L’oeil vitreux
A regarder son verre
L’oeil de son verre
Se vider
Doucement
L’homme semblait disposer de toute sa journée
Pour sa besogne
Doucement vider verre après verre
Le quota d’une journée
Pour se sentir un autre
Ou s’oublier
Noyé
Épuisé
Dans le rosé d’un bonheur passé
L’homme avait
La barbe hirsute
Les sillons du visage
D’un marin
Qui aurait affronté mille vents
Mille bourrasques
Un héros
A quoi songeait l’homme seul
Dans ce café des plantes
Bien placé
Pour observer les gens
Cette vie dont il ne faisait plus partie
Depuis bien longtemps
L’homme qui s’était arrêté de vivre
Pour regarder le monde de passage
L’homme réfugié dans sa barbe qui lui tenait chaud
Qui resterait là
Lui
A l’abri de l’eau
Pendant que les autres s’agitaient
Mangeaient
Se pressaient
Palabraient
L’homme discret
Qui resterait là
Pendant que les autres iraient prendre le train
L’homme qui ne voyageait plus
L’homme qui ne travaillait plus
L’homme qui n’était plus attendu
L’homme qui n’était attendu que par son verre
L’homme à la destination bien connue
L’homme qui s’enracinait au café des plantes
A quelle espèce
Quelle nomenclature
Quel matricule
Appartenait-il
L’homme rosé
La silhouette bien placée à l’entrée
L’habitué
Le pilier
Le personnage bien à sa place
L’homme qui faisait partie du décor
Au même rang que les chaises
Et les plantes
L’homme qui finissait par se confondre à son verre
L’homme qu’on ne voyait plus
L’homme qu’on remplissait de son rosé par habitude
Comme on remplissait de gazoil le réservoir d’un camion
L’homme arrêté à sa station service silencieux
L’homme pauvre créature
Dont une prostituée même ne voulait
Cet homme
Retranché dans la plus absolue solitude
Je songeais à l’enfant qu’il avait pu être
A ses vies
A toutes ses vies
L’homme du café des plantes
Oublié
Invisible
Thierry Rousse Nantes, 4 mars 2024 "Une vie parmi des milliards"