Qu’est-ce qui avait changé
depuis le mardi vingt cinq janvier
deux mille vingt deux
à dix-huit heures quarante cinq minutes
exactement
dans le cours de ma vie ?
Tout, ou, peut-être, rien ?
Un simple QR code m’avait été remis par ma docteure
après que je fus déclaré
suite à un auto-test certifié par elle-même
dans son cabinet médical
» Positif au Covid « .
La détention de cette bonne image pixellisée
m’ouvrait les portes d’un monde
que je ne pouvais plus franchir depuis quelques temps.
Avec cet étrange QR code
je pouvais dès lors goûter aux plaisirs
qui m’avaient été soudainement défendus.
Plaisirs qui m’avaient été soudainement défendus
tout simplement parce que je n’avais pas voulu
dans mes veines accueillir trois doses d’une formule inconnue.
Plaisirs qui m’avaient été soudainement défendus
tout simplement parce que je croyais encore en mon corps
en mon corps suffisamment fort pour se défendre
ou suffisamment lui-même
pour vivre en harmonie avec la Terre et mes semblables.
Equipé de mon QR code
je retrouvais la société.
Je pouvais accéder au cinéma
aller à un concert
entrer dans un café
une Brasserie
savourer les joies simples de la vie
accompagner ma solitude de tous ces plaisirs.
Il me suffisait de présenter mon QR code
à mes semblables
ici et là
à chaque fois qu’ils me le réclamaient.
Le jeu était simple.
Simple et stupide.
Le jeu était absurde et cruel.
Un jeu, rien qu’un jeu
le jeu des portes.
Mes semblables me contrôlaient à chaque porte.
A chaque porte, j’étais, à présent, en règle.
Je pouvais exister dans la société
habité de tous mes désirs.
Je me jetais comme un chien affamé
dans les bras de la billetterie de la Fnac.
Ses portes s’ouvraient en grand sur mon argent.
Hubert Félix Thiéfaine affichait complet
à l’Auditorium de la Cité des Congrès de Nantes.
Je me rattrapais sur Bernard Lavilliers
un vendredi premier avril
au Zénith de Saint-Herblain.
La vie paraissait belle, si belle, dans ce jeu absurde.
Un QR code, une place de concert et le sentiment d’être heureux.
Je quittais la Fnac pour rejoindre, d’un pas alerte, le cinéma Katorza.
Je marchais, en règle, dans les rues de ma ville, le sourire béat.
Nantes, ville occupée.
Toujours, comme un chien affamé
je me jetais sur le premier film.
« Une jeune fille qui va bien ».
Je poussais la porte du cinéma Katorza.
Il y avait longtemps, que je n’avais pas franchi la porte du cinéma Katorza.
Aucun QR code ne m’était demandé à la caisse.
Des gens intelligents, je me disais, après tout.
Je pouvais accéder librement à ce cinéma.
Le monde normal existait-il donc encore ?
Quand,
juste avant de me diriger vers la salle Une
équipé de mon billet de cinéma
« la jeune fille qui va bien » ( 1 )
je fus arrêté par un jeune homme.
Le jeune homme du cinéma Katorza me contrôla.
Je présentais fièrement mon QR code, béat.
J’étais en règle.
Je pouvais pousser dignement l’autre porte
la porte du premier étage
cette porte qui me donnait accès à la salle Une.
Je m’installais tout au fond d’un confortable fauteuil rouge.
Je me sentais bien, ou, presque bien, en ce mercredi neuf février
cinquième jour de mes vacances.
Je pouvais enfin regarder un film dans un cinéma.
Le cinéma Katorza.
« Une jeune fille qui va bien ».
Irène était heureuse
Irène était amoureuse
amoureuse de la vie, du théâtre et des garçons
de ce garçon, plus précisément
peut-être plus beau que l’autre
peut-être plus fort que l’autre.
Toute la vie était pour elle, pour eux deux.
Des Juifs Polonais venaient d’être arrêtés à Paris.
« Nous, nous sommes des Juifs français, nous n’avons rien à craindre. »
Son père la rassurait.
Il suffisait de présenter dès lors une carte d’identité avec la mention « Juif ».
» Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »
Les Juifs ne pouvaient plus à présent fréquenter les Conservatoires de théâtre.
Son père s’arrangeait auprès d’un ami afin que sa fille fût déclarée « demie juive ».
Irène aimait le théâtre
Irène aimait la vie
Irène aimait rire
Irène aimait embrasser avec tendresse le garçon qu’elle aimait.
Les Juifs, à présent, devaient remettre aux autorités françaises leurs transistors.
» Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »
Les Juifs, à présent, devaient emprunter les escaliers de service.
» Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »
Les Juifs, à présent, devaient coudre sur leur veste une étoile jaune.
» Juste ça, et on nous laisserait tranquilles. »
Irène était tranquille.
Sur sa veste, elle avait cousu une belle étoile jaune
son étoile jaune.
Irène poussait la porte de la Brasserie.
Irène y retrouvait ses amis.
Irène dansait
Irène riait.
Irène était amoureuse
Irène était heureuse.
Irène
et toute la vie était devant elle
Irène
et toute la vie était devant tous les deux
heureux, ces deux amoureux de la vie.
Irène attendait, tout comme ses amis, les résultats de son audition au Conservatoire.
Son étoile jaune brillait de son sourire
de sa passion
de son amour
de sa joie
de son espérance.
Les larmes coulaient, soudain, sur les joues de sa partenaire de théâtre.
Elle, juste en face d’Irène, à cette table, au fond de cette Brasserie, à Paris.
Derrière Irène,
derrière le sourire d’Irène
derrière la passion d’Irène
derrière l’amour d’Irène
derrière la joie d’Irène
un homme au ciré noir
prévenu par une serveuse
avait poussé, à l’instant, la porte de la Brasserie.
Il était, là, là, à présent, derrière Irène
et Irène, ivre de vie
Irène parmi ses amis
Irène, ivre de bonheur
Irène, ivre d’espérance
n’en savait rien.
Irène ne savait rien de la cruauté de ces lois
des bouches qui se taisaient
des yeux qui regardaient ailleurs
comme si tout était normal ici.
Quelles portes parleraient ?
Quelles portes s’ouvriraient et se fermeraient
bousculant les êtres qui voulaient les posséder ?
Quelles portes rendraient à chaque coeur sa liberté ?
Je regardais cette fil de gens s’apprêtant à pousser la porte de l’Auditorium de la Cité des Congrès.
J’espérais trouver une place parmi eux.
En vain.
Je n’espérais plus.
Les gens écouteraient des chansons de liberté, et puis…
Liberté sous condition.
« Juste ça, et on nous laisserait tranquilles . . . «
Tout, ou presque tout, à présent, sonnait faux.
J’avais perdu trop de temps entre ces portes silencieuses.
Je courais vers Irène, ouvrant la dernière porte qu’il me restait à franchir
La porte du coeur, la porte qui va bien . . .
Thierry Rousse
Nantes, jeudi 10 février 2022
« A la bonne heure »
( 1 ) « Une jeune fille qui va bien » film de Sandrine Kiberlain avec Rebecca Marder