Les deux moutons d’Ouessant

Là, ils étaient là

Au pied du château d’Anne de Bretagne

Deux moutons d’Ouessant

Je les avais aperçus, un jour, par hasard

Deux moutons d’Ouessant.

Après les vaches écossaises et nantaises

depuis que j’avais dû quitter les bords de la Sèvre

et ma jolie maison et sa Mezzanine

c’était les moutons d’Ouessant qui m’attendaient

là,

juste de l’autre côté du chemin de fer et du miroir d’eau

en contrebas

dans les douves de ma chère Duchesse Anne.

Alors,

à l’heure de la pause

dès que je pouvais

je leur rendais visite

à ces deux moutons d’Ouessant.

Mais

aujourd’hui,

ils n’étaient pas là

mes deux moutons d’Ouessant.
Qu’étaient-ils devenus ?

Quel vent les avait emporté au loin ?

Avaient-ils retrouvé leur Bretagne natale

à la pointe de l’océan

contre les vagues déferlantes

les deux moutons d’Ouessant ?

Je me sentais triste

comme un vide

comme un vide

que j’emportais avec moi

dans les douves du Château.

Faire revenir les animaux en ville

là où ils vivaient autrefois

là c’était une bonne idée

je me disais

pour une fois

que l’homme faisait un pas de côté

acceptait de ne plus se sentir le seul maître du monde

l’unique conquérant.

Les animaux étaient bien là avant nous

N’est-ce pas eux, après tout, qui nous permettaient de vivre

qui nous offraient une place sur cette Terre?

Je poursuivais mon chemin

le long des remparts

songeant à mes deux moutons d’Ouessant

puis, fis demi-tour.

Là, de ce côté

je les aperçus

Ils étaient là

bien là

ils n’avaient pas disparu

mes deux moutons d’Ouessant

juste cachés dans leur cabane

sous le pont-levis

dans l’obscurité du jour

à l’abri des regards

ils venaient de sortir de leur repaire

pointant leur museau.

Je souriais

La joie de ces retrouvailles

me remplissait le coeur.

Deux moutons d’Ouessant.

Je décidais de les nommer.

Ainsi, je penserais davantage à eux.

Ainsi, ils ne seraient plus des êtres anonymes.

« La sagesse de l’herbe » d’Anne Le Maître m’avait gagné l’âme.

J’appelais le plus clair, Hector, et le plus foncé, Berlioz.

J’ignore pourquoi.

Ces deux prénoms m’étaient venus

instantanément

comme une évidence

Hector et Berlioz

Il y avait quelque chose d’élégant en eux

de puissant, de fier

de simple

et de symphonique à la fois

Hector et Berlioz

comme deux compagnons inséparables.

Hector me regardait

mâchant un brin d’herbe

Je le regardais

nous nous regardions

sans un mot

sans rien dire

juste un silence

juste un regard.

Que savait de moi Hector ?

Que savais-je d’Hector ?

Rien, sinon, que nous nous regardions en silence.
Que pensait-il de moi ?

Que pensais-je de lui ?

Quelles pensées nous traversaient ?

D’innombrables,

ou, peut-être, aucune

juste une présence.

Hector me quittait,

alla faire un tour dans son abri

avant de rejoindre son copain Berlioz.

Berlioz

lui

avait filé tout au bout de l’enclos

là où il restait

encore

un peu d’herbe de l’hiver.

Berlioz ne me regardait pas.
Berlioz mangeait

d’un appétit insatiable.

Comment pouvait-il ingurgiter autant d’herbes ?

Berlioz me donnait faim à cette heure.

Tout ce que j’appris aujourd’hui d’Hector et de Berlioz

était qu’Hector et Berlioz était sensibles aux voix stridentes.

Un éclat de rires au-dessus des douves

et, aussitôt, Hector et Berlioz détournaient la tête vers la même direction

un instant, suspendus.

Que se passait-il ?

Un ennemi à l’attaque du château ?
Hector et Berlioz en étaient les dignes gardiens.

Ma Duchesse pouvait dormir en paix.

Le silence se fit.
Hector et Berlioz retournaient à leur besogne bucolique.

Je les enviais.

Etre un mouton d’Ouessant

emmitouflé dans un gros pull-over en laine

un véritable écrin de douceurs.

Je les quittais

me promettant de les revoir

Hector et Berlioz

mes deux moutons d’Ouessant.

Thierry Rousse

Nantes, jeudi 29 décembre 2022

« Une vie parmi des milliards »

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