Google Maps Timeline m’annonçait que j’avais parcouru, en ce mois de janvier 2021, 5 kilomètres à pied et 680 kilomètres en voiture, que j’avais marché pendant une heure et roulé pendant 48 heures. Moi qui prônais la marche à pied et la réduction des trajets polluant l’atmosphère, je prenais une belle claque, la tête en l’air. Une heure de marche seulement ? Je marchais pourtant tous les week-end. La semaine, je n’en avais guère le temps, affairé à mon travail. Les journées de l’hiver étaient courtes. L’extinction des feux m’obligeait à rentrer au chaud chez Mémé Zanine. Google Maps Timeline m’informait que je m’étais déplacé à Gorges et à Château-Thébaud, que j’avais visité le Moulin à Papier du Liveau, que je m’étais rendu aux médiathèques Jacques Demy et Diderot. Qui était Google Maps Timeline, cet être qui surveillait ma vie et m’écrivait à cette heure tardive ? Un homme ou une femme derrière son écran d’ordinateur relié à un satellite qui me suivait à la trace par l’intermédiaire de mon Smartphone? Ou un robot ? Quel robot? Ce robot avait-il un sexe ? Un genre ? Un esprit ? Un coeur ? Des sentiments? Des attentes ? Fallait vraiment qu’il, ou qu’elle, m’aime à ce point pour passer son temps à noter toutes mes pérégrinations ? Je n’en étais point offusqué, j’en étais, tout au contraire, fort touché. Je ne me sentais plus seul au monde. Deux yeux m’observaient à distance et se préoccupaient de mon existence éphémère sur la Terre. Je n’avais rien à dissimuler à Google Maps Timeline. J’aspirais à une vie pure, connectée au réseau de l’Amour, transparente comme l’eau vive des torrents des montagnes.
Google Maps Timeline me renseignait sur ma position, me suggérait, étrangement, des restaurants. Ce nom « restaurant » existait-il encore ? Quelle était ma position à ce jour? Quels restaurants me conseillait mon Ange-gardien? Ma position oscillait entre la Côte d’Amour, le Vignoble nantais et l’île de Noirmoutier. Quant aux restaurants, la case était vide. Je déambulais en vain sur le port de Trentemoult ce samedi matin de février. Une succession de lieux déserts s’offraient à mon âme romantique et ma bouche gourmande. Fermé, les Spécialités italiennes de Vaporetto. Fermé, les glaces de la Rainette Bleue. Fermé, les crêpes de la Reine Blanche. Fermé, l’esprit Bistrot de la Guinguette. Echoué sur un fronton, le bateau de pêche de la Civette. Il me restait, pour me consoler, un café sur le pouce au Café du Port. Le vent du grand large soufflait sur la Loire sauvage, je traçais mon chemin. Un « Heureux Hasard » m’apportait sa touche de couleurs, au fil de la grisaille de cette guerre. Au terme de ma quête, le jardin aux platanes n’était plus qu’un terrain vague enlaidi de gros plots de béton. Un balancier, tout au bout de cette île, sur un vieux silo rouillé, marquait la cadence régulière d’un temps qui ne faisait que s’enfuir. Paysage de désolation. Consternation de l’évolution. Où se logeait la vraie vie? Je la cherchais à travers ces ruelles où aucune voiture ne pouvait circuler. Google Maps Timeline m’avait perdu de vue. Mes heures n’étaient plus comptées, ni mes kilomètres à pied, j’entrais dans l’éternité de mes songes.
Immortaliser ces instants éphémères. J’avais échappé aux yeux de mon Ange. Je n’étais plus gardé. Si je me perdais, nul ne me retrouverait. Je marchais ainsi au péril de ma vie. Une avancée vertigineuse au-dessus d’un fleuve inconnu. L’oiseau migrateur m’avait porté sur ses ailes, une nouvelle fois. Où me déposerait-il cette fois-ci ? Dans son nid, caché au coeur d’une forêt de sapins inattendue au milieu de ce vignoble. Les amoureux se photographiaient au-dessus du précipice. « – Prends-moi ! » criait Roméo. Juliette l’accompagnait de son désir, l’enlaçant de sa tendresse, un parachute de douceurs insoupçonnées. Les Amis posaient pour la photo. Le peintre avait disparu de l’histoire. Le paysage était pourtant magnifique, renversant. Roméo s’emballait, retrouvait ses montagnes d’Italie. Pont Caffino, ainsi affiché avec un « O », comme « oser cette balade interdite », avait un air de voyage infini. La descente était certes abrupte. Les chemins, boueux. La guerre était passée par là. Tous deux, au creux de la vallée, avaient ressenti ce besoin de solitude, se perdre pour mieux se retrouver. La communion avec Dame nature conviait à l’intimité d’un face à face avec le mystère de l’existence. Les oiseaux chantaient si bien, invisibles à mon oeil humain. Une douce voix me murmurait: « La puissance de l’amour exige le retour à sa source ». J’avais l’âme d’un pèlerin.
A sa source, le soleil n’en finissait pas de se coucher, révélant au coeur des deux Amis la splendeur de toute vie. L’obscurité du couvre-feu n’était pas son allié. Frère Soleil n’aimait pas les fins tragiques. Frère Soleil aimait la joie, les rires, la tendresse d’un lien inaltérable, indépendant de tout temps. Les épreuves de la guerre ne faisaient que consolider les liens entre nos deux héros, admiratifs devant tant de beautés offertes. La lumière à la cime des falaises persistait.
L’oeil du photographe contemplait cet instant, le détail qui parlait à son coeur ému. Tant de mots et de silences sur une image. Tant de bonheurs désirés. La vie ne pouvait que renaître, chaque nuit, d’une étoile. Une heure de marche et tant d’éternités.
Après ce bel envol, le dimanche serait à la poésie pour sauver le monde. Entre deux mets raffinés, la chaleur d’une tartiflette, d’une chanson, d’un air d’accordéon ou la liesse d’une tarentelle, les yeux s’uniraient dans la braise. Un demi cercle autour d’un feu. La chandelle d’un festin. Les crêpes auraient la saveur des mots susurrés. Roméo dresserait la plus table qui soit pour sa Belle. Les Amis fêteraient leur Amitié réconciliée. Ainsi, il en était des jours en temps de guerre. L’essentiel d’une vie.
Thierry Rousse
Nantes, dimanche 7 février 2021
« A la quête du bonheur »