Samedi vingt avril deux mille vingt quatre
Départ de Nantes
Un train
Bondé
Un air de
Vacances
De ciel bleu
Direction
Le sud
La
Belle Vie
L’échappée belle
Souvenirs d’un autre Marcel
Marcel Pagnol
« Le château de ma mère »
Une voix féminine
Douce et sensuelle
Te souhaitait un agréable voyage
Dans ce train bondé
Elle nous rappelait
Toi et moi
Que nous étions
Tous responsables
Que nous devions
Étiqueter nos bagages
Ton sac à dos ne portait en effet pas de nom
Elle l’avait vu
Elle voyait tout
Ton sac à dos revendiquait sa liberté de voyageur insoumis
Un sac à dos objecteur de conscience
Qui contenait :
Essentiellement des livres
Toujours deux ou trois pour alterner les plaisirs
Des cahiers
Des stylos
Des mouchoirs
Un chargeur de téléphone
La précieuse sacoche avec toutes les cartes d’identité, d’assurance, de réduction nécessaires
Sans oublier
L’indispensable carte bleue
Et ton téléphone chinois
Ton téléphone chinois était devenu ton compagnon de route inséparable
Entre une paire de chaussettes
Et unetrousse de toilette
Avec un déodorant
Une brosse à dents
Deux gants
Un savon de Marseille
Un peigne pour tes derniers cheveux rebelles
Une crème de karité pour ton éternelle jeunesse
Et un dentifrice bio
Tout ça à l’intérieur
Tous responsables en train
Tu étais responsable de
Ta voisine
T’assurer qu’elle irait bien à destination
Savais-tu
Seulement au-moins où elle allait
Ta
Voisine
Et
Toi
Qui était responsable de
Toi
Marcel
Dans ce train bondé
Qui savait où
Tu
Allais
Qui s’en souciait à
Dire vrai
Depuis longtemps on ne se parlait plus dans les
Trains
Depuis la disparition des wagons à compartiments
Depuis
Nous avions les yeux rivés
Sur nos écrans
Ou plus rarement sur la page d’un livre
Interrogation
Qui regardait encore les paysages
Ces déserts entre deux villes
Qui laissait son regard
Suspendu
Se perdre
Dans le rituel des vaches sacrées
Tes copines les vaches
Broutant le temps
Entre le dehors
Et le dedans
Quelles histoires secrètes se racontaient dans ces trains bondés
Quelles sensations défilaient
Quels regards se croisaient
Se parlaient
Se souriaient
S’unissaient
S’embrassaient
Contrôle des billets
Contrôle des billets
Tu étais soudainement
Marcel
Extirpé de
Tes rêveries
Comme un petit poisson pris à l’hameçon d’une enjoleuse cajoleuse contrôleuse
Contrôle des billets
Contrôle des billets
Ton billet
Depuis longtemps
N’était plus qu’un petit ticket
Ou qu’un QR code sur l’écran de ton martphone
Tu lui tendais ton billet doux
Comme une déclaration
Avec ta carte de réduction
Elle te souriait par compassion
Tu étais en règle
L’exemple même du passager modèle
Discret
Qui lisait et écrivait
Sur son siège
Dans le train bondé
Tes yeux saluaient au passage
Tes copines d’Irlande
Ou d’Ecosse
Ou de Normandie
Tu finissais par ne plus savoir dans ce monde qui était qui
Dimanche vingt et un avril deux mille vingt quatre
Retour à Nantes
Train bondé
Retour de
Vacances
Des valises sur les sièges posées
Ligne blanche franchie
Nantes pour toi
Un ciel tout gris
Pour d’autres Paris
La course était loin d’être finie
Effervescence d’une ville qui faisait son marathon
Quelle était l’utilité d’un marathon
Courir pour quoi
Pour un point de côté
Pour la gloire à l’arrivée
Pour un sentiment d’exister
D’être différent
Au-dessus de la mêlée
Ou tout simplement comme les autres
Comme les autres
Courir
Courir pour rien
Pour le plaisir d’être arrivé ensemble
D’avoir joui
D’avoir souffert
Pour une médaille autour du cou
L’avoir fait jusqu’au bout
Le marathon des Grecs
Renouer avec la civilisation ancienne
Quand toi
Quand toi
Tu prenais du monde
Ta retraite
Sous ta couette
Tu
Prolongeais
Ta lecture de Kerouac
Dans le train de ta vie
Tu prenais tes cliques et tes claques
Reposais
Ton
Corps
Dans la lenteur d’un temps étiré
C’était l’heure de ta sieste sous ce vieil olivier
Tu lisais “L’océan est mon frère” (1) sur une plage de Saint-Nazaire
« Un homme doit-il être hors du temps et patient, ou doit-il être un pion du temps ?
Quel profit pourrait espérer un homme qui plante des racines profondes dans une société qui est à tous égards insensée et changeante ? (…) Changer de vie lui donnerait peut-être la bonne perspective ? »
Changer de vie
Pouvais-tu seulement changer de vie tout seul
Et
Étais-tu
Vraiment tout seul
Étais-tu vraiment tout seul
Dans ta tête
Dans tes mains
Dans ton cœur
Étais-tu
Étais-tu vraiment tout seul au monde
Coupé du monde
Ou relié au monde
A quel monde
A quels mondes
Au singulier
Au pluriel
Étais-tu
Connecté
A toutes les vaches sacrées du Népal
Au passé
Au présent
Aux fragments d’une fête
A l’avenir des Apaches
A tous les temps mélangés
Confondus et sages
Tu posais ta raison sur l’oreiller
Un instant soulagé
Par les petits riens du vide
Sans vouloir vraiment y rester
Les vides étaient inconfortables sans parachute
Tu n’étais pas à l’abri d’une mauvaise chute
Tu te rappelais qu’il y avait des jeux mongols
Dans la cour du château de ta Duchesse
Tu bravais les vents vifs des steppes
Sous les champs bleus d’un ciel livide
Tu tentais ta chance
Le tir à l’osselet
L’arc ou la lutte
Etaient les loisirs des chasseurs
Les guerres formaient donc l’homme
Séduisaient la femme
Muscles d’acier d’une puissance invicible
La yourte t’attendrait bien
Pour une nuit méritée
Tu finirais par la poésie
Un marathon de mots
Souvenirs des exilé.es
Qui avaient dû fuir leur terre
Madame
Vous êtes arrivée
Mes bras sont nés
Pour vous
Rien que pour vous
Je suis responsable
Descendez
Je vous attends
Madame
Sur le quai
Au bout
Tout au bout
Vit une fleur sacrée
Thierry Rousse
Nantes, lundi 22 avril 2024
(1) Jack Kerouac, « L'océan est mon frère »