Lundi 4 mai 2020, Nantes, J-7.
Le journaliste de BFMTV était détendu ce soir, il plaisantait avec sa charmante collègue qui annonçait la météo. « Il a fait chaud dans le sud aujourd’hui » lui faisait-il remarquer en souriant. A quoi pensait-il en disant cette phrase ? A ce que tout le monde pensait ? Sortir, inviter ses copains-copines, se baigner, prendre un apéritif en terrasse, danser, s’enlacer ? S’embrasser, enfin ! La Libération dans sept jours prenait cet air de fête. Le Grand Chef avait pris le micro cet après-midi. Tout se ferait dans le calme, de manière organisée. « La vie avec le virus » nous accueillait. Cette nouvelle vie avec le virus était un bon remède à la solitude. Vivre avec le virus, apprendre à le connaître, lui parler. « Comment vas-tu, mon virus ? Tu es gentil, promis ? De quoi as-tu envie aujourd’hui ? Que je t’emmène à l’école ? A la boulangerie ? Au restaurant ? Dans un jardin ? Au théâtre ? Non, le théâtre est fermé. C’est bon, pleure pas ! Je vais t’acheter une voiture toute neuve ! ». Il faudrait faire preuve d’imagination pour satisfaire les caprices du virus. « Quel masque veux-tu ? Le blanc ? Le noir ? L’arlequin ? L’arc-en-ciel ? Celui avec des têtes de morts ? ». Je prenais de l’avance. Je m’habituais à ce colocataire qui s’invitait chez moi. « Bien, mon pote le Virus, maintenant que je dois vivre avec toi, ce serait bien que tu participes aux frais : le loyer, la nourriture, l’eau, le gaz… ». Aujourd’hui, j’étais parti chercher pour lui ma nouvelle bouteille de gaz, tout au bout de la large route de Clisson, à la Station Service de l’Hypermarché Auchan. Hélas, il n’y avait que là que je pouvais en trouver une, bouteille de gaz. J’avais dû prendre le bus. Il y a bien longtemps, presque deux mois que je n’avais pas pris le bus. Je redécouvrais ce monde étrange et fabuleux. Nous étions peu nombreux dans le long Busway fabriqué en Suisse. Quatre passagers éloignés les uns des autres et s’observant. Un monde bien sage, taciturne, attentif au moindre rapprochement intempestif. Le conducteur était isolé dans sa cabine et ne craignait rien, hormis son volant. De l’Arrêt à la Station Essence, il me restait un bon mille, tirant mon chariot avec ma bouteille de gaz vide. « Posez-le devant ! » me dit la caissière dans sa cage de verre. « Reculez ! ». Je restais à trois mètres de ma bouteille posée devant la réserve grillagée des bouteilles. La caissière masquée sortit, prit ma bouteille, la fit disparaître et ressortit, victorieuse, avec une nouvelle bouteille qu’elle posait à la place de l’ancienne bouteille. En un éclair, elle regagnait sa cage de verre, dans une solitude infinie. « Uniquement par carte bleue !». Docilement, je me soumettais à ses ordres. Je m’en allais tirant mon chariot avec ma nouvelle bouteille de gaz, fier, un peu plus lourde, certes, ma bouteille. Les mesures de distanciation avaient été respectées et le contact avait été plutôt politiquement correct. Les voitures s’accumulaient sur le parking de l’Hypermarché Auchan. Un Auchan qui n’avait aucunement l’air d’un champ que son nom illusoire. Le bus tardait à venir. Je décidais de marcher le long de cette large route de Clisson, bruyante, laide qui sentait le retour d’une civilisation inconsciente. La chaleur était lourde comme ma bouteille, prête à exploser. Enfin, je retrouvais ma maison et un jardin luxuriant. Un cœur rouge s’affichait sur l’écran de mon Smartphone : « Alerte Santé. 10 000 pas. Vous avez atteint votre objectif du jour ». Il était 14 heures 02, j’étais arrivé chez moi, la bouteille de gaz n’avait pas explosé, et j’avais atteint mon objectif du jour. Je me sentais heureux, comblé de cette bonne nouvelle. Ainsi, la vie se résumait à cet objectif quotidien : 10 000 pas. Il était 14 heures 02. Que pouvais-je faire à présent de ma journée si j’avais déjà atteint mon objectif du jour ? Tout ne pourrait être que banalités, vanités. Je n’avais plus d’objectif, puisque je l’avais atteint, puisqu’une personne que je ne connaissais pas m’avait écrit à 14 heures 02 : « Votre objectif du jour est atteint ». Je grimpais dans ma niche, et, banalement, je postulais pour un emploi : « Aide à domicile ». Le site s’appelait « Cœur » et ce nom me plaisait, « cœur ». Un coup de cœur, peut-être, vain ? Chercher un emploi était un emploi à plein temps. Il ne me restait guère plus de temps pour trouver un emploi. Mon esprit était parfois distrait. Je pensais à Océane que j’avais rencontrée à distance, car toute rencontre, à présent, se faisait à distance. Océane vivait à Hawaï et diffusait de merveilleuses vidéos sur Facebook. Son sourire, son regard, l’océan, le ciel, tout resplendissait et vibrait en elle. Océane promulguait des soins à distances. Pouvoir être si éloignés et si proches, l’un de l’autre, me fascinait. Comment pouvait-on soigner à distance ? Océane me répondait par de jolis cœurs et j’y croyais. Nos pensées, dans le ciel, vibraient à l’unisson. Océane nous rassemblait à des milliers et des milliers de pas à vol d’oiseaux. Quelle idée géniale ! Nous formions une communauté, la communauté d’Hawaï. Hawaï… Où pouvait bien se trouver Hawaï ? De vague mémoire de leçons de géographie, Hawaï était une île au milieu de l’océan Pacifique entre l’Amérique et le Continent asiatique. Je comblais mes lacunes grâce à ma copine Google : « Hawaï est un archipel volcanique isolé dans le Pacifique central. Ses îles sont réputées pour leurs paysages accidentés composés de falaises, de chutes d’eau, de forêt tropicale et de plages dont le sable arbore des teintes dorées, rouges, noires, voire vertes ». Isolés, nous étions, chaque être, isolé, et grâce aux vibrations, nous étions ensemble. « Où sont les masques, Adjudant ? – Dans les Hypermarchés, Grand Chef ! – Vous auriez dû me le dire le premier jour, Adjudant ! ». Les Hypermarchés avait attendu le jour de La Libération pour vendre les masques dont tout le monde avait besoin pour survivre en temps guerre. Les Hypermarchés aimaient bien jouer des farces au petit peuple. La reprise de la vie économique était rapide et le Chef de l’Intérieur jubilait. Devant cette farce tragique, j’avais besoin des yeux souriant d’Océane pour imaginer un autre monde, plus beau, sans doute. Ses messages vibraient dans le volcan de mon cœur comme les vagues d’un soupir aimant : « Vibrer ton intensité est le plus beau cadeau que tu peux offrir à toi et au monde. With love, Océane ».
A ses paroles, rien, je n’avais envie d’ajouter rien, rien qu’un silence profond, vibrant de toutes les âmes du ciel.
Objectif (Le Petit Larousse de Poche) : 1- But à atteindre. 2- PHOT Système optique permettant de former l’image sur un support sensible.
Objectif (Le Petit Rousse de Poche) : Invisible Amour qui nous relie.
Idir venait de nous quitter et ses chansons vibraient dans le premier soupir de ma nouvelle vie.
« A new life with Love »
Thierry Rousse, Nantes, lundi 4 mai 2020.
26ème récit, J- 7 de ConfiNez