les mains, ne toucher à rien, surtout pas la poignée, ouf, la porte était ouverte, me relaver les mains, garder mes distances, un mètre, ne toucher à rien, presque rien, prendre mon stylo, signer, prendre mon bulletin, le glisser dans l’enveloppe, glisser l’enveloppe dans l’urne, signer, vite, aller me relaver les mains ! « Hé, Monsieur, pourriez-vous nous aider ce soir pour le dépouillement ? » me demandait une gentille dame avant que je ne me précipite au lavabo. « J’aurais bien aimé, désolé Madame, j’ai peur… Vous êtes courageuse, vous, vous savez… » lui répondais-je. Je quittais enfin cette urne. Je me relavais et relavais les mains. Avais-je bien voté ? Quelle drôle d’idée, tout de même, de ne pas avoir reporté ces élections…
Le Covid-19, sous son nom froid, mathématique, faisait effectivement plus peur que son nom exotique, « coronavirus ». La peur avait fini par s’introduire en mon corps. La menace était là. Je comptais les jours. Quatorze jours, c’était le temps d’incubation du virus. Le temps qu’il pouvait mettre avant de se déclarer. D’abord, on va bien, on croit qu’on va bien, on rit, on chante insouciant sous le ciel bleu. Les oiseaux chantent. Puis on se sent fiévreux … fatigué… On se met à tousser… A tousser… Et là, tout peut s’emballer, en 48 heures, c’est dans ces 48 heures seulement qu’on peut appeler le numéro d’urgence, là, qu’on peut enfin rencontrer le médecin, là, quand on commence à ne plus pouvoir respirer, là, il faut alors aller très vite, là, avant d’étouffer, là. Le Covid-19 est là, là, et seulement là, on le sait maintenant, on est atteint du Covid-19, il s’est déclaré dans sa toute majesté, c’est la forme la plus sévère du Covid-19, on sera pris en charge, enfin, dans un couloir spécial, à part, loin des autres, rassurez-vous, on sera loin, très loin de vous. Je n’en étais pas là, qu’à un état fébrile, une sensation de fatigue, et toutes ces interrogations, ces souvenirs, le jeune homme qui toussait fort dans le train derrière moi ce vendredi 16 mars 2020 en revenant de La Roche-Sur-Yon…
J’en étais à songer à ma pneumonie, il y a quelques années, j’ai oublié cette année. Une terrible fièvre, jour et nuit, et des maux de tête qui ne me quittaient plus. J’avais vu le médecin, une première fois, qui m’envoyait aux Urgences : « Une grippe, c’est une grippe, il faut vous soigner et rester au chaud chez vous » me dit l’urgentiste. Je rentrais chez moi, seul. Au chaud, j’y étais, dans mon lit, incapable de me lever, terrassé par une terrible fièvre, des maux de tête tonitruants, une toux qui s’amplifiait et l’air qui commençait à me manquer. J’étouffais, j’appelais ma collègue, les Pompiers me conduisaient aux Urgences. « Il y a bien une tâche aux poumons », la radio est formelle, « ce n’est pas une grippe… ». Je fus mis sous oxygène, masque, perfusions… Il m’a fallu plusieurs jours pour m’en sortir. Le médecin ne savait pas de quel virus il s’agissait, « il y en a beaucoup, vous savez, des virus, on ne les connait pas tous ». Je n’ai jamais su son nom… au virus.
Lundi 23 mars 2020 : le confinement général est officiellement annoncé. Nous allons officiellement restés au chaud, du-moins certains, ceux qui ne sont pas utiles à la vie de la Nation, les autres sont au front, la Nation a besoin d’eux. « Restez chez vous, restez chez vous ! Non ! Pas vous ! Vous, vous allez au front ! Les autres, eux, ils restent chez eux et vous sont utiles en restant chez eux. Les autres, ce sont les dernières lignes. Vous, vous êtes les premières lignes, vous, les deuxièmes, vous, les troisièmes. Je me sens rassuré… Je suis dans les dernières lignes mais les dernières utiles sont utiles aussi, indispensables pour les premières lignes. Je suis une dernière ligne indispensable à la première ligne. Je rallume mon Smartphone : « Restez chez vous ! Restez chez vous ! ». Ne criez pas si fort ! Je suis chez moi, et mon nez est confiné. Je prends mon agenda et je raye un à un tous mes prochains rendez-prévus : Apéro-concert à La Bouche d’Air, Abel Chéret, annulé. Répétition à La Goutte de Lait, Le K Barré des Klowns, annulé. Second tour des élections municipales, annulé. Animation de l’Atelier-théâtre à Saint-Nazaire, annulé. Répétition à Campbon, Mon Pot’agé, annulée. Spectacle au TNT, « Aigre-douce » par la Compagnie du Rivage, annulé. Spectacle au Théâtre de la Ruche, « Le début de l’A. » par la Compagnie O, annulé. Rencontre au Coop’Arts de Savenay, annulée. Animation du stage clown à Campbon, annulé. Formation « Rédiger son rapport d’activités », annulée. Rendez-vous, Bilan de compétences, annulé. Résidence de création au Centre culturel d’Horizinc à Bouvron, « La ferme des animaux » de George Orwell, annulée. Tout ce qui n’est pas utile la vie de la Nation, annulé, annulé, annulé !
Je regarde tous ces rendez-vous annulés, rayés d’une croix. Je respire. Je regarde les pages blanches et nulles. Je respire. Je me sens soudain si léger, libre comme une bulle d’air, plus rien à faire que respirer. Je pose sur le plancher de ma mezzanine mon agenda. Je respire. Je m’allonge. Je respire. Je regarde le plafond. Je respire. Je me sens soudain si seul. Je respire. Plus rien à faire que respirer. Je me sens fiévreux. J’attends. Quatorze jours. Plus que treize jours à attendre… Je raye la première journée. Je regarde cette croix. Je respire !
Symptomatique (Le Petit Larousse de Poche » : 1 – Qui est le symptôme d’une maladie. 2 – Qui révèle un certain état des choses, un état d’esprit particulier.
Mardi 17 mars 2020, 8 heures, je respire.
Thierry Rousse, Nantes, le 10 avril 2020.