Le théâtre d’après

 

Les chiffres le disaient et il n’y avait plus rien à dire.

« Tout débat était aboli ». (1)

Lit de silence.

Anse du vide.

Vague souvenir d’une ferme à l’idéal dévié.

Panier d’oeufs écrasés.

Une voix unique régnait sur les sièges de velours des gradins du château du Roi Soleil.

Sable pyramidal.

Egrainé au-dessus de ma tête en l’air de rien.

Tout drapeau d’opposition s’était rallié à la grande cause du Grand Chef Haut protecteur de nos peaux rouges.

Les chiffres étaient diffusés chaque matin sur France Culture à l’heure de ma douche froide.

Huit morts sur dix de la Covid n’étaient pas vaccinés.

Qui pouvait me prouver que ces chiffres correspondaient à la réalité ?

Qui pouvait me certifier que ces personnes hélas disparues ne souffraient pas d’une autre maladie mortelle ?

Qui ?

Qui était encore en accord avec lui-même ?

Qui osait encore parler, douter, chercher, questionner, s’interroger ?

Où était le réel ? Où était l’illusion ? Jeux de miroirs? Jeux de tromperies ?

Une voix enregistrée, payée pour dire ce qu’elle devait dire. Un texte appris par coeur et si joliment interprété. Une comédienne talentueuse et malheureuse. Un art vivant sous la botte de notre Roi. Un théâtre entre cour et jardin diffusé sous très haute sécurité.

La Cour communiquait sur ce qu’elle avait envie de communiquer et se gardait bien de parler des chiffres qui la dérangeaient. La liste pouvait être trop longue, trop coûteuse, trop dangereuse pour sa couronne. Le nombre de lits à l’hôpital. La hausse des températures. Les dépenses superflues. L’écart inadmissible des revenus. Le nombre de forêts dévastées. Tous ces animaux tués dans d’atroces souffrances. Tous ces animaux qu’on venait déloger de leur habitat naturel. Toutes ces maladies provoquées par la folie de certains êtres cupides ne jurant que par une croissance sans limites…

Le projet de loi serait voté. Il passerait à la majorité. Les dés étaient déjà joués puisqu’il n’y avait plus aucune opposition parmi les sièges du Château.

Des dés truqués.

Des chaises trouées.

Députés dépités endormis.

Plans de carrières.

Sièges déserts de voix qui s’étaient tues à petits feux.

Le pass partout serait reconduit jusqu’à l’été prochain.

Je ou moi ?

Sans siège, sans pass partout, debout entre cour et jardin.

L’accès m’était interdit dans les théâtres, les musées, les cafés, les restaurants, et il m’était permis de voir mon père dans sa chambre de l’Ehpad que par l’intermédiaire d’un écran en visio conférence.

Combien de temps survivrais-je à cette sentence sur les braises consenties du silence ?

Me faire piquer pour rentrer dans le rang et gagner ma liberté ?

Quel délit avais-je commis pour être ainsi puni ?

Privé de liberté. Etre dangereux pour mes proches ? Pestiféré ? Ecrit sur mon front ? L’air que j’expirais ? La caresse de mes mains croisées, hautement nocive ?

Finirais-je tout seul au fond d’un couloir ? Hôpital désert. Implorerais-je la mort de m’accueillir dans ses bras chaleureux ? Je l’aimais déjà cette belle dame comme une porte de secours, comme la sortie d’un cercle infernal construit un été devant l’Opéra Graslin. Je voyais maintenant ses engins qui brisaient cette arène de béton. Je mesurais le coût de cette oeuvre d’art éphémère et de son utilité. Apprendre aux gens à tourner en rond ? Un réflexe presque acquis en ce début d’automne. Ou prendre conscience qu’on nous faisait tourner en rond ? Observer de l’autre côté du miroir ce que nous étions devenus. Ou, briser le miroir ? Regarder ailleurs ?

« Derrière la saleté… il nous faut regarder ce qu’il y a de beau, le ciel gris ou bleuté, les filles au bord de l’eau, l’ami qu’on sait fidèle, le soleil de demain, le vol d’une hirondelle, le bateau qui revient ». (2)

J’étais né en 1967. Le mouvement Hippie prenait racine. Un signe ?

J’avais perdu depuis mes vingt ans ma barbe et mes longs cheveux blonds. Les ciseaux tranchants de la société étaient passés par là. Il me restait encore quelques mots pour exister. Quelques mots et quelques dents.

Pour combien de temps ?

Temps ensoleillé. Je préférais les pluies des rivières libres et heureuses. Etre le cancre au fond de sa classe. Bonnet d’âne si charmant, vivant au rythme de sa propre vie.

« Il dit oui à ce qu’il aime » (3).

Je croyais en la fraternité du théâtre, à ce qu’on nous faisait croire au lycée, de cette grande famille, de ces si beaux textes qui embrasaient mon coeur, un « Opéra de quatre sous ».

Mais la porte était étroite dès lors que je voulus en faire mon métier, tombé sous le charme de ses rideaux rouges. Il n’y avait pas de place pour tout le monde. « D’où venez-vous ? On vous connaît ? ».

Je partageais mon ressenti lors d’une rencontre, un dimanche de septembre. Une fin de journée au fond d’un hangar. Ouvrir un horizon entre les fissures du béton. La directrice du Grand T et le directeur du Lieu Unique m’écoutaient attentivement. Ils décidaient de laisser la conclusion à mes paroles. J’en fus si touché, reconnu peut-être au milieu de cette assemblée. Etre invisible, je me sentais, soudain, exister. Tout était à faire. Retrouver un théâtre que j’avais vu naître en Grèce. La raison de son existence au coeur de la Cité. Lieux de débats, forum de paroles, place publique de révoltes, jardin d’éblouissements, de caresse, de tendresse, cour d’indignations, rue libre des rêves.

Mon corps était ma voix. Ma voix était mon coeur.

Ces pensées me traversaient comme des nuages blancs immortels : « C’est parce qu’on rêve d’un autre monde qu’un autre monde est possible ».

La vérité. La vérité… Quelle vérité ? Cette conformité entre ce que je disais, ce que je pensais, ce que j’étais.

Thierry Rousse

Nantes, mercredi 29 septembre 2021

« A la quête du bonheur »

  1. George Orwell, « La ferme des animaux »
  2. Jacques Brel, « Il nous faut regarder »

  3. Jacques Prévert, « Le cancre »

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