Dimanche 26 avril 2020, Nantes, J-15.
Ce dimanche, J-15, je me déconnectais pour un temps de l’actualité, de ses chiffres et réseaux sociaux qui multipliaient leurs défis, m’octroyant une journée de relâche. J’avais décidé, en cette parenthèse dominicale, de me rendre au-delà du port de la Morinière, jusqu’aux prairies verdoyantes. Je n’étais pas le seul, une famille me devançait. Ce chemin était-il autorisé ? Aucune pancarte ne semblait en interdire l’accès. Le soleil cognait généreusement. J’étais sur l’autre rive, longeant la Sèvre. La rive sauvage et humide. J’ignorais où ce parcours me mènerait. Mille pas à travers le ciel. Je me retrouvais à un carrefour : à gauche, la forêt équatoriale, à droite, la famille qui me devançait et venait de s’arrêter devant un enclos. Qu’observaient-ils ? Je ne voyais rien. J’attendais qu’ils poursuivent leur parcours pour m’approcher doucement de l’enclos secret. Je respectais sagement la distance imposée. Un bois sombre, rien qu’un bois sombre, soudain, je le vis. Un âne. L’âne au fond du bois. J’espérais un regard. Viendrait-il, l’âne, l’âne du fond du bois ? Je n’avais point en mes poches de carotte pour l’attirer, qu’un Smartphone apprivoisé. Je ne connaissais guère le langage des ânes. Je patientais religieusement derrière l’enclos. L’âne se retourna et sans hésiter se dirigeait d’un trot assuré vers moi, traçant une belle ligne droite. L’âne semblait ignorait la distance imposée. Il était à un bras de mon corps, je le caressais. Je me sentais en paix, en paix avec cet âne, à l’orée de son bois. Une rencontre inattendue en cette pause dominicale où je me demandais ce que je pourrais bien écrire à ma famille et mes amis ce soir. Ma tête était vide, je l’avais posée dans l’herbe humide, le temps d’un échange fort instructif entre cet âne et mon esprit. Après ce dialogue sentimental, l’âne repartit au fond de son bois, et moi, vers ma tribu civilisée, le port de la Morinière, le pont de Sèvre, les ronds-points, les trottoirs, les passages piétons, les stops, les sens interdits… Les rues, dans ce monde, appartenaient aux automobilistes..
Ce dimanche après-midi, je savourais le temps qui s’étirait, un temps à l’infini, un soleil qui avait décidé de briller et nous appelait à une autre vie. Je téléphonais à mon Papa. Je finissais de lire « Petit éloge de la douceur » de Stéphane Audeguy. Je m’attendais à des mots doux. Je découvrais, page après page, des réflexions érudites, incompréhensibles à mon esprit, une succession de mots égrenés de A à Z, de l’« Age des bonbons » à « Wall (Jeff) » , qui me laissaient avide de simplicité. Je songeais à cet âne et recherchais parmi tous mes petits carnets ces notes griffonnées d’un merveilleux livre que j’avais lu, il y a un an : « Le rythme de l’âne » de Mélanie Delloye.
« Avec un tel animal, on ne vise pas l’exploit, du moins pas le record de vitesse »*
L’âne allait tranquillement mais sûrement jusqu’au bout de son chemin. Endurant, il passait partout, là où les voitures, les charrettes ne pouvaient point passer. Fort, il portait jusqu’au tiers de son poids. Il s’accommodait de ce qu’il trouvait au passage, herbes, feuilles d’arbres, chardons… Sous un soleil de plomb, dans les champs, il tirait l’araire du pauvre paysan. En toute circonstance, l’âne prenait le temps d’observer avant d’agir. Il n’était pas du genre à s’agiter bêtement et à obéir à des ordres stupides. Il savait choisir la bonne direction, peu importe si l’itinéraire était plus long. L’âne économisait ses forces. De ses larges oreilles, il savait écouter le monde, lui parler et l’aimer. L’âne ne jugeait point. Il connaissait notre humeur et devinait nos attentes. Une oreille pointée, l’autre basse, il s’étonnait. Toute sa présence était langage.
« Marcher avec un âne, pour un jour, pour un an, retrouver à ses côtés le paradis perdu comme un voyage en enfance… »*
Cet âne rencontré donnait le rythme à mon dimanche, et, peut-être bien plus, un sens à ma vie… Je me souvenais de cette expérience professionnelle, il y a six ans. Je travaillais auprès de personnes polyhandicapées dans un foyer médicalisé. Chaque journée était rythmée par des scores. « -Combien as-tu fait de toilettes ce matin ? – Moi, 7 – Et toi ? – 9. – Moi, j’en ai fait 12 et j’ai fini 12 minutes avant vous », c’était ce genre de discussions que j’entendais chaque jour. Au milieu de cette équipe de sportifs de haut niveau, je portais le bonnet d’âne. « 4 ou 5 toilettes », je prenais le temps de parler, regarder chaque personne. Ce n’était pas, apparemment, ce qu’on me demandait, du moins, ce n’était pas la priorité. C’était quoi la priorité ? « Le jour d’après ne serait pas comme le jour d’avant ». Sans doute, il faudrait travailler encore plus vite pour rattraper le retard d’une économie au ralenti. Je n’avais rien compris au monde du Grand Chef et j’étais fier de porter le bonnet d’âne. De l’âne paisible et des Hommes pressés, où se situait l’humanité ?
Ane (Le Petit Larousse de Poche) : 1-Mammifère de la famille des équidés, plus petit que le cheval et à longues oreilles. 2- Homme ignorant, entêté.
Ane (Le Petit Rousse de Poche) : Eternel philosophe.
« Le jour d’après » serait celui qu’on vivrait, sur les pas de notre Ami l’âne, notre ultime guide vers la douceur de vivre…
Thierry Rousse, Nantes, Dimanche 26 avril 2020.
18ème récit, J- 15 de ConfiNez
*« Le rythme de l’âne » de Mélanie Delloye, Editeur Transboréal, collection « petite philosophie du voyage »