Il était vingt heures quarante, je rejoignais ma chère Mémé Zanine.
J’étais plutôt heureux de ma journée malgré un réveil tardif vers 8 heures du matin. Cette nuit avait encore été agitée d’effroyables actualités : un attentat à Vienne, quatre morts, un homme et une femme âgés, un jeune passant, une serveuse, et quinze personnes hospitalisées dont trois dans un état critique. L’attentat avait été revendiqué, de nouveau, un attentat islamiste. Le groupe annonçait fièrement son acte barbare et son auteur, un «soldat du califat ». Ces fanatiques avaient bel et bien décidé de nous faire la guerre. Qu’attendaient-ils ? Une riposte ? Une déclaration officielle de guerre ? Connaissaient-ils la beauté, la douceur de la vie ?
Je travaillais à ma table près de la fenêtre donnant sur le jardin partagé encore luxuriant. La forêt de bambous, l’olivier, le magnolia, le sapin me souriaient, les dernières petites fleurs aussi. Je commençais mon premier jardin miniature. Je pensais à une amie sexagénaire qui m’avait transmis sa passion, créer et offrir des jardins miniatures aux gens qu’on aime, C’était mieux que faire la guerre. Je relançais un futur employeur potentiel pour un poste d’animateur dans les écoles à partir de janvier. En décembre, le rôle du Père Noël m’attendait pour la troisième saison à La Baule. J’espérais qu’on ne confine pas le Père Noël, ses lutins et ses cerfs. Que resterait-il aux enfants ? Un masque à partir de six ans pour rêver à une vie sans masque ? Une infirmière témoignait sur BFMTV : Si, aujourd’hui, nous en sommes là, c’est le résultat de vingt années de politique d’austérité envers l’hôpital, suppression de cinq mille lits, devoir de rentabilisation … Le personnel soignant n’en pouvait plus. Comment tous ces décideurs politiques avaient pu rendre les conditions de travail inhumaines à des soignant-e-s se devant apporter humanité à des malades qui en avaient tant besoin pour guérir ? Je travaillais plusieurs heures sur un projet d’Amap artistique. Un temps d’espoir que tout redémarre. A seize heures, je m’offrais une pause « crêpes ». J’allais devenir le pro de la crêpe bretonne ! J’offrais une crêpe à ma propriétaire, nous échangions quelques mots sur l’avenir du monde et des crêpes. 36 330 nouveaux cas rapportés en 24 heures. La nouvelle vague déferlait. Je ne la voyais pas, réfugié, à l’abri pour un jour, au-moins. Demain, le monde m’attendait. Deux mains offertes à un mètre de distance, peut-être plus, j’appréhendais dès lors chaque sortie. Je songeais à devenir scaphandrier. J’optais pour la liberté au fond des océans, un voyage à vingt mille lieux sous les mers à la quête de Jules Verne. Les débats, à la surface, s’enflammaient. Pour ou contre la fermeture des commerces de proximité ? Pour ou contre l’interdiction de vente des produits non-essentiels dans les grandes surfaces ? Dès lors, ils ne seraient plus accessibles à la vente dans ces temples de la consommation par souci d’égalité avec les petits commerces fermés. J’avais repéré deux DVD lors de mon dernier passage à la Fnac, « Un homme pressé » et « Le goût des merveilles », il me faudrait attendre dès lors notre deuxième libération. Une chance, j’aimais revoir mes anciens DVD. Une autre chance, il me restait des livres que je n’avais pas lus ou que j’aimais relire comme « Jonathan Livingston le goéland ».
Lui, Livingston, avait choisi une autre destinée dans sa vie. Tous ses camarades n’avaient de cesse de « quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser » . Seul comptait le but de manger. Lui, Livingston voulait voler, explorer ses capacités, tout ce que la nature lui avait offert de potentialités, aller, jusqu’au bout de ses limites, peut-être. Ce n’était pas du goût de ses semblables, qui peu à peu, prenaient ses distances avec lui, lui reprochaient son attitude. Voler par-dessus tout. Oser prendre son envol. L’écran de mon ordinateur se brouillait. Cet ordinateur portatif acheté en Suisse à l’époque de ma convalescence d’une pneumonie n’était plus très jeune. Par grâce, l’écran de nouveau était net et je pouvais continuer à écrire. Continuer à poser des mots sur un monde qui se disloquait de toutes parts. Les mots pouvaient encore nous relier les uns aux autres. Parfois, nous élever, nous émerveiller, nous enlacer, nous faire sourire, parfois nous tuer. « Maman, cela m’est égal de n’avoir que la plume et les os. Ce que je veux, c’est savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire dans les airs, un point c’est tout. Et je ne désire pas autre chose ». « N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger ! », lui répondit son père. Le père de Livingston ramenait son fiston à la réalité pendant que lui, rêvait de liberté. « Savoir ce qu’il m’est possible et ce qu’il ne m’est pas possible de faire … ». Simon et Garfunkel chantaient sur Fip l’une de leurs si tendres chansons que j’aimais tant : « Homeward Bound », rentrer chez moi… « Je voudrais bien rentrer chez moi, chez moi vers où s’échappent mes pensées, chez moi où ma musique joue, chez moi où mon amour s’est allongée et attend en silence mon retour »**
Entre apprendre à voler et rentrer chez moi, mon coeur balançait, écartelé entre sa soif de liberté et son besoin de sécurité … Je relisais « Livingston » en période de confinement. Il y avait bien ces autres titres de Richard Bach qui m’attiraient, « Un pont sur l’infini », « Un cadeau du ciel », « Vole avec moi », mais, là, les librairies étaient fermées, et je ne pouvais plus acheter de livres, il me faudrait attendre, apprendre la frustration d’un désir inassouvi …
Thierry Rousse,
Nantes
Mardi 3 novembre 2020
-
* « Jonathan Livingston le goéland » de Richard Bach, Editions J’ai lu
-
** « Homeward Bound » Simon and Garfunkel